Cette édition est sans conteste la plus réussie. Une semaine durant (du 19 au 26 juillet), des dizaines de milliers de personnes se sont donné rendez-vous dans ce village mythique pour donner libre cours à leur créativité.
Le 16e festival itinérant Raconte-arts s’est clôturé vendredi au village Sahel de Bouzeguène (At Wizgan) dans la wilaya de Tizi Ouzou. Cette édition est sans conteste la plus réussie de toutes les autres. Une semaine durant (du 19 au 26 juillet), des dizaines de milliers de personnes se sont donné rendez-vous dans ce village mythique pour un instant de liberté et de tolérance. Aucun incident n’a été enregistré durant la semaine du festival.
Chanteurs, peintres, musiciens, comédiens, poètes, photographes, chorégraphes, conteurs, magiciens, clowns, écrivains… se sont rencontrés à Sahel pour donner libre cours à leur créativité. La présence de ces dizaines d’artistes venus de toute la Kabylie, de l’Algérois, de l’Oranie, du sud du pays, d’Europe et de certains pays africains n’était en fait qu’un tremplin pour visiter Sahel, un des villages les mieux organisés de tout l’arch des At Idjeur. Sahel compte pas moins de 4500 âmes. Il est l’un des villages les plus peuplés de la région avec le village Houra.
Il constitue la frontière entre la région de Bouzeguène et celle des Illoulen Oumalou. Sahel a enregistré une soixantaine de martyrs durant la Révolution, même si la résistance contre le colonialisme date approximativement de la seconde moitié du 19e siècle. L’on raconte que les armées du général Randon qui a mené l’expédition vers la haute Kabylie n’a pu franchir le dernier village des At Illilten que vers juin 1857. Ceci dit, le passage “obligatoire” vers Illoulen passe par Bouzeguène avant de pénétrer les At Illilten, donc c’était par Sahel, village frontalier avec Illoulen, que l’armée coloniale franchit la haute Kabylie. Des jeunes étudiants de la région situent la “chute” de Sahel vers avril ou mai 1857.
Auto-organisation et autofinancement
Contrairement aux autres festivals et festivités, Raconte-arts se distingue par ces particularités : l’auto-organisation et l’autofinancement. Ainsi, aucune aide publique n’est acceptée par la ligue du festival. Ce sont les villages organisateurs qui assurent le financement des festivités. Entre transport, hébergement, restauration et autres frais liés à l’organisation, seule la contribution du village est admise. Néanmoins, des sponsors peuvent y participer, mais leur aide n’est pas obligatoire.
À Sahel, le comité de village, en collaboration avec l’association des femmes, de l’environnement, culturelle, sportive et l’association des chasseurs du village, a décidé de réaliser une quête. “Chaque père de famille doit s’acquitter d’un minimum de 1 000 DA”, nous informe-t-on. Quant aux commerçants, ils étaient obligés de verser 10 000 DA à la caisse du village pour assurer le financement du festival. “Nous n’avions pas pu avoir de sponsor, mais la participation des villageois était à la hauteur”, précise Djamel, citoyen du village.
À côté de cette auto-organisation et cet autofinancement, une autre décision de taille a été prise par la ligue du festival. Il est ainsi interdit aux services de sécurité “de se mêler” de la sécurité du festival. “Ils ne viennent pas, mais ils sont informés de tout ce qui se passe”, informent des villageois. “Nous avions exigé des commerçants de maintenir les prix pratiqués avant le festival”, précise Nacer.
Une affluence record
L’édition de cette année du festival Raconte-arts a enregistré la plus importante affluence du public sur les 15 précédentes éditions. Selon les organisateurs, les premières statistiques ont démontré qu’une moyenne de 10 000 visiteurs au village chaque jour.
“Nous n’avons pas encore un chiffre exhaustif, mais il varie entre 70 000 et 100 000 visiteurs durant toute la durée du festival”, précise l’un des organisateurs qui a pris pour exemple le spectacle animé la veille de la clôture par l’artiste Oulahlou où plus de 20 000 personnes ont assisté au show. “Jamais un gala n’a réuni autant de monde au sein du village”, affirme Nacer, enseignant et responsable de l’accueil et de l’orientation au sein de l’équipe organisatrice du festival.
Le chargé de l’accueil a également précisé que durant la durée du festival, plusieurs feux de forêt ont été signalés, mais “rien n’a pu détourner les organisateurs de leur première mission, à savoir réussir le festival”. Les organisateurs ont assisté les sapeurs-pompiers dans leur travail. Kaci, jeune organisateur, a souligné à ce propos que “même l’électricité a été déjà coupée durant les activités, mais les organisateurs ont fait face à toute éventualité”. Avec des activités artistiques tout au long des journées, des conférences thématiques, des visites guidées, des projections, des pièces théâtrales et des spectacles de musique durant les soirées, l’édition du Festival Raconte-Arts de Sahel restera pour longtemps un exemple à rééditer. Grâce à l’implication de tous, notamment des femmes, cette édition s’est distinguée par une organisation minutieuse.
“Comme des larrons en foire”, les organisateurs s’entendent sur tous les aspects de l’organisation, sans grabuge, sans heurts, mais avec tact, sérieux et abnégation. Quant au nombre de personne hébergées, les organisateurs évoquent un millier d’invités. Plusieurs ambassadeurs de pays européens se sont rendus au village dans le cadre du festival. Plusieurs artistes de renom, comme Ali Amran, cheikh Sidi Bémol (originaire de la région), Akli-D et beaucoup d’autres artistes ont animé des galas durant la semaine du festival. Un hommage a été rendu, par ailleurs, aux artistes issus du village.
Le rôle majeur de la femme
Les critères de sélection d’un village, pour l’organisation d’une édition de Raconte-Arts, sont l’espace et une participation au concours Rabah-Aïssat du village le plus propre, celui de la tolérance reste le premier. Ainsi, le village Sahel répond à tous ces critères, notamment celui de la tolérance et de la participation effective de la femme à la vie villageoise.
Avec un comité de femmes, Sahel a su réunir toutes les citoyennes et tous les citoyens du village autour d’un seul idéal: faire de Sahel un village exemple. Certes, le pari était dur, mais le résultat est là. Sahel n’exclut personne. Tout le monde participe. L’assemblée dédiée exclusivement aux femmes, avec une représentation égale à celle des hommes à l’assemblée du village, Tajmaât ne compte pas que “les mâles”, les citoyennes de Sahel jouent grandement leur rôle. Elles y activent, y participent et y décident pour le bien-être de tous. Cette “agora” kabyle a muté avec le temps.
Ni la démocratie de “gentillesse”, ni la domination des hommes n’ont résisté aux temps et aux esprits émancipés. À Sahel, “un bon citoyen” est celui qui participe, qui travaille, qui propose… Durant toute la durée du festival, les femmes de Sahel sont toutes habillées de leurs robes kabyles. Aux couleurs étincelantes, elles rappellent une certaine reine, Kahina, une autre résistante, Fadhma N’soumeur, d’autres héroïnes, à l’image de Malika Gaïd, Hassiba Benbouali… “Il n’y a aucun obstacle pour nous de participer à la vie villageoise”, nous disait Souad, jeune mère au foyer. Pour elle, “rien ne pourra réussir si on exclut une partie de la société villageoise”.
Elles étaient partout, à l’accueil, à l’orientation, comme guides, animatrices, chargées de l’information, de la restauration, de l’hébergement… La femme à Sahel a reconquis son espace. Celui qu’elle a perdu dans d’autres contrées. À Sahel, elle s’émancipe, elle participe, elle décide… En résumé, la femme à Sahel vit tout simplement. Comme un rempart à un islamisme qui ne cesse de gagner du terrain. Tel un bouclier ou une armure face à l’intolérance et au fondamentalisme, la femme à Sahel rappelle que les combats que l’on mène n’ont aucun sens sans elle.
C’est également cette liberté et cette émancipation qui distinguent ce village. La clôture fut en apothéose. La fête était bonne. Aucun visiteur n’a été déçu. Le prochain village organisateur sera désigné en mars prochain. La Ligue du Festival Raconte-Art est déjà à pied d’œuvre pour finaliser les bilans et entamer les démarches de la prochaine édition. Le village organisateur de la 17e édition aura beaucoup de peine à faire mieux que l’édition de cette année. Sahel a placé la barre haut. Très haut !
M. M.