Kamel Boudjadi, écrivain, à l’expression: « Donnez-leur du rêve et des conquêtes aux jeunes »

Kamel Boudjadi, écrivain, à l’expression: « Donnez-leur du rêve et des conquêtes aux jeunes »

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Chef du bureau de L’Expression à Tizi Ouzou, Kamel Boudjadi est un journaliste écrivain qui a beaucoup travaillé sur le phénomène de l’émigration clandestine. Sur le terrain, il a réalisé des reportages et des enquêtes depuis plus de 10 ans. Un travail couronné par l’édition d’un roman sur le sujet en 2011, intitulé «Harraga, quelques raisons de partir». Aujourd’hui, il nous livre ses réflexions sur ce phénomène qui prend des allures inquiétantes.

L’Expression: Vous êtes parmi les premiers journalistes à vous intéresser à ce phénomène de l’émigration clandestine. Pouvez-vous nous donner un petit aperçu de ses débuts?

Kamel Boudjadi: Je ne sais pas exactement quand ça a commencé, mais je peux vous dire que dans les années quatre-vingt dix, il n’y avait pas beaucoup de gens qui s’y intéressaient. Lorsque je tirais la sonnette d’alarme, surtout dans ces mêmes colonnes de L’expression, les médias ne se bousculaient pas comme aujourd’hui. A mon avis, l’émigration clandestine a toujours existé. La différence réside seulement dans la dimension et les proportions. Il y a toujours eu des gens qui traversaient les frontières, les mers et les océans d’un continent à un autre. Mais, le phénomène ne prend des allures dangereuses que lorsque les moyens utilisés sont dangereux et ne prennent pas en considération la sécurité du migrant.

Dans l’histoire récente, tout le monde se souvient du mythique Babor L’Australi. Puis, avec le temps, ça s’est poursuivi avec plus d’acuité. Dans les années 90, les conditions socio-économiques ont participé à l’accentuation du flux, mais moi, personnellement, je suis moins convaincu par ces raisons parce que j’estime que les causes profondes sont ailleurs. Dans mes travaux sur ce phénomène, j’ai vu beaucoup de jeunes partir en abandonnant des richesses et de grands moyens matériels. Au contraire et aussi bizarre que cela puisse paraître, l’argent a participé à accentuer le phénomène. A une grande partie, on a appris à manger le poisson, mais on ne leur a pas appris à le pêcher alors qu’à d’autres l’argent des autres à servi d’exemple pour partir. Oui, aussi choquant pour d’aucuns ce que je vais vous dire, il mérite réflexion. Voir ses amis aller en Europe et revenir fortuné quelques années plus tard, est un facteur aggravant.

Et quelles sont selon vous les causes?

Pour pouvoir cerner les causes, je crois qu’il faudrait surtout écouter les jeunes qui s’en vont. C’est de la lecture de leurs propos que ces causes apparaissent. Puis, je voudrais profiter de cette occasion que vous m’offrez pour lancer un appel. Cessons de parler à la place de ces jeunes. Laissons-les parler et s’exprimer. Je dis, laissons-les exister. Par nos façons de voir, de penser et de concevoir le monde, on produit ces causes. Ce qui est positif ces dernières années si j’ose dire, c’est l’existence des réseaux sociaux. Longtemps brimés, longtemps emprisonnés sous la tutelle des experts et autres politiques, les jeunes peuvent exprimer et dire leur mal aujourd’hui. On a passé des années à parler à leur place et à refuser de les écouter. Aujourd’hui, via YouTube et Facebook, les jeunes nous obligent «à nous la fermer». Et soudain, on découvre nos limites. On se voit dénudé dans l’incapacité de leur proposer de vraies solutions. Et croyez-moi, les vraies solutions ne se trouvent pas sur les plateaux télés et conférences internationales. Elles sont en nous. Il nous faudra creuser en nous-mêmes, pour pouvoir en ébaucher quelques-unes.

Ces dernières années, on a essayé plusieurs moyens, mais rien ne semble arrêter le flux. Pourquoi selon vous?

Dans un entretien que j’ai publié avec un jeune en 2009, celui-ci disait que ce n’était pas les moyens matériels qui le poussaient à partir. Il me disait que ce pays est étouffant. Comprenez: «On veut respirer.» Je doute que les moyens coercitifs puissent régler le problème. La criminalisation de la harga a été une erreur grave. Je l’ai signalé au début lorsque des mesures avaient été prises. Mais à ce moment, et jusqu’à présent d’ailleurs, personne ne veut entendre parler des vraies solutions. Les discours démagogiques et autre langue de bois sont favorisés. Le résultat est que le phénomène s’est accentué avec l’apparition d’experts opportunistes de la harga. La criminalisation au Sud comme les centres de rétention sur la rive nord, ne sont pas de vraies solutions. Elles ne règlent pas le problème. Elles l’accentuent.

Ces dernières semaines, les autorités ont mobilisé les médias et les mosquées pour juguler le problème…

Je dis qu’il ne faut pas incomber les erreurs humaines à la religion. Impliquer les mosquées ne règlera pas le problème non plus et cela pourrait même nuire à l’image de la religion. On est en train de pratiquer la fuite en avant face à la gravité du phénomène. Il faut dire aussi que les médias de leur côté ne proposent pas de solutions. C’est à peine s’ils se contentent de cette comptabilité macabre. On constate d’ailleurs, au fil du temps, que la médiatisation engendre un effet d’entraînement et elle déshumanise le problème. C’est ahurissant, sur les manchettes, les vies de ces jeunes se résument à des chiffres. Les jeunes n’ont plus de noms, mais des numéros.

Mais alors existe-t-il des solutions encore possibles?

Donnez-leur du rêve, un défi et des conquêtes. Où est passé le rôle de la politique, la vraie politique, cet art, cette magie qui donne du rêve?

Lancez un grand défi, un grand rêve, jetez-le à la rue, elle s’en chargera. Ce peuple qui a réalisé le défi de l’indépendance que des jeunes révolutionnaires lui ont donné peut en réaliser d’autres. Et puis, vous n’ignorez pas que les grandes nations vivent de rêves et de défis. Chez nous, on continue à n’avoir pas le courage de se voir grand, de se voir en vainqueur. On ne fait que leur apprendre à «être moins que». A titre d’exemple, dans le football. On a peur de se voir en champion. On va en coupe d’Afrique pour être dans les quarts de finale, en Coupe du monde pour se qualifier au deuxième tour. Quelle petitesse! Une petitesse qu’on nous explique à coups d’arguments techniques sur les plateaux télés. Et qu’ont-ils ces joueurs qui viennent pour nous bouffer comme des petits insectes? Deux jambes, une tête, mais ils ont dans le ventre ce que nous n’avons pas: le rêve des grandeurs dans son acception positive. La volonté de relever les défis. Le désir ardent d’être les meilleurs.

Un mot pour terminer?

Ce phénomène est d’une gravité que beaucoup n’imaginent pas encore. Faute de vraies solutions urgentes, ce problème va emporter tout notre pays. Il va emporter tout ce que nous avons construit sur de fausses bases. Il est encore temps de voir les choses en face et d’envisager la construction d’un espace géographique et social vivable. Mais ça urge!