Le journaliste-essayiste français, Jean-François Kahn, revient, dans cet entretien, sur l’année 1962, qui coïncidait avec ses débuts dans le journalisme, alors qu’il se trouvait en Algérie. Il aborde également les relations algéro-françaises et le Printemps arabe.
Liberté : Votre carrière de journaliste a commencé ici. Qu’évoque pour vous l’Algérie ?
Jean-François Kahn: Pour moi, l’Algérie c’est quelque chose d’absolument essentiel, parce que c’est à la fois ma jeunesse et mon ouverture à l’action politique. À l’actualité. C’est-à-dire, quand j’avais 16 ans, c’est à travers les événements de l’Algérie que j’ai pris une conscience de citoyen actif. Et quand j’avais 17 ans, en 1956, j’ai commencé à m’intéresser à l’action publique. En France, il y avait des élections, un front républicain dont le chef emblématique était Mendès France et qui s’est présenté pour la rénovation de l’action politique et en même temps pour sortir des guerres coloniales qui plombaient le pays. J’étais parmi ces jeunes qui militaient, qui allaient aux réunions publiques et ce front républicain avait gagné les élections. Je me souviens que j’avais passé la nuit à écouter les résultats.
J’étais jeune et c’est la première fois que je m’intéressais comme ça à une élection. Finalement, j’ai été étonné que ce ne fût pas Mendès France qui était appelé mais Guy Mollet, mais enfin bon… c’étaient des socialistes. Ils ont fait alors la politique inverse. Ils ont appelé le contingent pour aggraver la guerre, ils ont donné le pouvoir à l’armée, ils ont couvert la torture, ils ont fait une expédition à Suez, et ça m’a beaucoup frappé. Le premier contact que j’ai eu avec la politique, c’était la grande trahison. Ce que je suis en train de vivre en France, c’est la même chose.
Un gouvernement socialiste qui arrive au pouvoir sur un programme, un discours, sauf que la grande différence, c’est que, cette fois, je n’y croyais pas. J’ai eu une expérience et je sais que ces gens trahissent tout le temps. Je savais qu’ils trahiraient mais je n’imaginais pas qu’ils trahiraient à ce point. J’ai quand même été un peu dépassé dans mes prévisions.
Donc, on revit ça, pas aussi tragique que ce que fut la guerre d’Algérie, mais on revit avec un gouvernement qui fait le contraire de ce pour quoi il avait été élu, et avec ses conséquences. On oublie une chose, c’est que cette trahison de 1956 a débouché sur 1958, et cette année-là, l’extrême droite aurait pris le pouvoir s’il n’y avait pas De Gaulle. Et, aujourd’hui, on peut très bien avoir demain l’extrême droite parce qu’il n’y a pas De Gaulle.
De la même façon, la gauche a mis 24 ans pour se refaire une santé, parce qu’il y avait Mitterrand. Et aujourd’hui, il n’y a pas Mitterrand. Vous voyez que c’est quelque chose qui contribue à ma réflexion. Pour le reste, non seulement ça a été mon ouverture à la vie politique, surtout que j’ai milité contre la guerre d’Algérie, pour les négociations, et en 1961 j’ai été envoyé ici.
J’ai couvert la fin de la guerre d’Algérie, le putsch des généraux, la période de l’OAS à Alger, Oran, et ensuite je suis revenu le jour de l’Indépendance. J’ai aussi couvert la guerre civile entre les Algériens, ce qui est terrible à vivre. Quand vous voyez un peuple qui accède à l’indépendance, alors que vous avez soutenu cette volonté d’indépendance, et, tout à coup, un an après, vous les voyez s’entretuer, c’est aussi tragique.
Selon vous, était-ce prévisible ou non ?
À ce point, je ne l’avais pas prévu. Je l’avais prévu au moment de l’Indépendance. Tout de suite avant ces journées, j’avais été à Ghardimaou, une ville de la frontière entre l’Algérie et la Tunisie, où j’avais rencontré l’état-major de l’armée des frontières de Boumediene.
Là, les propos que m’avait tenus un colonel de l’état-major, montraient bien qu’ils étaient prêts à en découdre. J’ai bien senti qu’on allait vers un affrontement. D’autant plus que j’avais vécu une des grandes batailles dans une ville qui s’appelait Aumale (l’actuelle Sour El-Ghozlane, ndlr). Je me suis retrouvé entre les deux armées. D’un côté, l’armée qui attaquait, celle du colonel Chaâbani, et de l’autre, celle du colonel Oulhadj.
En plus, quand j’étais à Alger en 1962, je me souviens, j’ai entendu une explosion. J’ai couru, j’étais encore tout jeune, vierge (rires), c’était une voiture qui avait explosé sur les Docks d’Alger et ça avait fait 60 à 70 morts. Je suis arrivé parmi les premiers. Il y avait des corps déchiquetés, etc. c’était mon premier choc avec la mort d’une certaine manière.
Comme j’étais le premier Européen à venir, les Algériens, qui étaient sur place, ont sauté sur moi et j’ai failli être lynché. Il y avait des gens du FLN qui m’ont pris à Belcourt. C’était tellement dur que je n’arrivais pas à écrire mon article. Aussi, il y a un autre exemple, je me souviens un jour où je remontais la rue d’Isly, j’ai vu un commando (de l’OAS, ndlr) qui a tué huit personnes devant moi. C’était comme ça que j’étais complètement insensible à la mort.
Un jour j’étais avec un journaliste anglais, on était sur la rue Didouche-Mourad, Michelet à l’époque, il y a eu un Algérien tué devant nous. On l’a enjambé et on a continué à discuter. Si c’était un Français, ça aurait été pareil. Ça veut dire qu’on était tellement habitué à côtoyer le crime, la mort et l’horreur, qu’on en était arrivé là. Au-delà même de l’Algérie, ce contact avec le crime, la mort, la violence, c’était terrible.
L’Algérie n’est quand même pas pour vous uniquement synonyme de sang et de violence ?
Non, mais il y a aussi le jour de l’Indépendance, l’espèce d’explosion, toutes ses voitures remplies de gens partout, sur les toits, etc., c’était extraordinaire à vivre aussi.
L’Algérie en était-elle la cause ?
Après cette expérience-là, j’ai couvert la guerre entre l’Algérie et le Maroc. J’ai envoyé un article et le journal l’avait complétement truqué. Je suis rentré et j’ai dit que je n’acceptais pas ça et j’avais démissionné.
Du coup Le Monde, dont le correspondant ici, qui s’appelait Pautard, avait été expulsé, m’a demandé, ayant lu mes articles, d’aller représenter le journal en Algérie. Donc j’étais l’envoyé permanent du Monde à Alger, pendant un an, un an et demi.
Et concernant les relations algéro-françaises, comment les analysez-vous ?
On pose le problème en termes de rapports franco-algériens, c’est assez artificiel. C’est comme s’il y avait quelque chose qui s’appelait l’Algérie et quelque chose qui s’appelle la France, avec des patrons et c’est le problème de leurs rapports. Non, ce n’est pas vrai. C’est un problème de politique intérieure dans les deux pays. En Algérie, gérer pour des raisons de politique intérieure avec la France avec les rapports avec les ultra-nationalistes, les islamistes, etc.
En France c’est gérer le problème des anciens partisans de l’“Algérie française”, du Front national, d’une partie de la droite, etc., pour qui c’est une machine de guerre pour revenir sur la guerre d’Algérie. C’est la gestion intérieure du problème des rapports entre les deux pays qui pose un problème, ce n’est pas le problème des rapports entre les deux pays. Il y a également la question de la repentance de la France pour ces crimes coloniaux … Mais c’est parce que c’est un problème de politique intérieure. Hollande, il ne l’a pas faite la repentance.
Ni Sarkozy d’ailleurs…
Sarkozy, on peut considérer que c’est un homme de droite. Mais Hollande, quand il est venu ici, juste avant d’être élu, je suis sûr qu’il l’a dit qu’il allait l’accepter. J’en sais rien, mais je l’imagine. Comme il promet tout à tout le monde et il fait le contraire. Mais c’est un problème de politique française. Le gouvernement, qui acceptera la repentance, provoquera dans certains secteurs un tollé terrible, absolument terrible.
Le même problème si demain, un gouvernement algérien dit on ouvre les bras aux harkis, ils peuvent tous rentrer, provoquera un tollé terrible. C’est pourquoi dans les deux cas, c’est un problème de politique intérieure.
La France a pourtant bien demandé à la Turquie de se repentir par rapport à l’Arménie…
C’est pour moi incroyable. J’étais contre. Je suis plutôt proche des Arméniens, et je trouve que ce qu’ils ont souffert est terrible. D’abord ce n’est pas au Parlement de voter l’Histoire, c’est aux historiens de faire l’Histoire. Voter une loi qui rend obligatoire la reconnaissance, même pas par nous, mais par les Turcs, d’un crime, alors que nous-mêmes on refuse de reconnaître nos propres crimes, c’est absurde.
Et si on abordait le fameux Printemps arabe ? Presque quatre ans après, comment en analysez-vous les résultats et surtout les conséquences ?
Aujourd’hui, il y a toute une tendance qui consiste à dire que c’est une catastrophe, et on aurait jamais dû soutenir les Printemps arabes, regardez les conséquences ! Je crois que c’est une mauvaise lecture. Ce qui a été terrible, et ce qui a été une conséquence absolument redoutable, ce sont les Printemps arabes auxquels on s’est mêlés nous. La Libye, c’est absolument catastrophique. Mais ce n’est pas la révolte des Libyens qui est catastrophique, mais c’est notre intervention à nous qui a provoqué ce bilan absolument calamiteux. En Irak, la catastrophe c’est d’être intervenu. Mais en revanche, en Tunisie, où on n’est pas intervenu, pour l’instant objectivement ça tourne plutôt bien. Même en Égypte, je ne peux pas dire que ça tourne bien, mais ils ont échappé au pire quelque part. Je crois que les révolutions arabes sur lesquelles s’est plaquée une intervention extérieure ont été extrêmement calamiteuses.
Pourquoi, selon vous, l’Algérie a-t-elle-été épargnée par ce “printemps” ?
Je crois que c’est à cause de la Libye. Juste avant les événements dans ce pays, rappelez-vous, il y avait eu les émeutes de Bab El-Oued. Ça veut dire qu’il y avait eu un ferment, qu’il aurait pu se passer quelque chose. Et puis il y a eu la Libye et je pense que c’est devenu un repoussoir terrible. Ce qui a donné le voisin, peut-être que je me trompe, mais c’est ce que je pense, est un phénomène qui a découragé, pour beaucoup, la possibilité ou le risque d’une explosion sociale en Algérie.
Il y a aussi le 5 Octobre 1988…
Ah oui, c’est vrai aussi. Je ne suis pas contre ça. Les deux jouent. Je dirais même trois. Il y a eu la Révolution algérienne avec ses morts. Mais je pense que s’il n’y avait pas le repoussoir libyen, il y aurait, peut-être, un risque d’explosion. Je ne l’exclus pas.
Entretien réalisé par S. K.