Cet été, l’écrivain algérien Boualem Sansal nous donnait sa vision de la fin du monde : celui de l’islamisme triomphant. Prémonitoire ?
Une farce farcie d’humour noir ou un cruel avertissement ? Un cauchemar annoncé ou une injonction romanesque à tout faire pour que l’horreur exposée dans ses moindres détails par ce livre n’advienne jamais sur la terre des hommes ? Boualem Sansal a décidément bien du courage. Né en Algérie, où il vit toujours, accusé de « haute trahison » par le Hamas parce qu’il se rendait à un Salon du livre à Jérusalem, censuré par le régime de Bouteflika pour son essai Poste restante : Alger, mais acclamé partout ailleurs, le voici qui – après Le Village de l’Allemand, où il faisait le parallèle entre islamisme et nazisme, et Le Serment des barbares, où il s’attaquait au chaos politique et religieux de son pays – ose se mettre dans les pas de George Orwell, l’auteur de La Ferme des animaux et de l’indépassable 1984. Indépassable, oui. Mais si puissant et toujours si pertinent qu’il tolère superbement les mutations. Dans 2084, on n’est plus à Londres, en Océania, mais à Qodsabad, capitale de l’Abistan. Un empire dirigé par Abi, alias Bigaye (sic), « délégué de Yölah sur terre ». Yölah, c’est le dieu, qu’on prie neuf fois par jour, qu’on sert via une langue sacrée appelée l’albilang et dont une flopée d’organisations, d’institutions et de médias ad hoc – la Juste Fraternité, La Voix des Mockbas, le Conseil de redressement ou la bien nommée AMCQ (Association des meilleurs croyants du quartier) – prétend organiser le respect du culte. Et maintenir la peur, donc l’ordre des choses : « La mort c’est la vie », « Le mensonge c’est la vérité », « La logique c’est l’absurde », professe-t-on en Abistan. Les hobbys de ses habitants ? Le pèlerinage et les châtiments publics. Leur histoire ? Une seule date, 2084, la grande guerre sainte. Un ennemi ? Le mystérieux Dimouc : dibbouk de la démocratie ? Transparence des références : l’islamisme, comme projet politique despotique, rivaliserait-il avec le stalinisme athée ?
Pour Sansal, c’est clair, et, à l’heure où Daesh sème le chaos à Paris, théâtralise ses assassinats dans des théâtres antiques et où le mot « mécréant », qui pue le Moyen Âge, fait un malheur sur Twitter, l’état du monde plaide pour lui. Mais moins que son texte, labyrinthique, lancinant, baroque, théorique, hallucinatoire, symbolique, plein d’horreur, plein d’humour (« La religion, c’est vraiment le remède qui tue ») et servi par une idée brillante : un héros candide, mais qui ne veut pas le rester et qui, contrairement au Winston Smith d’Orwell, ne prétend pas se rebeller mais simplement comprendre comment le système qui l’opprime fonctionne. Et puis partir. Juste partir. Il s’appelle Ati, il sort d’une longue maladie, il a encore un rêve : « La Frontière ». On lui martèle que l’Abistan n’en a pas (« Notre monde n’est-il pas la totalité du monde ? »), mais il y croit, veut la trouver, veut la franchir. Démarquage encore par rapport à Orwell : la passion de l’exil a remplacé celle de l’amour. Le désir n’est que celui de la fuite. Recommencer ailleurs, dans un monde où l’histoire n’a pas été abolie, où la géographie n’est pas mythifiée. Retrouver le réel. Rien que ça. Ce roman vous hante longtemps. Certains trouveront d’abord que les péripéties manquent dans cette dystopie décrivant méticuleusement les rouages d’une machine à organiser la folie – et rien de plus organisé que les folies politiques -, mais que pourrait-il se passer dans un monde codifié jusqu’à la dessiccation de toute vie intérieure, où l’imaginaire ne se cultive plus, où le romanesque est étouffé dans l’œuf ? Et puis ils frissonneront, comme nous, devant les élans naïfs de Koa – Quoi ? -, « rejeton de feu le grand Mokhbi de Qodsabad et ancien élève de la mirifique École de la Parole divine », et les secrets inavouables de Toz, l’amateur de musées (pages admirables), déclinaison sansalienne de l’O’Brien d’Orwell, ouvrant, puits de lumière dans ce texte noir, grinçant, si précis qu’il en donne le vertige, la possibilité d’un espoir. Sommes-nous déjà en 2084 ? Boualem Sansal répond.
Le Point : Ignorance érigée en valeur suprême, Histoire manipulée. L’islamisme est-il à ce point porteur de dangers sur lesquels vous voulez alerter le lecteur, ou votre roman n’est-il qu’une fable pour moquer les ambitions de cet islamisme, dont vous exagérez volontairement les traits ?
Boualem Sansal. On ne sait pas trop ce qui est réellement, durablement et supérieurement dangereux : est-ce l’islamisme qui sombre dans la folie et qui finira par s’autodétruire et détruire le monde ? Est-ce l’islam qui s’appauvrit et éclate comme une banquise fragilisée dont les masses erratiques vont se fracasser l’une contre l’autre ? Est-ce le mode d’organisation abominablement stérile des sociétés arabo-musulmanes, tout à la fois patriarcales, féodales, tribales, claniques, hypercentralisées, constamment en porte à faux avec le temps, la modernité et l’Autre ? Le fait est que l’islamisme (sous toutes ses formes : modérée, salafiste, wahhabite, djihadiste) et l’islam dans sa version identitaire se propagent énergiquement dans le monde et partout se créent de solides bastions, autarciques et bien défendus, dans les pays musulmans comme au cœur de l’Occident le plus matérialiste et même dans les pays les mieux ancrés dans leurs traditions (Chine, Japon). En ces territoires, une culture nouvelle se développe ainsi qu’une novlangue. C’est dans ce mouvement irrésistible, tumultueux ici, discret là, que j’ai vu se profiler l’Abistan. 2084 montre ce que serait la vie dans ce monde à venir. Est-ce une fable ? Oui, c’en est une, je le dis dans un avertissement au lecteur. Va-t-elle se réaliser un jour ? Sans doute. Tant de fables se sont réalisées au cours de l’Histoire, pourquoi pas celle-ci ?
Comment la référence à Orwell s’est-elle imposée ?
À ce stade de ma réflexion, je ne pouvais pas ne pas penser à 1984. Je l’ai relu, passé au crible, je voulais vérifier certaines choses, ce qu’Orwell disait par exemple de la langue et de son rôle dans la domestication des hommes dans l’univers absurde de Big Brother. La dictature a besoin d’une langue magique pour transformer les hommes en moutons idiots, c’est la novlangue dans 1984, c’est l’abilang dans 2084. Les islamistes font jouer à l’arabe, langue sacrée du Coran, ce rôle d’agent destructeur de l’esprit. Orwell considère que ce type de dictature n’est possible et pérenne que si l’homme est réduit à l’état de mouton qu’un enfant peut diriger avec un doigt, et si les récalcitrants sont pourchassés et abattus jusqu’au dernier. Il y a bien d’autres parallèles : l’interdiction de l’amour, de l’amitié, du plaisir, du rêve, de la curiosité. En fait, Orwell a tout dit et il a vu juste. Je l’ai vérifié dans2084. J’ai vu en effet que tous les interdits visaient à la désorientation et que celle-ci pouvait aller très loin, au point que l’homme oublie totalement qu’il est un homme, qu’il l’a été un jour. Vu avec nos yeux, les exécutions de Palmyre ou celles qui avaient lieu dans l’Afghanistan des talibans sont bouleversantes, révoltantes. Mais dans un système religieux comme Daech ou l’Abistan, elles font partie de la normalité. Il n’y a ni bourreau ni victime, mais des croyants qui appliquent la loi de Dieu : l’un donne la mort sans haine et l’autre la reçoit sans crainte. C’est cela qui est effrayant, l’incroyable banalité de la mort et de la souffrance ; comme elles sont voulues par Dieu, on les accepte sans rechigner. Ces mises à mort, théâtralisées au maximum, existent dans tous les systèmes totalitaires, elles font partie des rituels de masse dont ces systèmes usent et abusent pour sidérer la population, l’exalter, la rassurer, la dresser.
Qu’est-ce que le Gkabul, présenté par Toz comme « né du manque de soins dû à une religion qui se voulait l’avenir du monde » ?
Je ne sais pas ce qu’est le Gkabul, mais on peut faire un parallèle avec l’islam. Selon la croyance islamique, l’islam est la perfection des religions et en cela il est l’avenir du monde. C’est peut-être vrai, mais force est de constater qu’au cours du temps l’islam n’a pas reçu les soins nécessaires pour le garder dans sa perfection initiale. Il a été fracturé, dénaturé, dévoyé, abâtardi, et en premier par ceux-là, califes, commandeurs, sultans, docteurs de la foi et lettrés divers, qui avaient le devoir de le protéger. De triche en trafic sur sa teneur et son aloi, ils en ont fait des choses abominables : l’islam religion d’État, l’islamisme, le wahhabisme, le salafisme. L’Abistan en a fait le Gkabul, une monstruosité achevée. C’est cela qu’il faut expliquer aux jeunes qui s’adonnent à l’islam : ce qu’on leur enseigne s’appelle « islam », mais, avant de signer l’engagement, il faut bien vérifier qu’il ne s’agit pas d’une vulgaire contrefaçon.
Plus on avance dans votre livre, plus on s’aperçoit que la religion ne sert qu’à masquer des enjeux de politique pure, de rivalités entre les différents clans et factions de l’Abistan. Est-ce le cas selon vous des islamistes réels, nos contemporains ?
La religion n’a jamais servi qu’à cela, subjuguer les peuples et les mettre au service du roi, représentant autoproclamé de Dieu sur terre et protecteur de l’Église. Dès lors qu’on lui retire cette fonction, elle s’effondre et Dieu libéré devient un sujet relevant de la science et de la philosophie. En Europe, la laïcité n’a pas fait que séparer l’État et l’Église, elle a signé la fin de l’Église. En terres d’islam, il s’est produit l’inverse : la mosquée a détrôné l’État, balayé les rois et pris tout le pouvoir. Demain, elle chassera Allah et réalisera cette chose impossible, elle sera Allah.
Pourquoi avoir ménagé un espoir, là où Orwell, implacablement, faisait gagner la tyrannie ?
Si je rejoignais Orwell sur tout je n’aurais pas eu besoin d’écrire 2084. Je diverge avec lui sur au moins ce point : l’espoir. Pour moi il existe, il est consubstantiel à la vie, à l’humanité.
En 2012, votre participation au Festival international des écrivains de Jérusalem vous a valu des menaces de mort. À quoi ressemble votre vie, aujourd’hui, en Algérie ?
Ah, Jérusalem, quel voyage, quelle aventure ! Une émotion et une peur gigantesques à l’aller. Dans nos pays rongés par la folie islamiste et la rage nationaliste, se rendre en Israël est un crime d’apostasie. Arrivé à destination, c’était fabuleux, j’avais traversé la Frontière introuvable dont je parle dans « 2084 ». Trois jours durant, dans une atmosphère gentiment œcuménique, nous avons parlé de paix, où la trouver, comment la construire, comment la vivre, comment la défendre, mais en mon for intérieur je pensais à la guerre qui m’attendait au retour. J’étais un condamné qui attend l’aube. Je me disais qu’à peine rentré au pays je serais arrêté, livré aux meilleurs tortionnaires et ensuite effacé de l’état civil. Rien de tout cela, il n’y a eu ni arrestation, ni torture, ni meurtre, seulement des insultes et des crachats, et de l’isolement. Le plus dur est venu des intellectuels, ils ont trouvé des mots nouveaux pour dire mon incompétence. Avec le temps, la peur s’est résorbée, elle est théorique, elle ne m’oblige à aucune pratique particulière, je vis tranquillement derrière les hauts murs de ma maison, coiffés de barbelés tranchants et équipés d’un bon système d’alarme. Mes filles, qui vivent à Prague, se demandent tout le temps ce que leur père fait dans un pays si plein de dangers. Heureusement, je voyage souvent, je vais dans le monde libre parler de mes livres et de l’Algérie qui se meurt et se putréfie à petit feu sous le règne miraculeux de M. Bouteflika. C’est ça qui me terrifie : que se passera-t-il lorsque le miracle disparaîtra ?
Pourquoi rester ?
L’Algérie paie le prix d’avoir trahi son combat pour la liberté. Après l’indépendance si chèrement acquise, oubliant dignité et beaux serments, elle s’est offerte aux dictateurs, aux affairistes, aux islamistes. Sur elle pèse la malédiction des martyrs, les centaines de milliers de gens morts pour son indépendance. Un pays qui trahit ses idéaux se condamne à tous les malheurs, il ne saura pas trouver en lui la force de se sauver. Sachant qu’aucune révolution, aucun vrai printemps n’est possible, partir est la seule solution, et j’avoue que j’y pense chaque jour. Ce qui me retient, c’est cet abominable statut d’émigré dans lequel je devrais stationner avant de devenir un citoyen de plein droit dans mon nouveau pays. C’est trop triste de quitter sa maison pour aller vivre dans une salle d’attente.