Par Yacine Hebbache
Le 28 octobre 1989 s’est éteint l’illustre écrivain Kateb Yacine, à l’hôpital de la Tronche, à Grenoble. Vingt-neuf années après sa disparition prématurée, l’effigie de l’auteur mythique de Nedjma semble prendre les dimensions d’une légende.
Parler de Kateb Yacine, l’homme, le poète, l’écrivain, le dramaturge, le journaliste, dans un espace si restreint n’est pas chose facile, mais, en bref, on peut dire que, pour lui, publier un livre de temps à autre n’est pas suffisant pour être un écrivain au sens noble du terme.
Pour lui, un écrivain doit œuvrer sans cesse à l’élaboration d’idées nouvelles qui peuvent orienter la société vers le sens de sa libération et lutter contre toutes les vieilleries délétères, contre toutes les doctrines désuètes qui obstruent les libertés d’opinion, d’expression, de culte et de pensée, de créer et de vivre.
Pour lui, un écrivain, le vrai, doit réclamer son statut d’artiste, puis assumer pleinement sa responsabilité d’intellectuel dans sa communauté en participant, en contribuant aux débats d’idées qui branlent la société.
Pour lui, un intellectuel ne doit pas se vautrer dans le sofa de ses fainéantises, se recroqueviller sur lui-même s’il veut satisfaire sa propre conscience d’avoir fait quelque chose pour accomplir l’idéal dont sa société a toujours rêvé. Si l’artiste, l’écrivain, le journaliste, le dramaturge, l’intellectuel en général, ne joue pas son vrai rôle, qui peut le faire à sa place ?
Kateb Yacine passe indubitablement pour le meilleur exemple, sans diminuer pour autant aucun de nous autres poètes et écrivains. D’ailleurs, qui mieux que lui a revendiqué sa responsabilité d’écrivain et rempli ses engagements de poète-citoyen ? C’est lui qui a dit à propos de la poésie : «Il faut que la poésie rivalise dans toute la mesure de ses forces avec les contraintes des autres verbes, des pouvoirs d’expression qui pèsent sur l’homme et qui viennent des pouvoirs religieux, des terribles persécutions qui remontent à la nuit des temps.
La poésie a un pouvoir libérateur, un pouvoir de combat très important.» Aborder la vie et l’œuvre de Kateb Yacine n’est pas chose aisée, et cela dans la mesure où notre écrivain est insaisissable dans sa vie comme dans son œuvre. La plongée ou la replongée dans son univers procure certainement une sorte de passion singulière pour ceux qui désirent satisfaire leur curiosité et ceux qui savent apprécier la valeur d’une légende sans pareille et purement algérienne.
Pour pouvoir décortiquer, un tant soit peu, la littérature katebienne, il faut tout d’abord commencer bien évidemment par la lecture de l’œuvre de l’auteur et les œuvres de ses biographes, comme Jacqueline Arnaud, Benamar Médiène et les autres. Il faut signaler qu’il y a beaucoup de thèses de recherche, de travaux universitaires consacrés aux thématiques et aux esthétiques de l’œuvre de Kateb Yacine, beaucoup de livres qui s’intéressent à sa production littéraire aussi dense que variée. Les colloques et les conférences consacrés à ce grand homme aux talents multiples sont aussi d’une importance majeure pour tout esprit curieux voulant enrichir son capital de connaissances sur ce sujet.
Les repères chronologiques et les faits historiques les plus marquants qui ont jalonné l’itinéraire de l’écrivain sont très importants, voire indispensables pour bien comprendre un homme témoin de son époque, un inéluctable candidat à la postérité. Inéluctable, la question du rapport au temps et à l’espace s’impose donc. Nécessairement, il nous faut un espace supplémentaire pour énumérer les repères, biographiques ou autres, de ce parcours atypique qui a permis à Kateb Yacine, l’enfant nomade grandi à la dure, l’homme qui a vécu modestement, partageant les soucis et les misères de ses concitoyens, le poète marqué de très bonne heure par le drame de son peuple, d’être l’un des rares écrivains algériens, sinon le seul, qui a réussi en quelque sorte à établir une relation inédite entre l’histoire de son pays et la littérature. Jamais aucune œuvre littéraire, poétique, romanesque ou théâtrale, n’a reflété les souffrances algériennes autant que la sienne.
Jamais aucun écrivain n’a osé casser des tabous, explorer des contrées vierges, récupérer des trésors langagiers populaires oubliés, dire des vérités enfouies, dénoncer des forfaitures commises après l’indépendance du pays autant que lui. Toutefois, nous citerons les plus importants d’entre eux. Toute étude, toute évocation de Kateb Yacine exige de jeter un regard (ici rapide certes, mais minutieux) sur la trajectoire de l’homme et de l’homme de lettres, dès sa naissance en 1929 à Constantine, jusqu’à sa mort en 1989, à l’hôpital de la Tronche, à Grenoble, passant par ses origines familiales ; son apprentissage de la langue arabe et des principes de la religion musulmane à la médersa de Sedrata ; sa scolarisation à l’école primaire française à Bougaâ (ex-Lafayette), puis son entrée au lycée Albertini (aujourd’hui Kerouani), à Sétif ; son arrestation, puis son incarcération par l’armée coloniale après avoir participé aux manifestations du 8 mai 1945, incarcération durant laquelle en lui a annoncé son exécution prochaine et qui lui a coûté l’exclusion dudit lycée pour se faire inscrire dans celui de Bône où il rencontre sa cousine qui est sa correspondante auprès du lycée, sa cousine qui n’est autre que celle qui va lui inspirer le fameux roman Nedjma… ; la folie, puis la mort de sa mère internée durant près de 25 ans à l’hôpital psychiatrique de Blida ; la publication de ses premiers poèmes ; ses premières conférences organisées par le Parti du peuple algérien (PPA) et surtout celle qu’il a donnée à Paris, à la salle des Sociétés savantes, sur l’Émir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie ; ses séjours en France et sa rencontre avec deux autres grandes figures de l’art et de la littérature algérienne, notamment Malek Haddad et Mohamed Issiakhem ; ses grands reportages à Djeddah et à Port-Soudan dans le quotidien Alger Républicain ; la représentation de ses pièces théâtrales en France et ailleurs, et la publication de ses œuvres, surtout son unique roman Nedjma et le bruit qu’il a fait dans les cercles littéraires français ; ses voyages en Belgique, en Italie, en Allemagne, en URSS, en Yougoslavie, en Amérique, au Vietnam ; ses influences littéraires, ses relations avec les femmes, ses rencontres avec Jean-Marie Serreau, Berthold Brecht, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et les autres artistes et intellectuels européens ; son retour en Algérie après le recouvrement de son indépendance et les combats qu’il a menés pour diffuser son théâtre en allant, avec la troupe Action culturelle des travailleurs (ACT), vers le public «populaire» dans les villes, les villages, les fermes, les usines, les universités… Voilà le meilleur exemple de l’intellectuel qui descend au niveau de son peuple pour animer sa conscience, développer ses goûts et ses passions, lui inspirer l’amour du théâtre et, in fine, l’aider à s’élever vers l’élite.
Cependant, il ne faut pas se contenter seulement de la simple exposition des faits qui ont jalonné l’itinéraire de l’écrivain, en s’appuyant sur des repères chronologiques bien précis. Cela est très important bien entendu, mais il faut aussi essayer d’expliquer chaque action, chaque œuvre, chaque position de cet homme du fait qu’elles sont très liées à l’actualité nationale ou internationale de son temps. Cela ne sous-entend pas, bien sûr, que ses démarches, ses choix, ses visions ne sont pas liés à l’actualité de notre époque. On le sait bien, Kateb Yacine est un écrivain illuminé et un poète visionnaire.
L’œuvre de Kateb Yacine occupe une place privilégiée dans la littérature algérienne, maghrébine et même universelle, et l’auteur lui-même, de par sa personnalité forgée par l’errance et la révolte, et son génie incomparable a pris l’image d’un personnage mythique dans l’imaginaire du grand public.
Des études, des colloques, des conférences sur Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Tahar Djaout, Mohammed Dib, peuvent être, lorsque tous les canaux d’expression sont fermés, des moyens pacifiques et efficaces pour se faire entendre, pour conjurer l’archaïsme et rejeter ce système qui a banni le savoir, la liberté d’expression, la culture et la démocratie. Les peuples ne se libèrent des carcans de la tyrannie que lorsqu’ils se libèrent de ceux de l’ignorance. On ne peut parler de la littérature sans aborder la politique.
Les deux sont étroitement liées. Elles sont, en quelque sorte, consubstantielles. Il est temps de conjuguer positivement tous nos efforts dans les deux domaines pour concrétiser les rêves de notre peuple. «Le vrai poète, disait Kateb Yacine justement, fait sa révolution à l’intérieur de la révolution politique ; il est au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur. Le poète, c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de la vie dans une incessante explosion.»
Nedjma est, selon les critiques les plus avisés, la pierre angulaire de toute la production katebienne.
Elle n’est pas seulement l’œuvre majeure de son auteur, mais aussi, comme le dit si bien Tahar Djaout, «le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française»…
Il y a dans ce roman quelque chose d’extraordinaire qui hisse son auteur au panthéon de la littérature universelle et inscrit à jamais son nom sur le proscénium doré de l’éternité… Fascinant du point de vue du style d’écriture, exceptionnel du point de la structure du texte, pertinent du point de vue du contexte historique, il demeure l’œuvre phare de notre littérature. Il faut toujours essayer d’effacer cette idée têtue d’inaccessibilité et de difficulté collées à l’œuvre katebienne en général et à Nedjma en particulier, de l’imaginaire du public, afin de l’attirer et de créer en lui une sorte de curiosité à découvrir les multiples beautés et les valeurs littéraires inestimables de ce chef-d’œuvre absolu de la littérature… Personnellement, suis-je certain qu’une fois découvertes par les lecteurs, les beautés et les valeurs de Nedjma vont les conduire, les inciter à découvrir celles de Le Polygone Etoilé, Le Cercle des Représailles, L’œuvre en Fragments, etc.
Voici quelques clés pour accéder à l’univers de cette énigme fascinante, ce grand roman Nedjma.
Nedjma, le personnage central du roman, est une femme belle, remarquable par son corps désirable, sa chevelure fauve, ses parures riches. Elle est aussi attirante par son origine mêlée, de père keblouti et de mère juive française. Donc cousine-sœur et étrangère, ce qui la rend insaisissable et objet d’une séduction dangereuse. Ainsi, elle est à la croisée de deux quêtes principales :
1- Une quête amoureuse de nature interpersonnelle désirante et passionnée. Une quête qui entraîne ses amants en nombre de quatre dans une violence meurtrière :
• Mourad qui tue M. Ricard parce qu’il transférait sur sa fille Suzy son amour déçu pour Nedjma ;
• Rachid qui blesse d’un coup de couteau son ami et cousin dans un excès de jalousie puisqu’il a aimé Nedjma avant lui ;
• Mustapha qui se contente de fantasmer douloureusement dans son journal intime ;
• Lakhdar auquel Nedjma n’appartiendra jamais se contente lui aussi de fantasmer d’elle après une brève étreinte. 2- Une quête d’identité, en recherche de valeurs ancestrales perdues…
Nedjma est enlevée d’une façon consentante par Si Mokhtar et Rachid, et emmenée au Nadhor, lieu orignal de la tribu ancestrale Keblout. C’est le lieu où se déroule la scène du bain, «écriture du désir», bain purifiant du double péché :
a- d’être à demi-juive par sa mère,
b- et d’être femme fatale qui devise ses amants et les pousse à s’entre-tuer.
Nedjma est tantôt vue sous le signe de la splendeur et de l’innocence. Voici quelques exemples : «Un astre impossible à piller dans sa fulgurante lumière» ; «Nedjma n’était-elle pas innocente ? En vérité l’innocence rayonnait sur son visage» P.137-138.
Et puisque jusque-là elle a été frappée par des indices négatifs et inquiétants, comme par exemple : «L’adversité faite femme…» p.178, «Etoile de sang jaillit du meurtre», «L’ogresse au sang obscur», «Fleure irrespirable… mauvaise étoile… mauvaise chimère…» p.179, Si Mokhtar sera tué par le Nègre et Rachid chassé du territoire tribal de Nedjma et Nedjma définitivement séquestrée dans sa tribu ancestrale. Dès lors ne subsiste plus du personnage que l’évocation de la femme, ou de la silhouette de la femme voyageant entre Constantine et Bône. Femme voilée de noir toujours sous la garde du Nègre. Femme en deuil conservant le souvenir de tous les hommes morts pour la liberté de leur pays.
Et c’est ici que s’opère la transmutation d’un personnage personnalisé en un personnage emblématique mythique, symbole de l’identité bafouée : «Et c’est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d’entrevoir l’irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays…» p.175.
Auteur impressionnant, Kateb Yacine, à notre sens, et faut-il insister sur ce point, est l’écrivain de tous les combats libérateurs, l’écrivain qui a travaillé le plus sur l’éveil des consciences de toutes les classes sociales. Intellectuel engagé au sens propre du terme, franc-tireur inlassable, il a lutté pour toutes les causes nobles qui ont marqué son siècle. Il a commencé à militer pour l’indépendance de l’Algérie alors qu’il n’avait que seize ans, et après l’indépendance il s’est insurgé contre l’Algérie arabo-islamique ; il a dénoncé les massacres des Indiens en Amérique et sur lesquels il a publié six textes dans Alger républicain ; il a soutenu la cause palestinienne en écrivant la pièce théâtrale Palestine trahie ; la révolution vietnamienne à travers son séjour dans le pays de Ho Chi Minh où naît sa pièce L’homme aux sandales de caoutchouc ; il a défendu la culture et la langue amazighe, les droits de la femme et les revendications d’Octobre 1988.
Aujourd’hui, son aura rayonne dans les quatre coins de la planète et son nom est devenu le symbole de l’intellectuel algérien ; son effigie incarne l’idéal du génie, de la liberté, de l’amour et de la révolte dans les cercles artistiques et intellectuels, et ce, bien que des pans entiers de notre société ne connaissent pas la moindre information sur cette personnalité géante de l’Algérie. Bien sûr, c’est la faute à tout un système qui continue à dévaloriser les vrais symboles de la nation et à nier et renier les héros authentiques de la patrie.
«Je suis connu comme un boxeur, mais qui m’a lu ?» disait Kateb Yacine lui-même. Malheureusement, ses textes ne sont ni enseignés, ni décortiqués, ni analysés suffisamment dans les différents paliers de l’école pour assurer aux générations montantes une compréhension juste et objective, sachant bien qu’une œuvre si complexe, si profonde, si novatrice comme celle de l’auteur de Nedjma demande un travail sérieux et des efforts supplémentaires pour l’expliquer aux potaches, aux étudiants et au large public en général.
Le théâtre de notre grand dramaturge ne se joue que rarement sur les planches. A l’exception de Théâtre régional de Tizi-Ouzou, aucun grand édifice public, aucune grande rue ne porte son nom dans tout le territoire algérien. Dans les médias lourds, la télévision et la radio nationales notamment, Kateb Yacine demeure toujours absent, lui et beaucoup d’autres intellectuels et artistes, honorés un peu partout dans le monde, mais malheureusement ignorés dans leur terre d’origine.
Algérie Poste a émis en 2008 une série de timbres à l’effigie de quelques-uns de nos écrivains, comme Mohammed Dib, Rédha Houhou, Malek Bennabi, Benhedouga et Kateb Yacine. C’est à saluer certes, mais ce n’est pas du tout suffisant. On n’honore pas des écrivains d’une telle envergure seulement par l’émission de leurs portraits sur des timbres-poste. Cela pour dire simplement l’ostracisme scandaleux qui frappe encore nos écrivains et le degré inimaginable du mépris réservé à nos symboles qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour cette pauvre Algérie.
En parlant de «la véritable grandeur», Jean Baptiste Blanchard, dans Les maximes de l’honnête homme, disait : «On l’honore en apparence, mais dans le font on la hait ; on lui rend certains hommages, parce qu’on la redoute, mais ce ne sont que des hommages forcés ; et l’on sait bien, en son absence, s’en dédommager par les satires quelquefois les plus méprisantes.»
Un grand cinéaste disait de Kateb cette belle phrase : «Un pays qui a porté Kateb Yacine ne peut pas être un petit pays. Les Algériens doivent être fiers de l’avoir porté sur leur terre.» C’est vrai, la grandeur des nations se mesure par celle de leurs enfants créateurs. La France est grande par Voltaire, l’Allemagne par Goethe, la Russie par Dostoïevski, les Etats-Unis par Faulkner et l’Algérie par Kateb Yacine.
Y. H.