Dans le monde complexe de la chimie des matériaux, peu de noms résonnent aussi fort que celui d’Andreï Yaroslavtsev, scientifique-chimiste de renom et académicien de l’Académie des Sciences de Russie. Né le 19 mars 1956, il est mondialement connu pour son expertise en chimie physique de l’état solide, notamment dans le domaine des membranes échangeuses d’ions et des technologies énergétiques. Il est l’auteur de plus de 700 œuvres imprimées, dont 13 monographies, témoignant de ses contributions révolutionnaires à la science des matériaux. À travers cette interview exclusive, Andreï Yaroslavtsev nous ouvre les portes de ses recherches, partageant sa vision pour l’avenir de la science des matériaux et son impact sur les industries de demain.
Votre carrière a été marquée par des contributions significatives à la science des matériaux. Quelles sont les réalisations que vous considérez comme les plus importantes de votre parcours ?
En tant que scientifique passionné, la réalisation la plus importante est toujours celle sur laquelle je travaille actuellement, celle qui occupe toutes mes pensées. Cependant, je préfère souligner l’orientation principale qui a guidé ma carrière scientifique et dans laquelle j’ai obtenu des résultats significatifs.
Tout a commencé lorsque j’étais encore étudiant à la Faculté de chimie de l’Université d’État Lomonossov de Moscou (MGU). J’ai été initié à une méthode de recherche alors relativement nouvelle : la résonance magnétique nucléaire des solides. À l’époque, cette méthode était très différente de ce qu’elle est devenue plus tard, notamment avant l’apparition de la technique de rotation à l’angle magique.
Elle servait principalement à déterminer la position relative des atomes dans des structures contenant des noyaux magnétiques, ainsi que la mobilité des molécules ou des ions. Mais comme tout scientifique, je voulais faire quelque chose de concret, d’utile pour l’humanité. J’ai donc décidé de me concentrer sur la conductivité ionique et, logiquement, sur les matériaux pour l’énergie hydrogène, ce qui a ensuite évolué vers les énergies alternatives en général.
🟢 À LIRE AUSSI : Mohamed Laagab inaugure une station de diffusion par satellite (TDA)
Au début de ce parcours, les scientifiques pensaient que l’étude du transfert de protons, similaires aux électrons en tant que particules élémentaires, permettrait de créer une nouvelle classe de matériaux avec une conductivité protonique presque aussi élevée que la conductivité électronique.
Cependant, cela s’est avéré impossible, car les matériaux sont constitués d’atomes avec un noyau chargé positivement entouré d’un nuage d’électrons. Contrairement aux électrons, qui trouvent des chemins de transfert favorables, les protons cherchent à regagner l’électron perdu, ce qui les conduit à des mécanismes de transfert différents.
Un des résultats majeurs de ces recherches a été la théorie du transfert de protons dans des matériaux conducteurs à des températures relativement basses, ce qui a permis de développer de nouveaux matériaux à conductivité protonique élevée. Par la suite, mes collègues et moi-même avons élaboré toute une série de matériaux destinés à de nouvelles applications énergétiques.
Quels sont les domaines de la science des matériaux que vous considérez comme les plus pertinents pour le développement de l’ingénierie énergétique moderne ?
Au début de chacun des trois derniers siècles, l’humanité a découvert une nouvelle source d’énergie principale : le bois de chauffage a été remplacé par le charbon, puis le pétrole a pris le relais. Ces transitions étaient motivées par des raisons économiques, chaque nouvelle source énergétique offrant des perspectives plus compactes et efficaces.
Aujourd’hui, l’écologie est au cœur des préoccupations, avec la théorie du réchauffement climatique comme l’une de ses manifestations les plus marquantes. Il est indéniable que l’énergie moderne, basée sur les combustibles fossiles, a un impact négatif sur l’environnement. Ainsi, la communauté internationale cherche activement des alternatives.
La plupart des experts estiment que le pétrole et le gaz seront remplacés par des sources d’énergie renouvelables, telles que l’énergie solaire, éolienne ou hydraulique. L’énergie solaire est actuellement en tête de cette course. Cependant, à l’échelle mondiale, un approvisionnement constant en énergie renouvelable est difficile en raison des variations naturelles. Par conséquent, ces sources doivent être couplées à des dispositifs de stockage d’énergie.
Pour compenser les fluctuations quotidiennes, les batteries métal-ion, grâce à leur efficacité et leur sécurité, sont devenues essentielles. Introduites seulement en 1970, les batteries lithium-ion ont rapidement gagné en popularité. Cependant, leur forte autodécharge limite leur utilisation pour compenser les fluctuations saisonnières.
C’est là que le cycle de l’hydrogène intervient, jouant un rôle clé. L’hydrogène peut être produit et converti en énergie de manière très efficace via des piles à combustible. De plus, il peut assurer un approvisionnement énergétique autonome, notamment dans des régions éloignées du réseau centralisé, où vit encore une partie importante de la population mondiale.
Enfin, les véhicules sont de plus en plus convertis à ces nouvelles sources d’énergie. C’est pourquoi le développement de matériaux pour l’énergie hydrogène et les batteries métal-ion est tout aussi crucial que celui des matériaux pour l’énergie solaire.
La mise au point de matériaux de cathode et d’anode pour les batteries lithium-ion est essentielle pour l’innovation énergétique. Pouvez-vous nous parler des défis et des opportunités que vous avez rencontrés dans le cadre de cette recherche ?
Comme je l’ai mentionné, les batteries lithium-ion joueront un rôle majeur dans le secteur de l’énergie dans les années à venir, et elles sont déjà omniprésentes dans notre quotidien. Ces batteries alimentent depuis longtemps tous les appareils électroniques portables, les outils sans fil, et sont de plus en plus utilisées dans les véhicules.
Les matériaux de cathode et d’anode sont cruciaux pour déterminer la capacité de stockage, la différence de potentiel, et la durée de vie des batteries lithium-ion. Chaque utilisateur souhaite que son smartphone soit fin, léger et ait une autonomie prolongée. Ces caractéristiques dépendent directement des matériaux utilisés pour les électrodes.
Par exemple, la capacité théorique du silicium, un matériau typique pour l’anode, est largement supérieure à celle des matériaux d’électrode positive. Par conséquent, ces derniers jouent un rôle essentiel dans la réduction du poids et des dimensions des batteries.
Les matériaux d’électrode positive les plus prometteurs incluent les oxydes complexes de nickel-manganèse-cobalt-lithium. Les matériaux riches en nickel offrent une capacité accrue et une meilleure fiabilité, tandis que les matériaux à base de phosphate de fer lithié sont réputés pour leur sécurité et leur stabilité, malgré une densité énergétique plus faible. C’est pour cette raison que les cathodes à base de phosphate de fer lithié ont gagné en popularité ces dernières années.
🟢 À LIRE AUSSI : Une nouvelle fierté pour l’Algérie : Nos prodiges montent sur le podium mondial de la robotique
Cependant, les attentes des consommateurs modernes vont bien au-delà. Ils souhaitent des outils sans fil et des véhicules équipés de batteries lithium-ion offrant une puissance encore plus élevée et un temps de recharge plus court. Pour répondre à ces exigences, le phosphate de fer lithié doit être produit sous forme de nanoparticules, recouvertes d’une fine couche de carbone.
De plus, les meilleurs résultats de nos recherches ont été obtenus en remplaçant une petite partie des ions de fer par des ions d’autres éléments divalents, ce qui modifie la charge dans une autre zone de potentiel. Ce changement influence positivement le mécanisme de charge et de décharge.
Des solutions similaires sont également nécessaires pour les matériaux d’anode. Par exemple, les anodes en silicium se dégradent rapidement, car leur volume quadruple lors de l’intercalation du lithium, entraînant une baisse significative de la capacité sur plusieurs cycles. Face à ce problème, il est impératif de passer aux nanomatériaux et aux composites à base de carbone. L’utilisation du titanate de lithium permet de garantir une grande stabilité, mais au prix d’une capacité énergétique réduite.
Quels sont, selon vous, les orientations de recherche les plus prometteurs dans le domaine des matériaux pour le stockage de l’énergie ?
À l’aube de la création des batteries lithium-ion, les fabricants ont opté pour des anodes plus complexes que celles en lithium pur et ont remplacé les électrolytes solides par des électrolytes liquides, offrant une conductivité bien supérieure. Cependant, aujourd’hui, plusieurs décennies plus tard, les chercheurs voient un grand potentiel dans le retour aux anodes en lithium pour augmenter la capacité énergétique des batteries.
L’un des défis majeurs associés à l’utilisation d’électrolytes liquides dans ces batteries est la formation de dendrites de lithium, qui peuvent non seulement provoquer la défaillance de la batterie, mais aussi entraîner des courts-circuits internes, entraînant l’évaporation et la combustion des solvants organiques utilisés dans les électrolytes.
Pour contrer ce problème, le remplacement des électrolytes liquides par des électrolytes solides devient une priorité. Parmi ces derniers, les électrolytes inorganiques, polymères et composites méritent une attention particulière. Le développement de batteries au lithium entièrement solides basées sur ces électrolytes pourrait devenir une tendance majeure dans le domaine du stockage de l’énergie.
Un autre défi crucial est la faible abondance des ressources en lithium dans la croûte terrestre, un problème accentué par le nombre limité de gisements exploitables de manière efficace. Bien qu’il soit techniquement possible d’extraire du lithium de l’eau de mer, ce processus reste actuellement trop complexe et coûteux. En conséquence, une autre tendance prometteuse dans la recherche sera le développement de batteries sodium-ion, ainsi que la mise au point de matériaux d’électrodes efficaces pour ces dernières.
Comment voyez-vous l’évolution de la catalyse membranaire pour la production et la purification de l’hydrogène dans les années à venir, et quel sera son impact potentiel sur l’industrie de l’énergie ?
Le manque d’hydrogène pur est un obstacle majeur pour l’industrie de l’énergie de l’hydrogène. L’électrolyse de l’eau à l’aide de sources d’énergie renouvelables est considérée comme la méthode de production d’hydrogène la plus prometteuse, mais son coût actuel reste prohibitif.
Aujourd’hui, la majeure partie de l’hydrogène est produite par vaporéformage du gaz naturel, une méthode qui présente des inconvénients notables, notamment la production de dioxyde de carbone (CO2) et de monoxyde de carbone (CO), ce dernier étant particulièrement problématique. Le CO, en plus d’être toxique, est un poison catalytique qui endommage de manière irréversible les catalyseurs des piles à combustible à basse température, rendant ces piles inefficaces même avec des traces de CO.
Pour surmonter ces défis, la catalyse membranaire offre une solution innovante. La production d’hydrogène dans un réacteur à membrane permet de combiner sa synthèse et sa purification profonde en une seule étape.
En éliminant l’un des produits de la réaction, il est possible d’augmenter le rendement au-delà des limites thermodynamiques traditionnelles, à condition d’utiliser une membrane sélective qui ne laisse passer que l’hydrogène. Parmi les métaux, le palladium se distingue par sa capacité unique à remplir ce rôle tout en offrant une stabilité élevée contre la corrosion, ce qui le rend particulièrement adapté pour les applications dans l’énergie hydrogène.
🟢 À LIRE AUSSI : L’Algérie se distingue au concours international de robotique !
Cependant, le palladium présente aussi des inconvénients : il subit des changements de volume lorsqu’il absorbe de l’hydrogène, ce qui peut entraîner une transition de phase destructrice pour la membrane. Cette instabilité peut être partiellement résolue par l’alliage du palladium avec des métaux tels que le cuivre ou l’argent.
Pour assurer des performances élevées du réacteur, des couches minces d’alliages sont nécessaires, mais elles manquent de stabilité mécanique. La création de membranes composites contenant du palladium pourrait être une solution à ce problème.
La conversion directe du méthane dans un réacteur à membrane est actuellement limitée par les hautes températures nécessaires, rendant l’utilisation de membranes à base d’alliages de palladium impraticable.
Une alternative prometteuse réside dans la conversion des alcools, qui s’effectue à des températures plus basses, permettant une plus grande sélectivité et une émission de carbone nulle. Cette méthode utilise des alcools dérivés de la biomasse ou du bois, rendant le processus de production d’hydrogène plus durable.
Enfin, le transport de l’hydrogène reste un défi, notamment en raison des coûts élevés associés à sa compression ou liquéfaction, ainsi que la faible teneur en hydrogène dans les réservoirs transportés. L’une des solutions les plus prometteuses pour le transport de l’hydrogène est l’utilisation de vecteurs liquides, comme les alcools, qui restent liquides dans des conditions normales, facilitant ainsi le stockage et le transport.
Quelles sont les principales réalisations de votre laboratoire dans le développement de membranes échangeuses d’ions pour l’industrie de l’énergie hydrogène, et comment envisagez-vous l’évolution de ce domaine ?
Les membranes échangeuses d’ions constituent le « cœur » des piles à combustible et des électrolyseurs, essentiels pour la production d’énergie hydrogène. Pour assurer leur bon fonctionnement, ces membranes doivent posséder une conductivité ionique élevée et une excellente sélectivité, tout en résistant aux conditions agressives créées lors de l’opération de ces dispositifs.
Actuellement, les membranes perfluorées, telles que le Nafion et ses analogues à chaîne latérale courte comme l’Aquivion, sont parmi les plus prisées. Leur efficacité est indéniable, mais elles présentent aussi des inconvénients, tels qu’un coût élevé, une réduction significative de la conductivité en cas de faible humidité, une plage de températures de fonctionnement limitée, et une susceptibilité à la dégradation sous l’effet des radicaux formés durant le fonctionnement.
Pour surmonter ces limitations, notre laboratoire a développé des membranes hybrides en dopant des membranes perfluorées avec des nanoparticules d’oxydes inorganiques ou des matériaux de haut poids moléculaire. Ces membranes hybrides affichent une conductivité élevée, même dans des conditions de faible humidité, tout en réduisant la perméabilité aux gaz. Par ailleurs, ces matériaux hybrides ont montré une meilleure résistance à la dégradation, ce qui prolonge leur durée de vie.
En parallèle, nous avons également travaillé sur la synthèse de nouveaux matériaux membranaires non perfluorés, présentant des propriétés similaires à celles des membranes Nafion, voire supérieures en termes de conductivité ionique et de faible perméabilité aux gaz. Ces membranes non perfluorées offrent un potentiel considérable, notamment en réduisant les coûts de production tout en maintenant une performance élevée.
La recherche dans ce domaine devient de plus en plus populaire, et nous envisageons une évolution rapide vers des membranes plus efficaces, durables, et accessibles, contribuant ainsi à la réduction des coûts et à l’amélioration de la durabilité des technologies de l’énergie hydrogène. L’avenir de cette technologie semble prometteur, avec des avancées significatives qui pourraient transformer l’industrie de l’énergie dans les années à venir.
Quelles sont les perspectives des technologies membranaires pour l’amélioration des processus industriels et la protection de l’environnement, particulièrement dans le traitement de l’eau ?
Les technologies membranaires jouent un rôle crucial dans le traitement de l’eau, domaine où elles sont largement utilisées pour répondre aux défis de la purification et de la gestion des ressources en eau. Actuellement, une grande partie de l’eau sur Terre est soit salée, soit polluée, avec seulement environ 2 % d’eau douce disponible pour l’usage direct. De nombreuses régions souffrent d’un manque d’eau potable, les obligeant à recourir au traitement de l’eau salée ou polluée pour répondre à leurs besoins.
En parallèle, la pollution des eaux usées industrielles et domestiques constitue un problème environnemental majeur. Avec l’épuisement des ressources naturelles, la concentration de certains composants dans les eaux usées atteint des niveaux qui rendent leur récupération économiquement viable.
Cependant, cela nécessite des membranes capables de réaliser une séparation sélective non seulement des ions chargés positivement et négativement, mais également des ions de même signe mais de charges différentes, voire de natures différentes.
Cette tâche est à la fois urgente et complexe pour la science des membranes. Pourtant, des solutions prometteuses émergent. Par exemple, des approches pour séparer les ions sodium et magnésium ou les ions lithium et cobalt sont en cours de développement.
Récemment, notre équipe a réussi à concevoir des membranes capables de séparer sélectivement non seulement les ions nitrate et sulfate, qui ont des charges différentes, mais aussi les ions nitrate et chlorure, malgré leur charge similaire. Ces avancées ouvrent de nouvelles perspectives pour l’application des technologies membranaires dans l’amélioration des processus industriels et la protection de l’environnement.