Fin décembre dernier s’est tenue, à Tanger au Maroc, la 4e édition du Forum social magrébin (FSMAGH), autour de deux grands sujets d’actualité et, par ailleurs, liés entre eux dans bien des cas : la migration et les changements climatiques et environnementaux.
C’est à cette occasion que nous avons rencontré Kamal Lahbib, membre du Conseil international du Forum social mondial et du comité de suivi du Forum social maghrébin, pour un échange sur la question de la mobilité et de la migration au Maghreb. Un dossier au contenu sociopolitique, économique et culturel brûlant ainsi qu’aux enjeux géopolitiques importants pour le présent et l’avenir de la sous-région et de sa relation avec l’Afrique. Entretien.
Reporters : En décembre dernier, le Forum social maghrébin a décidé de consacrer l’édition 2016, la quatrième depuis qu’il existe, au dossier de la migration ou des migrations, si l’on préfère. Pourquoi ce choix ?
Kamel Lahbib : Il s’est agi d’intervenir sur deux points essentiels : interroger le présent maghrébin qui est synonyme de mouvement et de mobilité accrus, caractérisé à la fois par le fait que de jeunes Maghrébins sont de plus en plus nombreux à vouloir quitter leurs pays respectifs et par le fait, nouveau celui-là, du moins par son intensité, que la sous-région est de plus en plus sollicitée par des ressortissants d’autres pays africains voisins et subsahariens, le plus souvent comme lieu de transit vers l’Europe, mais aussi comme lieu d’installation et de vie, si j’ose dire. Ce présent que nous vivons nous signale d’ores et déjà les contours de ce que vraisemblablement sont les contours de notre futur immédiat et lointain : se voir confrontés à un phénomène aux enjeux complexes et déterminants à tous les points de vue, politique, économique, social et culturel. Voilà, en gros, comment s’explique le choix thématique de ce forum. La quatrième édition vise en particulier et de manière soulignée à faire le point sur la situation des migrants au Maghreb et à la façon avec laquelle les mouvements sociaux maghrébins doivent agir et interagir face à cette réalité. L’idée semble généreuse et motivante, il n’en demeure pas moins que ces mouvements maghrébins sont eux-mêmes prisonniers d’une réalité : chacun travaille dans son coin !
Quand ces mouvements se rencontrent, ils le font le plus souvent à l’étranger. Dans ce cas, quelle marge pour l’action et l’interaction ?
Je vous rappelle d’abord que le Forum social maghrébin dont nous parlons s’est tenu à Tanger ! Ça se passe donc dans nos murs. Pour les difficultés que vous semblez évoquer, elles sont réelles, en effet, mais pas insurmontables si chacun de nous travaille sérieusement sur la question de la migration, mais pas seulement d’ailleurs. Pour la migration, nous espérons en premier lieu faire pression sur nos gouvernements pour le respect des conventions internationales en vigueur, pour l’adoption de nouvelles lois contre le racisme, comme ce qui s’annonce actuellement en Tunisie, pour la reconnaissance aussi des droits des migrants (y compris politiques) mais aussi intervenir pour changer les perceptions en cours dans nos sociétés sur les migrants subsahariens. Une population encline, comme on le sait, au rejet, au racisme et à la stigmatisation.
Vaste chantier et autant dire herculéen quand on connaît la réalité du terrain…
Vaste chantier et vaste programme, certes. Mais nous sommes confiants en notre action et en celle des nombreux mouvements et associations sensibles à la question de la migration et de l’accueil des migrants dans nos pays, même si les expériences à ce niveau-là sont différentes. L’essentiel est de ne pas baisser les bras, l’essentiel est qu’en dépit de l’adversité beaucoup d’associatifs sont présents sur le terrain et travaillent aussi bien en direction des organismes gouvernementaux qu’en direction des sociétés. Le défi, vous me direz, est dans la coordination de nos actions et de pouvoir articuler tous les combats autour de la dignité et la justice sociale et le faire savoir. On est au Maghreb, terre d’immigration, et ces questions ne sont ni inconnues ni ignorées à vrai dire.
D’autant que le Maghreb semble passer du statut de terre de migration et d’« exportation » de migrants à celui de terre d’accueil…
C’est bien cela, sauf que l’état d’esprit dans lequel nous sommes aujourd’hui, je parle de nos sociétés, montre qu’on n’est pas prêt pour la transition qui est en train de se faire. Nous avons deux grands obstacles pour le moment, la société et les Etats. La société rejette l’autre parce qu’il semble différent, voire déclassé. A ce niveau-là, les velléités et manifestations de racisme dissimulé ou manifeste sont une réalité. On a déploré des incidents majeurs en Tunisie, au Maroc et en Algérie. Dans nos pays, il y a en outre une certaine presse dont la spécialité est de stigmatiser systématiquement les migrants qu’on présente de manière honteuse et scandaleuse comme des pourvoyeurs de maladie, de désordre social et de personnes qui vont voler le travail et la quiétude des autochtones. Nos Etats et leurs gouvernements brillent par leurs atermoiements. Ils hésitent entre l’expulsion et la régularisation en fonction du moment et de la pression qu’ils subissent, cela ne favorise pas l’émergence d’une véritable politique d’accueil et ouvre les portes à toutes les surenchères.
Qu’en est-il de l’action de la société civile dans ce domaine au Maroc ?
Il y a un travail qui s’est fait par la société civile, surtout en matière de santé et d’éducation, mais pour le moment, ce mouvement de défense des droits des migrants n’est pas fort. La nouvelle loi sur la migration au Maroc a été adoptée au même moment que celle sur la lutte antiterroriste en 2003. Ce qui établit de fait dans l’esprit des gens un parallèle entre l’étranger, celui qui vient d’un ailleurs plus démuni, et la menace sécuritaire et le risque terroriste.
Au Maroc, le clivage entre cette loi et la Constitution est visible.
Mais oui, aujourd’hui, nous sommes en phase de transition, il y a déjà eu au Maroc une vague de régularisation de 24 000 réfugiés, mais parfois ces réfugiés ne veulent pas rester au pays mais veulent à tout prix rejoindre l’Europe. C’est un problème aussi, mais pour le moment moi je pense qu’il faut incriminer tous les actes de racisme. Il est important de lutter pour des lois plus humanitaires, loin des arguments sécuritaires. Le Maroc a déjà commencé. Je pense vraiment que cela doit se transposer dans les autres pays pour qu’on puisse enfin construire notre Maghreb des peuples. Le risque est de se contenter de discours uniquement alors qu’il s’agit de réfléchir avec l’Etat à des programmes d’insertion, de formation, d’auto-emploi, de financements de projets d’intégration, etc.
Face aux Etats qui semblent faire des efforts en matière d’accueil, peut-être insuffisants, mais ils existent, il y a les sociétés maghrébines qui, dans leur majorité, demeurent rétives à l’accueil de l’autre qui vient du Sahel ou d’Afrique subsaharienne… Face à elles que faire ?
Il faut continuer à faire le travail de sensibilisation et d’aller chercher les sources de solidarité qui existent réellement dans nos sociétés. Il faut retourner au droit et plaider auprès de nos sociétés le droit d’exister différemment et librement. Il faut intervenir sur les articulations économiques et sociales… C’est vrai que pour l’instant, nous sommes dans le volontarisme, mais les perspectives me semblent prometteuses. Si on parle du Maroc, par exemple, on sait que ce pays concentre tous ses efforts en direction de l’Afrique, dont il fait un choix stratégique. C’est une chance pour mieux défendre la condition migratoire et travailler à ce que les migrants d’autres pays africains soient mieux accueillis. Je pense que nous devons aussi travailler à sensibiliser les médias, certains en tout cas, sur l’image qu’ils donnent des migrants, à encourager la mixité familiale et sociale et à se montrer intransigeant face aux actes racistes. Il y a déjà une association qui travaille sur cette question ici au Maroc, B’halek B’hali, depuis dix ans, et ses résultats ne sont pas négligeables.
Quid de la régularisation des ressortissants subsahariens au Maroc ?
Elle est évidement intéressante, mais de fait, il y a beaucoup d’enjeux politiques qui se cachent derrière. Comme je le dis plus haut, le Maroc est en train de s’ouvrir vers l’Afrique, l’Etat en même temps que la société civile. D’ailleurs, les rapports du Conseil national des droits de l’homme le prouvent. Les critères de la régularisation ont été particulièrement draconiens au début, mais la société civile les a vite refusés. D’ailleurs, une commission composée d’acteurs de la société civile avait déclaré ce refus mais aussi affirmé que les femmes et leurs enfants devraient être les premiers à être régularisés. Et cette deuxième vague arrive alors que le Maroc est dans l’offensive politique de l’Afrique. Le message est clair, l’Algérie expulse et nous on régularise. Et bien évidemment, la société civile ne se tient pas loin de cette seconde vague. Nous avons déjà engagé les discussions avec le gouvernement et avons déjà écrit au Conseil national des droits de l’homme pour tenter de comprendre plus les tenants et aboutissants de cette deuxième vague. Bien évidemment, notre but est toujours le respect des droits des étrangers.
Que font, selon vous, les institutions africaines ?
Autant dire rien de palpable. Nous sommes face à une tragique absence de réponse des institutions africaines à cette question et c’est d’autant plus tragique que la majorité des migrations africaines sont interafricaines. Les départs vers l’Europe ne constituent qu’une faible partie quand on consulte les chiffres. Les institutions africaines sont davantage préoccupées aujourd’hui par les questions sécuritaires et de lutte contre les réseaux criminels. Il y a certes un débat sur les causes des migrations, le sous-développement, la pauvreté et la corruption, l’injustice sociale, mais il n’y a pas encore d’embrayage sur des actions concrètes. A la moindre secousse ou alerte, c’est toujours l’approche policière et sécuritaire qui prévaut et qui se traduit par l’expulsion du migrant comme on le voit en Algérie, en Tunisie et même au Maroc, en dépit de la politique de régularisation amorcée.
Que peut faire le FSMAGH ?
Le FSMAGH existe depuis maintenant douze ans, le constat qu’on peut faire d’emblée est que nous ne sommes pas encore arrivés à construire une dynamique maghrébine et une stratégie commune pour réussir là où les Etats ne sont pas présents. Il faut dire que les questions géopolitiques et la question libyenne compliquent le tout. Le dossier du Sahara occidental perdure et on ne voit toujours pas son issue. La Mauritanie reste à la traîne du reste des pays du Maghreb. Mais, il faut aussi le dire, nos sociétés civiles sont actives, surtout depuis les printemps arabes et les mouvements de la société ne sont pas négligeables. Je pense qu’aujourd’hui on doit réfléchir à la question des conflits armés déstabilisateurs, aux droits sociaux et économiques. On doit réfléchir à la mise en place de cette troisième force qui ne veut pas prendre le pouvoir mais qui veut juste prendre langue avec le pouvoir en toute liberté et autonomie pour débattre des grandes questions qui nous concernent tous : je parle de la société civile et du rôle salutaire qu’elle peut avoir en tant que lieu de concertation et de règlement des conflits.