Kateb Yacine, un parcours, une œuvre toujours au centre des interrogations : De «Nedjma» à «Mohamed prend ta valise», une œuvre aux milles éclats

Kateb Yacine, un parcours, une œuvre toujours au centre des interrogations : De «Nedjma» à «Mohamed prend ta valise», une œuvre aux milles éclats

Un 28 octobre 1989, une foule immense accompagne à son ultime demeure Kateb Yacine, poète, dramaturge et auteur du roman «Nedjma» que Tahar Djaout considérait comme le «roman fondateur de littérature algérienne contemporaine». Décédé à l’âge de soixante ans, celui qui a également réussi à renouveler le théâtre populaire est né en 1929 à Constantine.

Tel que le soulignent de nombreuses biographies, c’est à la prison de Sétif, où il s’est retrouvé après les manifestations du 8 mai 1945, que le jeune Kateb Yacine a découvert l’oppression, la mort, le vrai visage de la colonisation et, surtout, son peuple, comme il le confiera lui-même. Suite à cette expérience, traumatisante pour un adolescent de 16 ans, Kateb entame, en 1946, l’écriture de son premier recueil de poésie «Soliloques». «J’ai commencé à comprendre les gens qui étaient avec moi, les gens du peuple (…). Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux», écrira-t-il en préface.
Kateb Yacine aura ainsi laissé une œuvre littéraire universelle, «Nedjma», publié en 1956 aux éditions françaises «Le Seuil». «Nedjma» a été, et cela dès sa publication, placé sous le signe de la réappropriation de l’identité algérienne ; dans leur «Avertissement», les éditeurs mettaient les lecteurs en garde contre ce qui, à leurs yeux, était «une œuvre profondément arabe et sur laquelle on ne peut porter un jugement valable si on la sépare de la tradition à laquelle, jusque dans ses reniements, elle ne cesse d’appartenir». Et ils ajoutaient : «La pensée européenne se meut dans une durée linéaire, la pensée arabe évolue dans une durée circulaire où chaque détour est un retour, confondant l’avenir et le passé dans l’éternité de l’instant». Ce roman singulier a fait et continue aujourd’hui de faire l’objet de nombreuses thèses universitaires en Algérie et en France, jusqu’aux Etats-Unis et le Japon, entre autres. Chaque année, des colloques sont organisés à travers les départements de littérature autour de cette œuvre majeure et de la fragmentation dans le théâtre katébien.

«Nedjma», roman fondateur
Les chercheurs universitaires estiment également que «Nedjma» s’est imposé comme le roman fondateur de la littérature algérienne moderne. Ecrit pour l’essentiel avant le 1er Novembre 1954, date du déclenchement de l’insurrection, il a été lu comme une somme d’informations sur l’Algérie colonisée, annonçant sa nécessaire libération. Kateb Yacine devait souligner lui-même qu’«il s’agissait à l’époque de montrer en français que l’Algérie n’était pas française». Citons aussi une autre grande plume des lettres algériennes, en l’occurrence Tahar Djaout, qui avait écrit de son vivant : «Nedjma est, en effet, sans conteste le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française […] Il a fallu attendre 1956 pour que Nedjma vienne, par la complexité de sa quête et la superbe échevelée de son écriture, fonder une vraie maturité littéraire.» Ajoutant que «pour la première fois dans la littérature maghrébine, l’expression de l’intérieur fracture la syntaxe qui la porte et fait éclater du même coup cet “indigénisme” qui sous-tend jusqu’aux meilleures œuvres des années 1950 […] Depuis, Nedjma demeure un texte sans doute inégalé dans la littérature maghrébine ; il demeure, en tout cas, le texte le plus inépuisable.»
Le constat aujourd’hui est que dans les milieux universitaires et des recherches spécialisés en littérature, l’écriture de Kateb Yacine n’en finit pas de passionner. Depuis la parution de «Nedjma», les lectures s’en sont multipliées ne faisant qu’aggraver l’énigme d’une esthétique qui, pour faire planer les lecteurs, donne bien du fil à retordre aux spécialistes. Mohammed Ismaïl Abdoun, autre grand spécialiste de l’œuvre de Kateb Yacine, offre des pistes de lectures dans son ouvrage justement intitulée «Lecture(s)» dans lequel il expose différentes lectures, dans le sens d’interprétations, de «Nedjma». «L’œuvre se déroule sur trois plans -ou énoncés- qui non seulement se recoupent, s’enchevêtrent, se contaminent, mais sont souvent aussi distincts», écrit-il.

Le théâtre… une arme
Au lendemain de l’indépendance, Kateb Yacine se tourne vers le théâtre populaire, soucieux de s’adresser au peuple dans sa langue. «L’homme aux sandales de caoutchouc» est joué, pour la première, en 1971, au Théâtre national d’Alger. La pièce est le fruit d’une collaboration entre l’auteur, l’homme de théâtre Mustapha Kateb, et la troupe du «Théâtre de la mer» dirigée par Kaddour Naïmi. Cette expérience donnera ensuite naissance à l’Action culturelle des travailleurs (ACT).
Sous la direction de Kateb Yacine, la troupe sillonnera pendant près de dix ans villages et places publiques dans la région de Bel Abbès où elle a élu domicile pour faire découvrir le théâtre à ceux qui n’y ont pas accès. «On ne choisit pas son arme. La nôtre, c’est le théâtre», disait-il pour souligner son engagement politique et social.
Durant toute cette période, Kateb Yacine n’aura de cesse de modifier ses œuvres, jouant avec les personnages, pour mieux coller à l’actualité et aux préoccupations populaires.
Définitivement focalisé sur l’écriture dramaturgique, traduite vers l’arabe dialectal, ainsi que la mise en scène, Kateb Yacine produira «la Guerre de deux mille ans», une œuvre universelle, inspirée du théâtre grec et qui a valu à la troupe une tournée de trois ans en France. En 1986, Kateb Yacine approche son idéal d’œuvre historique universelle en écrivant un extrait de pièce sur Nelson Mandela, puis «le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau». Cette dernière était une commande française pour marquer la célébration du bicentenaire de la révolution française.

Kateb et les nouvelles générations
Au théâtre comme dans la littérature et la poésie, l’œuvre de Kateb Yacine est «faite pour que la jeune génération se l’approprie, la revisite et la retravaille», estime l’historien de l’art et romancier Benamar Mediene, auteur de «Kateb Yacine, le cœur entre les dents». Pour sa part, Ismaïl Abdoun avait souligné, lors de l’une de ses conférences, que «si les jeunes générations sont attentives à la profondeur de l’oeuvre de Kateb Yacine, et goûtent aux choix de ses textes, cela déclencherait leur vocation d’écrire en éveillant en eux l’amour de la littérature et les motiverait à se lancer dans l’écriture». Il avait ainsi expliqué que l’oeuvre de Kateb Yacine, par sa beauté et la profondeur de ses textes, qu’ils soient poétiques, narratifs ou journalistiques, «suscite les jeunes vocations d’écriture, notamment les étudiants et lycéens». Ainsi, l’œuvre de Kateb Yacine peut devenir un véritable catalyseur pour la floraison de jeunes talents à condition qu’on lui accorde un véritable intérêt. C’est dans cet esprit que le professeur d’université a émis le souhait que son ouvrage «servira comme instrument de travail pour les étudiants et chercheurs».
Au final, citons ce chercheur qui avait souligné que Kateb Yacine «a rendu compte de la complexité des phénomènes psychiques, des rapports sociaux, des mécanismes politiques et autres qui commandent les conflits et les revendications. Il a plongé dans les enfers du langage et dans les creux des langues de la manière qui fait de chacune de ses interrogations ou de chacune de leurs prémisses, un vrai défi existentiel d’intelligence de l’univers depuis ses plus petites matières jusqu’à son infinie structure».

Sihem Bounabi.