Justice / Tipasa : Le dossier du foncier agricole, la boîte de Pandore

Justice / Tipasa : Le dossier du foncier agricole, la boîte de Pandore

L’annonce du transfert des dossiers d’instruction de trois ex-walis de Tipasa à la Cour suprême, en l’occurrence, Abdelkader Kadi, Moussa Ghelaï et Mostefa Layadi, poursuivis pour «modification du caractère agricole d’un terrain», «dilapidation de l’argent public», «mauvaise utilisation de la fonction» et «trafic d’influence» n’a surpris personne tant les atteintes, tant de la part des responsables que des citoyens, au patrimoine et à la richesse agricoles de la wilaya sont nombreuses et visibles à l’œil nu.

Le dossier du foncier agricole est, depuis longtemps, explosif et méritait une étude approfondie pour connaitre les tenants et aboutissants de ces affaires qui font l’objet d’un black-out total et encouragent les spéculations et rumeurs de toutes sortes, alors que la loi voudrait que toute personne soit présumée innocente jusqu’à preuve du contraire et établissement de sa culpabilité. L’opinion publique est en droit de savoir ce qui leur est reproché, au lieu d’être maintenue dans le flou et d’encourager la rumeur publique d’autant que, selon plusieurs responsables avec lesquels nous avons abordé le sujet, les dossiers des terres agricoles qui font l’objet d’une extraction, doivent obligatoirement passer par un Conseil interministériel (CIM) qui tranche et transmet les décisions aux walis qui la mettent en application et disposent de ces terrains que ce soit pour des projets publics ou privés. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, aujourd’hui, d’avoir des informations sur ce qui est reproché à ces trois ex-walis de Tipasa qui, selon le communiqué transmis à l’APS, font déjà l’objet de plusieurs chefs d’inculpation, dont atteinte au patrimoine, abus de fonction, dilapidation des deniers publics et d’une interdiction de sortie du territoire. 

Deux grandes affaires de trafic et d’atteinte au foncier agricole

Il faut rappeler que la wilaya de Tipasa a été marquée par deux grandes affaires de trafic et d’atteinte au foncier agricole qui ont défrayé la chronique. La première concerne le village touristique de Taline, réalisé par un escroc de Blida dans la forêt d’El Beldj, commune de Tipasa, avec la complicité des élus locaux, qui a été stoppé. Le propriétaire a été condamné par la justice et se trouve actuellement en fuite. La seconde a trait à l’octroi illégal de 40 décisions d’attribution de terrains agricoles non déclassés par le wali Abdelkader Kadi et dénoncées par le directeur des domaines qui a fait appel à la cour de justice de Blida pour les annuler.

Concernant cette dernière, suite à la plainte déposée au niveau de la chambre administrative de la cour de justice de Blida, la direction des domaines avait réussi à obtenir l’annulation de 40 concessions agricoles illégales, accordées à de nombreux pontes du pouvoir et de responsables locaux par l’ancien wali Abdelkader Kadi, jugées illégales sur un total de 57.

L’affaire, qui a eu lieu en 2017, avait d’autant plus choqué que l’ex-wali Kadi Abdelkader avait occupé à deux reprises le poste de ministre dont celui de l’Agriculture, un secteur qu’il était censé défendre et protéger. 

Ce scandale avait fait bougé Tayeb Louh, le ministre de la Justice, garde des Sceaux de l’époque, qui a instruit le parquet général à activer l’action publique sitôt reçu «la plainte liée au détournement des terres agricoles, quelle qu’en soit l’origine» d’autant que celle-ci émanait d’une instance officielle, en l’occurrence, dans ce cas, du directeur des domaines de Tipasa, qui a subi de nombreuses menaces et intimidations pour le dissuader. Ironie du sort l’ex-directeur des domaines, Ali Bouamriréne, est, actuellement, en détention provisoire pour une autre affaire, apparemment.

En application de l’article 32, la direction des domaines de la wilaya de Tipasa avait transmis à la Chambre administrative auprès de la Cour de Blida les 40 décisions d’attributions de terrains agricoles non déclassés qui ont été, finalement, annulées sur un total de 57 dossiers. Ces annulations, prises sur la base de l’article 48 de la loi de finances complémentaire 2015, étaient justifiées par le fait que ces décisions, signées par le wali Abdelkader Kadi, étaient entachées d’irrégularités puisqu’il s’agissait de terres non déclassées et par conséquent non urbanisables. 

Le peu d’information glanées au moment de l’éclatement de l’affaire indiquaient que 6 APC étaient impliquées dans ce scandale d’attributions illégales du foncier agricole et de ZET: Larhat avec une décision d’attribution de 19000 m², Aïn-Tagourait avec 100.000 m², Sidi-Ghilés 30.000 m², Bouharoun 20.000 m², Gouraya 63.800 m² et Tipasa 534.000 m².

Sur les 40 décisions rejetées, près d’une trentaine concernaient le secteur du tourisme et sont situées dans les zones d’expansion touristique (ZET) du Chenoua et autres. Les noms des ces heureux bénéficiaires de terrains, à haute valeur agricole ou situées dans des zones d’expansion touristique, n’ont pas été divulgués et le grand public est resté sur sa faim, même s’il y a eu certaines fuites qui ont réservé des surprises d’autant qu’on avait appris que plus d’une centaine d’actes de concession avaient été établis jusqu’en 2015. 

Le ministre de l’Aménagement du territoire, du Tourisme et de l’Artisanat, Abdelouahab Nouri à l’époque, suite à l’éclatement de l’affaire dite Dounia Parc, avait dépêché une inspection au niveau du site de la ZET du Chenoua afin de s’informer de la situation de cette zone côtière où il était prévu l’implantation de cinq villages touristiques, une décision incongrue quand on connait la région. 

Moussa Ghelaï ravive le scandale

L’arrivée d’un nouveau wali, en l’occurrence Moussa Ghelai, dont c’était le premier poste, a ravivé le scandale puisque celui-ci n’a pas hésité à remettre en question la décision d’annulation de la cour de justice de Blida en signant 4 actes de concession à des pontes du système dont deux généraux-majors aujourd’hui en disgrâce. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase emporté par le mouvement populaire de révolte et de dénonciation de tous les prédateurs quels que soit leur rang dans la hiérarchie du pouvoir. La suite, tout le monde la connait. Concernant l’affaire du village de Taline, celle-ci a été réglée par le wali de l’époque Mostefa Layadi qui a fait appel à la justice qui a tranché contre les contrevenants, les condamnant à des peines allant de 3 à 5 ans de prison ferme. Le soi-disant promoteur du projet, en réalité un escroc de bas étage, Mohamed Hadji a été condamné pour les chefs d’inculpation de « association de malfaiteurs pour préparer une escroquerie en se prétendant promoteur immobilier sans agrément », « faux et usage de faux », « édification d’une construction sur un lot sans autorisation », « atteinte sur une propriété foncière », « vente d’un terrain », et « déforestation ».

L’escroquerie du village de Taline

Le procureur général près le tribunal de Tipasa avait requis des peines de 3 années à l’encontre de 7 complices jugés pour « escroquerie en exerçant l’activité de promoteur immobilier sans agrément » , « association de malfaiteurs », et « atteinte à une propriété foncière ». Tandis qu’une peine de 5 années de prison ferme a été requise contre 2 autres prévenus, actuellement en fuite, dont le soi-disant promoteur du projet, le dénommé Mohamed Hadji. 

Les mis en cause dans cette affaire exploitaient les réseaux sociaux, où ils faisaient des annonces de création d’un village touristique avec un numéro de téléphone, pour recevoir et accompagner les victimes vers le site d’implantation en leur montrant des actes et des plans fictifs en contrepartie d’une somme de 50.000 DA pour s’inscrire en attendant de verser le reste du montant fixé après 20 jours.

Deux zones de résidences promotionnelles et de bungalows sur la ZET 

La prise en charge du dossier du foncier, pour de nombreux observateurs, c’est l’ouverture de la boîte de pandore et maintenant que la justice est actionnée, celle-ci gagnerait à s’intéresser à la réalisation de deux zones de résidences promotionnelles et de bungalows destinés aux pontes du pouvoir. Celles-ci empiètent sur la ZET de Tipasa, dont une résidence « pied dans l’eau » située à l’entrée est de la commune, à proximité du complexe ex-CET, et la seconde réalisée au pied du mont Chenoua. L’assiette de terrain qui abrite les bungalows à l’entrée est de la commune de Tipasa, appartenait autrefois à l’EPLF et abritait les services de la direction, devenue depuis l’ENPI (Entreprise de promotion publique immobilière).

Reste aussi à faire la lumière sur le dossier des constructions illicites qui ont défiguré la côte tipasienne avec des centaines d’habitations illicites réalisées dans le domaine forestier en particulier dans la région dite d’Ouzakou et d’El Beldj qui appartiendraient à des cadres et responsables à différents niveaux d’où la difficulté de les démolir. 

Sans oublier quelques attributions, ces derniers mois, de terres agricoles à des proches de hauts responsables qui continuent à faire des affaires alors que les citoyens battent le pavé pour dénoncer tous les prédateurs et mettre fin aux passe droits.

Djamila Seddiki