Abdelkader Guerine*
Cette confrérie se réfère potentiellement au soufisme populaire, au même titre que ses écoles sœurs, les Hamadcha, les Aïssawa ou les Jillala. Elle s’est constituée à travers les siècles à partir de populations originaires d’Afrique noire, principalement des esclaves et leurs descendants. Les Gnawa forment une doctrine de possessions rituelles à caractère mystique et thérapeutique dont les pratiques seraient l’héritage de cultes animistes païens subsahariens. Maîtres et disciples, noirs et blancs, hommes et femmes, portent ce vécu culturel, artistique et spirituel, aussi bien dans la pratique de manifestations périodiques que dans la vie quotidienne en général.
Le cinéaste Pierre Guicheney explique dans son film «Le bal des génies» que l’origine des Gnawa remonte au temps de l’esclavage, lorsque les grandes caravanes parties d’Afrique drainaient vers le Maroc des populations captives originaires du Sahel. Ces esclaves ont servi à la construction des murailles de toutes les vieilles villes marocaines, ils étaient un renfort de consolidation pour l’armée, la garde royale leur a toujours été confiée à cause de leur dévouement et leur obéissance aveugle à la monarchie arabo-musulmane.
Selon le sociologue français Georges Lapassade (1924/2008), les Gnawa sont une population défavorisée d’origine africaine regroupée dans deux parties du monde : un ensemble afro-américain couvrant les Antilles, le Brésil ainsi que d’autres zones géographiques d’Amérique Latine. Et l’ensemble afro-maghrébin qui trouve ses racines à partir de la conquête musulmane de l’Afrique du Nord. Le terme de Gnawi se traduit par celui de Guinéen, ou encore Ghanéen, tant sur le plan de la linguistique que sur celui de l’histoire. L’empereur du Ghana aurait envoyé des dizaines de milliers d’hommes pour assister Oqba Ibn Nafaa, chef religieux et commandant de l’armée musulmane, dans la guerre sainte à la conquête de «Ifriqiya» (Afrique du Nord) entre 647 et 709 de notre ère. Cette action marque les premiers échanges d’interpénétration entre l’Afrique noire et le Maghreb après l’islamisation de cette partie du continent.
Ces contacts vont se développer par la suite, d’abord sous les Almoravides avec Youcef Ibn Tachfine (1076), puis les Almohades (1163) qui étendirent l’Etat islamique de l’Andalousie jusqu’au Soudan occidental. Au 16ème siècle, le sultan Ahmed El Mansour de la dynastie chérifienne des Saâdiens organisa une expédition après la prise de Tombouctou. Il en revint victorieux et en rapporta des hommes africains et une grande quantité d’or, ce qui lui valut le surnom de «El Dehbi» (L’homme en or). Des caravanes d’esclaves sont systématiquement organisées au fil du temps, une main-d’œuvre utile pour la construction de villes, de casbahs, de ksour, de ports, pour l’exploitation des plantations agricoles, et aussi pour servir de soldats parmi les colonnes du «makhzen».
La situation de ces esclaves va évoluer avec l’avènement de la dynastie Alaouite, dans la mesure où ils vont prendre une importance considérable en devenant la garde de confiance du Sultan Moulay Ismaïl (1672-1727). Un véritable transfère de populations noires s’établit entre Tombouctou et Marrakech jusqu’à la fin du 18ème siècle. La mutation de la population africaine s’étendit à tous les royaumes naissants au Maghreb, puis aux beyliks de l’Empire ottoman. Les navigateurs portugais ont aussi contribué à ces importantes «migrations» dans le cadre de la traite négrière. On peut cependant noter que l’esclavage, bien qu’officiellement aboli depuis longtemps en Afrique du Nord, en accord avec les principes coraniques d’égalité entre les hommes, persistera jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les membres de la confrérie des Gnawa assument pleinement leurs origines historiques en se reconnaissant comme les descendants des esclaves noirs, arrachés à leur terre globalement subsaharienne. Du moins, cette affirmation de leur «négritude» n’est pas exclusive, car ils revendiquent aussi leur appartenance à l’islam en général et en particulier leur rattachement au soufisme. La communauté gnawie est régie sous «la wilaya», patronage, de deux lignées spirituelles distinctes : la filière du saint soufi Sidi Abdelkader El Djillali, enterré à Bagdad, dont les adeptes ont fondé «la tariqa (voie spirituelle) Qadiriya», et la filière qui conduit à Sidi Bilal, personnalité hautement symbolique en sa qualité d’esclave affranchi et de premier muezzin de l’islam, qui devient une référence incontournable de la confrérie.
Emile Dermenghem, journaliste et bibliothécaire français, dit sur la communauté des Gnawa : «C’est la forme que devait facilement prendre la mystique d’une minorité déplacée, opprimée, exilée, et qui s’est accommodée de l’islam en Afrique comme du christianisme en Amérique. Les génies du Soudan venus en Afrique du Nord y trouvèrent des génies arabes et berbères avec lesquels ils firent bon ménage. Les uns et les autres devinrent les «ridjal Allah», les hommes de Dieu, et les confréries qui cultivaient leur présence se placèrent sous l’égide de Sidi Bilal, le muezzin du Prophète, l’Abyssin racheté par Mohammed aux persécuteurs de La Mecque, un des premiers musulmans, un des plus indiscutables compagnons. On ne pouvait trouver référence islamique plus vénérable.»
«El Hadra» est le nom donné au rassemblement des Gnawa. Des attroupements, parfois massifs, invitent aussi les non adeptes à la confrérie à assister à leurs représentations hallucinantes qui joignent le spiritisme au folklore patrimonial. Ces événements tiennent lieu dans le siège reconnu par toute la communauté, un mausolée dit «La zaouïa», «Eddar» ou «M’halla», il y en a un pratiquement dans chacune des villes du Maghreb. Ces maisons sont administrées et entretenues par les familles les plus influentes des Gnawa. Elles contiennent souvent la sépulture des saints patrons des lieux et des chambres pour recevoir les voyageurs qui viennent de loin. Les ancêtres esclaves de ces familles influentes ont eux-mêmes été affranchis par les marabouts en question, les descendants se relaient donc la servitude des lieux comme un destin et un précieux héritage.
L’organisation des festivités populaires s’enregistre dans le calendrier des Gnawa pour célébrer toutes les fêtes religieuses comme les «deux Aïds», le Chaabane, «L’Achoura», «El Mawlid Ennabaoui», ou bien au «Moussem», la saison des récoltes agricoles, pour des mariages, pour des «Touiza», travail de bénévolat collectif, ou d’autres commémorations familiales. Les cérémonies commencent toujours par «Le Dikr» et «Le Wird» qui sont des répétitions collectives des noms divins et des versets coraniques. Après les cours destinés à approcher la présence divine, «El Hadra» s’enchaîne avec la croyance ancestrale, l’exercice d’une sorte de thérapie qui consiste à éliminer les entités surnaturelles que l’on nomme les djinns, le mauvais œil, la sorcellerie, la démence et toute tare intruse à la nature humaine. Le principe de cette pratique c’est la purification de l’esprit pour que le corps retrouve son repos. Les invocations purement musulmanes attachées à la personnalité du Prophète Mohamed (QSSSL), les prières adressées à Sidi Abdelkader ou Sidi Billel, vont en effet progressivement laisser la place à d’autres traditions beaucoup moins orthodoxes, liées à de nombreuses cohortes typiquement existentielles.
Toutefois, le rituel central de la confrérie est «La Lilla», la nuit ou la veillée, appelée aussi «La Derdeba». Il arrive que plusieurs confréries du pays animent une «Lilla». Les Gnawa s’articulent autour d’un maître musicien, le M’aallem, qui manipule magistralement un «Guembri ou Goumbri», un luth traditionnel rectangulaire à trois cordes. Le chef est entouré de plusieurs joueurs de percussions, de «Tbal», tambour, et de «Karkabou» qui sont des crotales de fer plus larges que les castagnettes espagnoles. Les musiciens portent des vêtements multicolores, verts, noirs, rouges, jaunes ou bleus, chaque couleur symbolise un état des danses excitées par la psalmodie mélodieuse de la thérapie.
Des litanies sont récitées, chantées sur fond rythmique et musical tout à fait spécifique, introduites par un rituel précis et fort complexe, avec des danses qui aboutissent souvent à des états de transes de possession provoquées évidemment dans un but thérapeutique. «La Lilla» se divise en trois phases qui sont : «Laada», la coutume, «Ftouh», l’inauguration et «Mlouk», la possession. Ces phases se distinguent dans le déroulement du rituel par les rythmes de la musique et les cadences des danses. Ainsi, «Le Mlouk» est l’étape finale où la musique est plus accélérée, le chant plus bruyant et où la transe des danseurs atteint son paroxysme.
Outre les effets sociaux de «La Lilla», son but demeure la purification du corps par l’extase de ses propres énergies, la guérison des maladies nerveuses et la pacification de l’âme avec la nature. Le matériel nécessaire à la réalisation d’une «Lilla» se compose de plusieurs accessoires, chacun avec son rôle et son sens précis. On y trouve la cravache de flagellation, synonyme de douleurs exprimées pour répondre aux grandes misères vécues par les parents, jadis durant leur «voyage» vers le Nord. Le coutelas traditionnel symbolise l’autodéfense, la protection de sa liberté. Les drapeaux et les petits fanions sont la signification identitaire qui désigne l’appartenance à telle ou telle famille ou confrérie. L’épée, quant à elle, indique l’instauration de la paix. Le chapelet pour l’unicité d’Allah et l’unité du groupe, «Errouina», farine de blé, pour la satisfaction en aliment, le tapis de peau de mouton pour la richesse et la prospérité, les clochettes pour la joie, le chapeau pour la dignité, les plumes font des ailes pour «La Ziara», pèlerinage à La Mecque, et des morceaux de miroir, aussi bien pour le décor que pour le renvoi des regards jaloux.
Le porte-encens est l’objet qui domine le mieux par ses fumées odorantes qu’il dégage de ses braises de résine aromatisée de substances agréables. Il est tenu par un membre qui accompagne la troupe, un danseur qui tourne au devant de la scène, un gland attaché à sa chéchia virevolte aussi au rythme des vibrations musicales, avec un plat en osier dans son autre main pour collecter l’argent donné par les présents. Le bien récolté sera réparti entre la famille qui gère le lieu, une famille qui vit généralement des dons des visiteurs, les musiciens et les gens les plus démunis de ce peuple.
La séance de «La Lilla» mêle à la fois des apports originels de l’Afrique noire, ceux de la civilisation arabo-musulmane venue de l’Est et ceux des cultures berbères autochtones. Ce syncrétisme culturel se présente dans une rigoureuse logique historique, puisque ces hommes qui constituent une communauté minoritaire ont bien dû s’adapter et s’accommoder de l’Islam au Maghreb, sans pour autant renier leurs croyances et pratiques antéislamiques.
Dans un passé récent, à défaut de «Lilla» ou de Hadra» diurne, et par des périodes de grand besoin, les Gnawa transportent leur spectacle dans les quartiers des villes. Ils font le tour des rues en chantant et en dansant sous le glas de leurs sonorités tintamarresques et le parfum du «bkhor» qui vaporise amplement l’atmosphère de leur passage. Ils sont parfois accompagnés par un taureau noir, qu’ils décorent avec des foulards de différentes couleurs et de chaînes d’œil de bœuf. Bien que les conditions ne soient pas réunies, et la situation ne prête pas à l’accomplissement de «Mlouk», possession surnaturelle, les habitants honorent l’animation des Gnawa par de l’argent ou des aliments en reconnaissance à l’effort spectaculaire de ces artistes.
Un Gnawi ne pratique jamais la mendicité, il vit de son travail, et surtout de son art. C’est un peuple hospitalier et généreux qui se donne corps et âme pour satisfaire le besoin de son entourage, tant en matière de bien-être et de loisirs qu’en services ésotériques et spirituels. Sociables, ils sont aussi aimables et ambiants avec le sens du dialogue et celui de l’humour et de la courtoisie. Il faut reconnaître, cependant, que les enfants des Gnawa ne ressemblent pas du tout aux vieux. Ils n’ont pas connu l’esclavage. Ils ont la peau plus claire que celle des parents à cause de la douceur du climat méditerranéen et des mariages avec des familles arabes ou berbères dont les descendants sont métissés ou carrément blancs. De plus, les nouvelles générations des Gnawa s’intéressent de moins en moins aux rites de leurs ancêtres. Ils sont, d’un côté, plus insérés dans les sociétés actuelles des pays du Maghreb, et surtout fort attirés par la civilisation occidentale qui domine le monde. D’un autre côté, les nouveaux courants politico-religieux qui émergent en Afrique interdisent les pratiques superstitieuses des Gnawa qu’ils jugent démoniaques, impies et contraires aux principes fondamentaux du culte musulman. L’adaptation du monde gnawi au climat social et culturel devient de nos jours improbable, pour ne pas dire impossible. Les rassemblements de la communauté résistent malgré tout à l’oubli et à l’extinction, mais elles se limitent à des rencontres familiales fermées, ou à des représentations publiques timides, enregistrées dans le cadre du programme des instances de la culture ou du tourisme de l’Etat.
De ce fait, on peut conclure que le monde des Gnawa du Maghreb a perdu presque toutes ses vertus importées autrefois d’Afrique. Ce monde alchimique prodigieux n’a plus la verve fantasmagorique ou l’attrait envoûtant qui constituaient son âme et l’essentiel de ses disciplines. Désormais, on ne trouve plus l’enchantement fascinant des «Lilla» qui associent la transmission cultuelle à l’exorcisme hystériquement cérémonieux.
Actuellement, le mot Gnawa renvoie directement à la musique gnawi. Le guembri est le seul outil de ce patrimoine qui a pu survivre aux changements sociaux sauvages. Sans aucune dénaturalisation de sa valeur stylique, l’instrument est toujours enraciné dans la culture de l’Afrique subsaharienne, malgré son agencement avec les instruments modernes des musiques occidentales. On reconnaît facilement, parmi l’acoustique des résonances technologiques, les syncopes traditionnelles du «guembri», tièdes, graves, mélancoliques et qui invitent toujours au mouvement physique et à la transe. Mais, l’internationalisation du «guembri» doit certainement son succès grâce aux recherches ethnomusicologiques entamées par les Européens, notamment des musiciens comme Bill Laswell, Adam Rudolph ou le pianiste Randy Weston, et d’autres qui font appel à la basse gnawie pour participer à leurs compositions musicales Jazz, Blues, Rock, Hard ou Reggae. Ainsi, «Le Gnawa fusion» est un nouveau genre né justement de l’association d’instruments occidentaux et du dispositif euphonique gnawi.
Au Maghreb, le style «Gnawa fusion» fait ravage parmi les jeunes qui affluent en milliers vers les différents festivals qui y sont organisés, et surtout au Maroc, celui de Essaouira est d’une renommée mondiale. Des artistes comme Hasna El Becharia, M’aallem Bensaid, ou M’aallem Ahmed Babkou sont les pionniers de ce style contemporain qui unit la vocation des sons novateurs à l’esprit antique immémorial. Cette fusion entre soufisme et modernité produit une expérience esthétique unique, laquelle attire les jeunes Maghrébins qui rejettent l’extrémisme et soutiennent les valeurs d’une humanité partagée.
L’ambiance extravagante de ces galas ressemble énormément à l’atmosphère hystérique des «Lilla» d’antan. Gnawa est un monde de rêves. Ces gens apprécient mieux la liberté, ils respectent bien celle des autres, car un jour ils étaient effectivement esclaves. Ils portent beaucoup de bonheur en eux. Ils sont comme les hirondelles, leur absence est un signe de pauvreté et de tristesse générale.