La crise du régime rentier de Samir Bellal: Quand la perspective ne permet pas aux aveugles de voir

La crise du régime rentier de Samir Bellal: Quand la perspective ne permet pas aux aveugles de voir

Grâce à cet essai sur «une Algérie qui stagne», le lecteur se trouve plongé dans le cœur du débat sur le régime rentier, un système aujourd’hui dans l’impasse. Samir Bellal propose un travail de recherche d’une grande réflexion et d’une grande rigueur dans son approche.

Les éléments essentiels de la problématique posée dans ce livre pourraient être les suivants : «(…) le marasme économique qui touche aujourd’hui notre pays apparaît comme la résultante d’une régulation économique ambiguë dont les contours prennent la forme d’une combinaison périlleuse associant, d’un côté, un libéralisme puéril, et de l’autre, un étatisme stérile. Il était en effet illusoire de s’attendre à ce que notre économie prenne la trajectoire vertueuse de l’émergence, que beaucoup d’autres pays ont réussi à emprunter, lorsque l’essentiel de la politique économique de l’Etat se résume à une ouverture inconsidérée des frontières extérieures du pays au moment où, à l’échelle interne, les mécanismes incitatifs de marché, (concurrence, prix, crédit…) sont bloqués, gelés ou carrément combattus» (avant-propos). Privilège du hara-kiri ou art du funambule ? Comme dirait La Bruyère, «l’héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste».

Alors que le monde économique contemporain poursuit sa course de vitesse, le millefeuille rentier, lui, engendre de l’inertie et fait perdre énormément d’énergie. Les logiques d’appareils et de la rente annihilent toute politique économique qui permettrait de s’adapter à la dynamique de mondialisation en cours et aux nouveaux paradigmes qui se dessinent. «L’Etat algérien n’a pas de doctrine économique, écrivait, en 1990, Lahouari Addi dans L’impasse du populisme. Vingt-cinq ans plus tard, la situation ne semble pas avoir fondamentalement changé. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la légèreté déconcertante avec laquelle il passe, en l’espace de quelques mois, et avec le même personnel politique aux commandes, du libéralisme le plus débridé au dirigisme le plus stérile. En somme, la politique économique de l’Etat manque de visibilité et son projet économique, si projet il y a, se révèle (…) dépourvu d’éléments qui le rendraient scientifiquement repérable», souligne l’auteur dans l’avant-propos.

De quoi faire pleurer Kafka ! Mais pourquoi les décideurs ne veulent-ils pas regarder au-delà d’une économie fondée sur les ressources pétrolières, extractive et de rente, et accélérer le passage à une économie productive, liée à l’esprit d’entreprise, à la science, au savoir, au capital humain créateur de richesses ? Est-ce parce que les dirigeants politiques et certaines élites sont complètement déconnectés des réalités économiques, scientifiques, géopolitiques, géostratégiques et militaires du monde ? Ou est-ce parce que les élites retranchées, installées confortablement sur des rentes qui stérilisent toute vision à moyen et long terme pour accélérer le développement du pays, sont atteintes de cécité psychique, et donc impuissantes à reconnaître les réalités qui s’offrent à leur yeux ? A moins que leur conception patrimonialiste de l’économie ne soit pas tout simplement dictée par des intérêts égoïstes et terre-à-terre, intérêts consolidés par des habitudes extractives et parasitaires hostiles à tout changement ou rupture… Dans tous les cas de figure, le syndrome de la rente constitue une entité «clinique» parfaitement cohérente dans sa dysfonctionnalité. Samir Bellal en analyse la logique discursive et sans épaisseur, celle qui s’exprime par discours et mots, qui produit des phénomènes contre nature et qui se retourne contre la logique économique elle-même. En économie, disait Samuel Butler, «je ne connais aucune exception à cette règle, qu’il est moins coûteux d’acheter son lait que d’avoir une vache». Sauf que la perspective ne permet pas aux aveugles de voir !

Le paradoxe du système rentier (c’est-à-dire ses contradictions, ses contresens, ses antinomies, ses absurdités vraies) est ainsi passé au scalpel et au bistouri du chirurgien. Samir Bellal opère à merveille sur le corps frappé d’inertie. Son diagnostic est celui de l’enseignant-chercheur ayant une connaissance des mondes économique, financier et politique, connaissance acquise par l’expérience théorique et pratique. Pour ce sujet pointu, son travail de recherche invite à découvrir et à mettre à nu tout un réseau de chaînes qui s’étendent dans plusieurs directions. Tout est passé au scanner, expliqué, commenté et enrichi de propositions de sortie de crise. Parmi les points abordés : l’absence de vision économique, l’absence de réformes structurelles profondes, l’inexistence d’une vraie politique industrielle, le déficit de la production nationale, l’obsolescence des entreprises publiques, la «pétrolarisation» du budget de l’Etat, la circulation et la distribution de la rente énergétique, le clientélisme et la corruption, l’essor de l’économie informelle, la bureaucratie tentaculaire et stérilisante, la perversion du rapport salarial, etc.

L’auteur commence par préciser que son ouvrage «reprend, avec quelques modifications et actualisations, l’essentiel d’une thèse de doctorat en économie, ayant pour titre «Essai sur la crise du régime rentier d’accumulation en Algérie — une approche en termes de régulation», soutenue fin mars 2011 à l’université Lyon 2». Le but de cette recherche est également rappelé dans la conclusion générale : «Le présent travail se veut une contribution modeste à une réflexion qui a pour cadre théorique une approche qui met en avant le rôle des institutions. A notre connaissance, peu de travaux sont consacrés, dans ce cadre, à l’analyse du régime rentier à l’œuvre en Algérie.

C’est dire la nécessité et l’intérêt de développer un programme qui prendrait en charge nombre d’impératifs tels que la pluridisciplinarité, la prise en compte de la période longue, la vérification économétrique des régulations partielles, etc. Le programme en question devrait aussi et surtout dépasser le stade de l’analyse neutre et abstraite pour formuler des propositions concrètes de sortie de crise, comme cela est de tradition dans les analyses qui se réclament de l’économie institutionnelle ; la perspective pratique de celle-ci étant davantage tournée vers la réalisation du changement que vers la recherche des conditions d’un hypothétique équilibre virtuel.»

En d’autres termes, il s’agit de sortir impérativement du statu quo économique, déjà vermoulu et lézardé, et qui risque de craquer à tout moment.

Dans cet essai, l’auteur ne se limite pas à analyser ce qui freine puissamment le développement économique, scientifique et technologique, il investit également le champ des idées neuves, fortes, heureuses. Bilan critique et logique propositionnelle s’inscrivent dans une vision prospective. Par exemple, l’idée «de savoir sous quelles conditions et dans quelles limites la rente d’origine externe peut être convertie en ressource pour financer l’accumulation. Plus précisément, il s’agit de savoir au travers de quels mécanismes institutionnels est-il possible d’impulser durablement la transformation de la rente en capital productif. Et de cerner le rôle fondamental que jouent les compromis institutionnels dans l’établissement d’une économie productive dans un contexte où l’essentiel du surplus est de nature rentière» (quatrième page de couverture).

La démarche adoptée par le chercheur — à la fois théorique et pratique, pragmatique et innovante — s’appuie, pour ce faire, sur l’approche en termes de régulation (AR). Pour l’auteur, l’Ecole de la régulation offre en effet un modèle théorique pertinent et peut «constituer une approche féconde» pour l’étude d’un pays en voie de développement comme l’Algérie. Nonobstant les limites de l’analyse régulationniste des régimes d’accumulation à l’œuvre, l’auteur estime que l’Ecole de la régulation «présente l’avantage particulier de permettre une délimitation du champ d’investigation en émettant en avant le rôle central que jouent cinq institutions économiques fondamentales, qui constituent autant de mécanismes de coordination alternatifs dans une économie de marche, à savoir : le rapport salarial, la monnaie, le mode d’insertion internationale, le régime de concurrence et l’Etat». L’approche de la régulation a, ici, l’avantage de mettre en avant «le rôle fondamental que jouent les rapports sociaux, ou du moins ceux d’entre eux considérés comme fondamentaux dans la définition d’un régime d’accumulation».

Grâce à quoi, Samir Bellal développe une réflexion inédite où il identifie «les facteurs explicatifs de la perversion du régime d’accumulation en Algérie».

La crise structurelle du système rentier est alors précisée, spécifiée, ses sources et ses symptômes sont diagnostiqués dans le détail, ses manifestations au plan macroéconomique et au niveau du comportement des acteurs sont bien identifiées. Dans sa préface, Smaïl Goumeziane n’a d’ailleurs pas manqué de relever l’originalité et l’intérêt de pareille approche.

Il écrit à propos de l’auteur : «Par le recours judicieux à de multiples références théoriques et empiriques, il s’efforce de montrer les raisons qui ont conduit à l’invraisemblable crise de tout un pays, l’Algérie, à sa permanence, et les difficultés à y remédier par la réforme.» Ce qui permet au lecteur de comprendre, par exemple, pourquoi les réformes initiées depuis 1986 n’ont jamais réussi à briser le cercle vicieux du régime rentier. Des réformettes et une économie cosmétiquée ! Aussi bien, si «l’Algérie de 2017 ressemble étrangement à celle de 1985», c’est parce qu’il y a «une absence de maturité dans la conduite de la politique économique». Preuve en est, «le recours aux solutions de facilité, coûteuses et stériles», phénomène inhérent à «un atavisme populiste dont les ressorts se sont progressivement substitués, à la faveur du boom pétrolier qui dure depuis 1999, aux mécanismes rationnels du marché».

Résultat des courses, «aussi paradoxal que cela puisse paraître, la libéralisation en Algérie, loin de conférer à la rente pétrolière un nouveau statut, n’a fait que consolider le fondement rentier de l’économie nationale».

Ce type de libéralisme est notamment illustré par «un profil entrepreneurial» en vogue : «celui qui, adossé à la rente, se présente sous le sigle, devenu générique, d’ETB (l’entreprise de travaux publics).»

Samir Bellal a structuré son ouvrage en cinq grands chapitres précédés d’une introduction générale dans laquelle il présente et explique le sujet, expose la méthode d’approche théorique, pose la problématique du débat sur la rente…

à la fin, il esquisse une idée-force : mise en œuvre d’un nouveau régime d’accumulation, qui soit en rupture avec le régime rentier, nécessite l’implication du politique (et donc de l’état) pour le cas algérien. C’est là un nouveau paradoxe— qui n’en est pas un en réalité, et il s’attachera à le démontrer dans son étude.

à l’entame de sa grille d’analyse et de décryptage, l’auteur s’attarde sur la  théorie dominante du «Dutch Disease» (ou «syndrome hollandais») et dont les modèles «sont difficilement applicables dans les pays en voie de développement». Il démontre que de tels modèles ne sont pas valables pour l’Algérie, car la rente, présentement, est utilisée principalement par l’état, seul acteur et agent à configurer les formes institutionnelles de régulation. Dans ce chapitre premier intitulé : «Rente externe et accumulation du capital : éléments d’un débat», l’essayiste commence par défricher le terrain et éclaircir le débat en passant au crible une multitude d’approches théoriques (dont l’approche par la régulation) applicables ou non aux économies en développement.

Les «spécificités du régime rentier d’accumulation» sont ensuite analysées, décortiquées. Pour l’auteur, l’objectif recherché est  de comprendre le fondement de l’usage qui est fait de la rente pétrolière au niveau interne. Et de pointer certaines particularités qui «font que l’on ne peut appréhender la problématique de l’Etat dans les sociétés rentières  en recourant à la conception «fordiste» de la régulation. Parmi ces particularités : une régulation institutionnelle et des compromis eux-mêmes institutionnalisés, rendus nécessaires ; l’absence d’autonomie de la sphère économique par rapport au politique ; la médiation incontournable de la monnaie… à titre illustratif, l’auteur évoque «certains traits caractéristiques de certaines trajectoires nationales» (Malaisie, Indonésie, Vénézuela) afin «de montrer la diversité des arrangements institutionnels en matière de mobilisation de la rente à des fins productives».

Les chapitres suivants sont consacrés à l’Algérie, à son économie de rente, sa culture rentière… Dans ces quatre parties importantes du livre, Samir Bellal  sonde en profondeur le système rentier en Algérie, depuis «Le projet étatique de développement ou l’héritage volontariste» (chapitre deuxième) jusqu’à «La question du changement institutionnel en Algérie» (cinquième chapitre). Quant aux troisième et quatrième chapitres, ils sont intitulés respectivement : «De nouveaux arrangements institutionnels, mais des performances économiques mitigées» et «Le régime d’accumulation à l’épreuve de la réforme». Histoire économique, procédures institutionnelles mises en œuvre au cours des différentes expériences entreprises depuis l’indépendance, réformes, crise du régime d’accumulation, etc, sont parmi les questions fondamentales analysées et soumises à l’examen. Au départ, déjà, «l’expérience volontariste-étatiste de développement, qui s’étale jusqu’à la fin des années 80, pose (…) le problème fondamental des relations entre l’économique et le politique».

Résultat, le «gel du rôle régulateur des prix» se traduit, par exemple, par des «inefficiences en matière d’allocation des ressources» et de «régulation des échanges». La volonté de l’état «de combattre politiquement le marché» a généré un volontarisme figé comme mode de régulation, avec cependant un coût économique énorme et des effets pervers innombrables (déficits chroniques du secteur public industriel, essor des activités spéculatives, extension du marché parallèle…). Depuis le début des années 90, l’Algérie a tenté des réformes, mais sans aboutir à l’instauration d’une économie performante.

Statistiques à l’appui, l’auteur fait remarquer «l’absence de tendances positives indiquant une rupture avec le régime rentier de croissance». Le statu quo semble, au contraire, prévaloir, avec une «économie qui demeure rentière et une industrie en déclin», le blocage de la transformation de la rente pétrolière en investissement, l’échec de la privatisation, etc.

D’où le nécessaire retour sur «le blocage institutionnel» et la question à laquelle l’auteur tente de répondre à la fin de sa recherche. La question est celle-ci : «Pourquoi la transition institutionnelle, qui devrait conduire à une sortie du régime rentier, semble-t-elle bloquée ?» La réponse (ou, du moins, des éléments de réponse) est donnée dans la cinquième partie et dans la conclusion du livre.

Certains «acteurs» devraient avoir la sagesse, la clairvoyance et le courage politique de mettre en œuvre une véritable «transition institutionnelle» dans laquelle l’Etat interviendra en tant que puissance éclairée et en tant que garde-fou à une  libéralisation sauvage, incontrôlée. L’obstacle n’est pas insurmontable.

Hocine Tamou

Samir Bellal, La crise du régime rentier. Essai sur une Algérie qui stagne, éditions Frantz-Fanon, Tizi-ouzou 2017, 290 pages, 900 DA.