Profitant du «Colloque international sur les érudits à Béjaïa», nous avons approché M. Kamel Bouchama, qui a marqué sa présence à cet événement par une remarquable communication et nous a éclairés sur plusieurs aspects concernant le «Qotb» Sidi Boumediene, que nous vous faisons partager.
L’Expression: De prime abord, je vous pose la sempiternelle question: vous venez régulièrement à Béjaïa pour toutes les cérémonies est-ce de l’amour que vous manifestez à cette ville ou venez-vous par obligation?
Kamel Bouchama: Je ne vous mens pas en vous répondant, par l’affirmative…; que je viens à Béjaïa parce que je l’aime. Alors, je vous répète ce que je vous ai dit, il y a une année, ici même dans cette ville, où l’on s’était réuni en Colloque international pour le grand érudit et bibliographe El Ghobrini. Béjaïa est une cité que j’affectionne et vénère pour son ancestralité et sa culture. Béjaïa est en effet, une grande cité qui se caractérise par son riche passé et, je ne le dirai pas assez, par sa participation effective à la civilisation du Bassin méditerranéen et même au-delà. Ainsi, venir, par obligation, quand il s’agit de colloque, séminaire, congrès, ou venir tout simplement en visiteur, est une occasion des plus profitables pour moi.
Enfin, je peux dire que je me retrouve dans cette belle région de mon pays qui, pour moi, ressemble beaucoup, et sur tous les plans, à ma ville natale, Cherchell, sans bien sûr le délabrement qui la conquiert, nous déçoit incontestablement, et l’enlaidit au fur et à mesure que les jours passent.
Ne pensez-vous pas que ce premier Colloque international qui est consacré à un autre érudit, qui est Sidi Boumediene Choaïb, est une prouesse pour Béjaïa et pour l’ensemble du pays?
C’est une prouesse assurément, doublée d’une autre qui se traduit par le défi que lancent les organisateurs, responsables de l’Association «Les Aiguades», à l’occultation de l’histoire, ou d’un pan d’histoire assez important dans le vécu des Algériens, qui se situait en cette heureuse période de l’âge d’or des sciences et de la culture.
Béjaïa, j’y reviens, était le berceau d’une avancée significative, et j’ajouterais même, qualitative, tant sur les plans de la recherche culturelle et scientifique que du progrès. On ne la désignait pas de l’autre rive de la Méditerranée du nom de «Bougie, lumière du Maghreb» pour rien!
Que l’on revienne un peu en arrière, pour apprendre – et il ne sera pas trop tard pour certains – que pendant les années où le Qotb Sidi Boumediene éduquait en des cours magistraux ses disciples à Béjaïa, centre de transmission du savoir, un jeune Italien du nom de Leonardo Fibonacci (1170-1240), élève de ce même centre, a acquis de sérieuses connaissances qu’il devait transmettre à l’Europe. En effet, Leonardo qui a étudié le système de numération, les méthodes de calcul et les techniques commerciales auprès d’un maître admirable à Béjaïa, allait propulser les mathématiques outre-mer. Et c’est à partir de Béjaïa où enseignait le professeur émérite, Sidi Boumediene, que les chiffres arabes ont été popularisés en Europe et également, à partir de là qu’il y a eu un renouveau des activités scientifiques en Occident.
Dans votre communication vous avez parlé des deux principaux aspects de la vie de cet éminent savant, que sont une vie d’ascète et l’autre de combattant. Pouvez-vous donner plus d’explications à nos lecteurs?
Bien sûr, j’ai engagé cet entretien avec vous, uniquement pour donner de plus amples explications à nos lecteurs. D’abord, la première partie de ma réponse sera réservée à la présentation d’Abou Mediène Choaïb, celui qui a trouvé à Bejaïa de nombreux compatriotes, en même temps qu’un milieu intellectuel favorable pour accomplir sa mission d’enseignement dans la piété et la dévotion. Ainsi, je me pose la question, pour y répondre rapidement: qui est ce jeune homme de bonne famille que je dois faire connaître à la génération montante?
C’est Abou Mediène El-Ghaouth ou, dans le langage populaire d’Algérie, Sidi Boumediene, tout simplement, qui est né à Séville, en Andalousie, en 520 de l’Hégire – 1126 de l’ère chrétienne – sous le règne du souverain almoravide Ali Ibn Yûsûf Ibn Tachfin.
L’illustre personnage, de son nom complet Choaïb Abou Mediène Ibn El Hussein El Ançari El Andaloussi, a suivi de brillantes études à Fès auprès d’illustres maîtres dont le plus grand, Abou Yeza, a été son initiateur au soufisme et son mentor qui allait lui dispenser de grandes théories de «fiqh» (jurisprudence islamique), lui prodiguer une solide culture mystique et lui apprendre tous les secrets de ce rite cultuel.
Il aura d’autres orientations, et sa conviction à cette école mystique sera renforcée une fois en Orient, profitant de son pèlerinage à La Mecque, au contact de Sidi Abdelkader El Djilani, un grand «Qotb» également, l’un des plus prestigieux du Monde arabe, qui lui a complété son instruction sur la doctrine soufie non sans faire de lui un disciple bien-aimé.
L’amour de l’ascétisme et de la vie contemplative chez Sidi Boumediene envahissait son âme qui semblait mal à l’aise dans un corps humain, et dont toutes les tendances étaient le détachement des choses de la Terre et le besoin de s’en retourner vers le monde immatériel, sa patrie spirituelle. Mohieddine Ibn Arabi, l’illustre auteur des «Foutouhet», «prestigieuse figure de l’Islam espagnol, et l’un des plus grands visionnaires de tous les temps, théoricien de l’ésotérisme musulman» respectait beaucoup Sidi Boumediene. Il l’appelait «notre cheikh et imam…, le maître des maîtres» et se référait souvent à lui.
Il disait également que «ses stations spirituelles (maqamat), les principales, étaient le scrupule et l’humilité, une véritable humilité, consistant à reconnaître la servitude absolue du moi».
Ibn Arabi, cet écrivain d’une fécondité colossale, ce grand magicien du verbe et de l’analyse, celui qui recherchait la perfection et évoluait continuellement vers la vérité et la paix, a été l’élève de Sidi Boumediene car il a pris énormément de lui, de ses qualités surtout, de son approfondissement des études métaphysiques et traditionnelles.
Mais pourquoi, Sidi Boumediene est-il parti avec son armée de Berbères guerroyer en Bilâd Ec-Shâm. Quels ont été les motifs qui les ont poussés à s’unir avec d’autres musulmans, sous la forme d’une coalition, comme toutes celles qui se multiplient aujourd’hui, dans cette même région, des coalitions menées par les plus puissants du monde et auxquelles, malheureusement, certains des «nôtres» y adhèrent avec zèle, obligeance et intérêt? Enfin, voyons dans quel climat Sidi Boumediene avait levé son armée?
Les Occidentaux d’alors, ou précisément les Français, les Anglais et les tenants du Saint-Empire romain, soutenaient que personne, à part les chrétiens, ne devait investir Jérusalem ou avoir le droit de conquérir ces Lieux saints du christianisme.
Pour ces mêmes Occidentaux, ces lieux faisaient partie de l’espace chrétien depuis l’Empire romain d’Orient à partir de Théodose Ier, puis de l’Empire byzantin. Une conception alors erronée quand on sait ce que l’Islam, religion de toute l’Humanité, prescrit à l’ensemble du monde.
Dieu nous enseigne à ce sujet, en s’adressant à son Prophète Mohammed (Qsssl): «Oui, c’est à l’ensemble des hommes que nous t’avons envoyé pour annoncer la bonne nouvelle et avertir.» [Coran chap. 34, verset 28].
Il y avait aussi cette accusation qui était portée aux gens de l’islam et qui prêchait ce prétendu comportement indigne qui refusait l’accès de ces Lieux saints à leurs frères du monothéisme, les chrétiens, qui venaient en pèlerinage.
Les musulmans ne croyaient pas, mais l’alibi était bien présent dans l’esprit des autorités religieuses chrétiennes qui ont eu à se prononcer sur l’attitude à adopter à l’endroit des musulmans. C’est alors que le pape Urbain II, lors d’un concile tenu à Clermont-Ferrand en novembre 1095 décidait la «croisade» en terre sainte pour combattre les «infidèles».
«Dieu le veut», lança-t-il à ses auditeurs en guise de motivation. Cependant, il y a, à l’origine, d’autres motivations plus profondes encore et non convaincantes pour l’islam et les musulmans.
Là, aussi, l’espace ne me permet pas d’aller plus loin, alors je recommande à tous ceux qui veulent en connaître plus sur cet aspect, de lire mon ouvrage «Les Algériens de Bilâd ec-Shâm», aux éditions Juba.
Ainsi, on peut dire que c’est à partir de la deuxième croisade que les Maghrébins – généralement ceux du Centre, donc des Berbères algériens, en grand nombre, originaires de la Soummam et des autres régions du pays – sont partis sous la conduite du savant Sidi Boumediene, jouer un rôle déterminant, avec le reste de leurs frères musulmans, contre la fondation des Etats latins en Orient.
Les Algériens de Bilâd ec-Shâm, c’est votre dada, n’est-ce pas? Parlez-nous de cette communauté qui est toujours là-bas.
Tout ce que je peux vous dire c’est que ces Algériens qui ont mené la guerre dans cette partie du Moyen-Orient et qui sont restés là-bas, pour la plupart, en Bilâd es-Shâm, ont formé durant des siècles, une très forte communauté.
Comment ne pas croire à la détermination totale de ces Berbères qui, venus de l’Ouest, allaient écrire une page glorieuse d’histoire avec leur participation concrète et leur plein engagement dans les conflits qui concernaient leurs frères de sang, de même que dans les mouvements politiques, culturels et religieux qui ont été entrepris durant les principales étapes de la civilisation du Moyen-Orient?
Et la question syrienne présentement? Une question que nous vous posons, puisque Sidi Boumediene connaissait bien cette région qui, aujourd’hui, est le théâtre d’une crise qu’on n’arrive pas à cerner…
Une grande crise certainement, difficile pour le peuple syrien, assurément…, mais non difficile à cerner, puisque tous connaissent ses tenants et ses aboutissants, notamment les fomentateurs. Car, ceux-là même qui l’ont échafaudée et les Syriens qui la subissent amèrement, de même que les autres, les plus conscients parmi les gens de notre communauté, lui donnent un nom: ignoble le «complot» qui est tissé contre ce pays, terreau de toutes les civilisations! Et que les foudres du ciel ne s’abattent pas sur moi, quand je parle de «complot», en excluant le régime syrien, parce qu’il y a, inévitablement, derrière tout cela, un Occident qui est capable d’«assassiner et détruire des peuples entiers, pour qu’Israël seul puisse enfin vivre et survivre».
Et je me rappelle vous avoir communiqué mes sentiments à cet égard, dans ce même quotidien, il y a quelque temps, et vous le redire n’est pas superflu, parce que nous sommes toujours dans l’actualité. La Syrie se meurt à cause de la bêtise humaine, de l’indifférence ou la peur, c’est selon, d’un Monde arabe qui se recroqueville dans la honte, mais surtout à cause de ces «stratégies de guerre» qui se concoctent à l’extérieur et qui trouvent, à l’intérieur malheureusement, la «main-d’oeuvre qualifiée» pour une bonne application.
Cette grande agitation qui se reproduit sur le terrain en dégâts incommensurables se répand et se perpétue dans toutes les régions de la Syrie, au moment où les nôtres – qui ne possèdent aucune «stratégie» – pèchent par leur manque de sérieux et d’unité. D’ailleurs, nous et notre «Ligue arabe», une caisse de résonance, ou plutôt une coquille vide, nous ne faisons que de la figuration navrante et pitoyable durant ces guerres qu’on nous impose dans nos territoires, devenus hélas, des champs de prédilection pour des usages belliqueux. Réfléchir autrement que cela, concernant notre silence et notre faiblesse vis-à-vis des combats imposés à nos frères syriens, est d’une naïveté excessive qui ne nous mène pas très loin.
Alors, nous disons, en dehors de toute démagogie, mais surtout en dehors de toutes accusations et anathèmes – que l’on pourrait se jeter mutuellement – que ce problème ne trouvera sa solution que lorsque tous les pays arabes parleront le même langage, un langage audible pour ceux d’en face…, un langage qui articulera des phrases complètes et des mots justes. Et ces mots justes peuvent être dits dans le langage qu’il faut, avec des moyens qu’il faut, dans l’unité qui résistera à toute éventualité et qui vaincra.
n dehors de cette position qu’on aurait pu prendre, bien avant, du temps des Accords de Sikes-Picot en 1916,prévoyant le partage du Moyen-Orient, de la Déclaration de Balfour en 1917, pour l’établissement d’un foyer national juif en Palestine, et la Conférence de San Remo le 24 avril 1920 qui confie à la Grande-Bretagne la gestion de la Palestine, de la Jordanie et de l’Irak, et à la France le Liban et la Syrie…, toute autre position ne sera pas acceptée, ni par ce monde qui souffre, ni par l’Histoire.