Depuis le 22 février 2019, la marche du vendredi démontre que le départ du pouvoir et le changement radical sont une revendication de toutes les catégories de la société.
Chaque vendredi, des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions défilent pour le démantèlement du système en place depuis 1962 et l’édification d’une république soucieuse du respect des droits individuels et collectifs et de la répartition équitable des richesses. Noyés dans la masse des marcheurs, les handicapés réclament leur part de bonheur en prenant part au gigantesque mouvement populaire qui ne cesse d’étonner par son degré de lucidité et son pacifisme.
Diminués mais conscients
À Oran, des non-voyants, des paraplégiques, des tétraplégiques, des sourds-muets… prennent régulièrement part aux manifestations de protestation. Comme leurs concitoyens valides, ils brandissent l’emblème national et — lorsque cela est possible — donnent de la voix pour exiger le départ du pouvoir.
À l’occasion de plusieurs rassemblements devant le siège de la wilaya, nous avons vu un handicapé moteur éructer des injures contre “les serrakine et autres harka, ouled França” qui ont pillé les richesses du pays et piétiné les droits des handicapés. “Leurs enfants sont à l’étranger, ne manquent de rien, et nous autres attendons, chaque mois, la pension dont ils ont fixé eux-mêmes le misérable montant. Honte à eux !”, a pesté le jeune paraplégique, très remonté contre “tous ces voleurs”.
Un deuxième handicapé moteur, tétraplégique celui-là et visiblement incapable de parler, est promené par un proche sur sa chaise roulante.
Sur les genoux, une pancarte résumant tout le bien qu’il pense des partis politiques : “Dix-huit ans de souffrances à cause de ces partis qui n’ont pas été à côté du peuple (…) C’est le moment de leur dire : on ne veut plus de vous, à jamais”, est-il écrit dans le message, qui cite naturellement le FLN et le RND.
Apte à marcher mais incapable de prononcer des phrases intelligibles, un troisième handicapé, qui exécute chaque vendredi l’intégralité de la marche, pousse des cris en balayant l’air de la main droite : “C’est sa manière de dire ‘dégage’”, explique un de ses accompagnateurs. Pendant toute la marche, le jeune homme hurle sa haine de la “houkouma” devant les smartphones brandis par des manifestants parfois amusés, parfois admiratifs : “Le handicap n’empêche pas l’intelligence et la réflexion. Même s’il ne peut pas articuler, son message est compréhensible : il vous dit de dégager”, lancera une femme en le filmant en direct sur les réseaux sociaux.
“Que faire avec 3 000 DA ?”
Depuis février, des sourds-muets ont également tenu à “s’acquitter” de leur part de l’effort national visant à changer de régime en marchant pour une nouvelle république.
Ne pouvant communiquer par la parole, ils ont exhibé une pancarte à travers laquelle ils interrogent : “Que puis-je faire avec 3 000 DA ? Acheter une maison ? Me marier ? Je ne suis pas un imbécile, ya el-îssaba. Vous partirez tous !”, ont-ils écrit sous un “1, 2, 3 Viva l’Algérie”, qui témoigne de leur attachement au pays. Comme les handicapés moteurs et les sourds-muets, des non-voyants ont également battu le pavé à Oran pour dénoncer le sort qui leur est réservé depuis des dizaines d’années. “Nous n’avons que des promesses. Depuis des années, nous réclamons des mesures pour une amélioration de notre condition de vie (augmentation du montant de la pension, postes d’emploi…) mais rien ne vient.
Il est temps que les choses changent”, a expliqué un non-voyant à l’occasion d’une marche.
De nombreux handicapés ont réussi à marquer de leur empreinte le hirak à Oran : que ce soit lors du Forum du 1er novembre, où un infirme n’a pas hésité à s’exprimer au micro malgré ses difficultés d’élocution, ou lors des marches pendant lesquelles ils transcendent leur handicap pour se mettre au diapason de la révolution. Le hirak est, en effet, l’affaire de tous les Algériens, quelle que soit leur catégorie sociale.
S. Ould Ali