Ghania Oukazi
La mise sous contrôle judiciaire de Karim Djoudi et la fuite au Liban de Abdesselam Bouchouareb poussent davantage à des interrogations sur l’ampleur de la corruption dans le pays et les garde-fous qui étaient censés protéger l’Etat mais qui n’ont jamais été mis en place.
C’est probablement la comparution la plus longue qui a eu lieu hier devant le juge de la Cour suprême et la plus étonnante de toutes celles qui ont eu lieu depuis que la justice a été actionnée pour examiner de lourds dossiers de corruption de nombreux gouvernants. L’arrivée hier à 9h du matin de l’ex-ministre des Finances, Karim Djoudi, à la Cour suprême a confirmé l’information qui avait avancé sa convocation. Il en est sorti après près de 4 heures d’audition, avec une mise sous contrôle judiciaire. Au regard de sa comparution devant le juge enquêteur de la Cour suprême, Karim Djoudi devait donc répondre de quelque chose, la démentir, la prouver, la reconnaître, l’avouer ou simplement témoigner dans les affaires de dilapidation de l’argent de la collectivité nationale. « Karim Djoudi ?!? », s’interrogeaient et s’exclamaient en même temps hier certains de ceux qui l’avaient connu ou juste approcher. L’homme n’avait rien à voir avec la suffisance d’une grande partie des ministres du gouvernement de 2007 à 2014, période où il avait en mains le portefeuille des Finances.
Djoudi était d’une discrétion étonnante et d’une humilité rare. Il parlait peu et rougissait même lorsque qui que ce soit l’abordait. Il baissait presque les yeux quand il prenait la parole. « Même Karim Djoudi ?!? », n’arrêtent pas de se dire ceux qui le connaissaient sous ce profil. Non, l’homme ne faisait pas semblant ?!? », soutiennent d’autres. L’on ne sait exactement pourquoi celui qui été l’argentier du pays pendant près de 7 ans est resté durant de si longues heures hier devant le juge enquêteur de la Cour suprême. Mais il est sûr qu’il constitue le logiciel de qui a fait quoi avec les ressources financières nationales, du poids de la fiscalité pétrolière et autres, des impôts, des dettes publiques externes et internes, des placements de bons du Trésor et de l’or de l’Algérie à l’extérieur, des actes de création de fonds souverains, des actifs du secteur public, des crédits octroyés, des remboursements, des liquidités au niveau des banques, des divers fonds et caisses, fonds des générations futures qu’Abdelatif Benachenhou avait créés, les budgets de toutes les institutions, dispositifs et autres comptes, d’aides financières, de multiples rallonges budgétaires…
Cette «masse de chiffres alignés» de près de 30 ans…
Il était le responsable de la gestion et de l’utilisation des finances publiques à travers son élaboration des lois de finances et des lois complémentaires. De quoi doit-il répondre devant le juge ? De dérogations pour ceux qui ne les méritaient pas ? De qui l’a instruit pour que les banques publiques accordent des crédits faramineux sans aucune garantie et qui n’ont jamais été remboursés ? » Les questions sont nombreuses mais les réponses sont diffuses.
Interrogé sur l’éventualité de l’entrée en vigueur de la loi budgétaire, ce texte qui devait constituer un instrument législatif de contrôle des dépenses effectuées par le gouvernement, le ministre des Finances rétorquera que «la loi budgétaire ne changera rien à ce qui se fait actuellement, elle nous permettra seulement d’aligner des statistiques au niveau de chaque secteur ». Une telle loi, si beaucoup lui prêtent ainsi la vertu d’être un moyen efficace pour exiger des comptes du gouvernement, le ministre des Finances a affirmé qu’elle ne servira en fait qu’à dresser une comptabilité sous forme de nombreux chiffres sans pour autant expliquer la manière dont ont été utilisés les deniers de l’Etat.
D’ailleurs, il reconnaîtra que dès que la loi entrera en vigueur, «on aura un rattrapage à faire en comptabilité sur une période de près de 30 ans, puisque la loi en question n’a pas servi depuis les années 80» (Depuis 1972, disent les experts). Karim Djoudi avouera que «ce sera une masse de chiffres alignés, pas plus». Ces propos, l’ex-ministre des Finances les a tenus devant des journalistes en mai 2010, à la fête de l’Europe où il représentait le gouvernement. Sa mise sous contrôle judiciaire et non sa mise en détention provisoire laisse penser qu’il devra être confronté aux ex-ministres et à d’autres responsables pour expliquer de quelle façon l’argent public est sorti des caisses de l’Etat pour servir des intérêts personnels. C’est peut-être de cette « comptabilité » que Djoudi devra répondre…
Le ballet des gouvernants
Hier, c’était un véritable ballet des ministres devant les juges enquêteurs et d’instruction. Amar Tou, Youcef Yousfi avec d’autres cadres du ministère de l’Industrie, le PDG du CPA, 52 cadres concernés par l’affaire du patron de Sovac sans compter Ouyahia. Abdelghani Hamel, l’ex-DGSN, était lui aussi hier devant le tribunal de Blida qu’il a quitté après quelques heures. En attendant Talaï, Ould Abbas, Barkat, Ghoul. Ceci avant que l’affaire Khalifa ne soit remise sur le tapis. Affaire qui entraînera des responsables de partis, de ministères, des agents du DRS, des médias, de la culture, des patrons entreprises et autres cadres.
L’autre fait du jour, la fuite de Abdesselam Bouchouareb au Liban qui a rendu perplexe beaucoup de monde. L’information est sortie de milieux qui lui sont très proches. L’on s’interroge qu’est-ce qui a poussé Bouchouareb à choisir le Liban pour être «oublié» par l’Algérie. Bouchouareb a embarqué sur Paris dès qu’il a été limogé de son poste de ministre de l’Industrie et des Mines. Depuis, disent ceux qui le connaissent, il porte la barbe, un chapeau et des lunettes noires pour ne pas être reconnu. L’on pense ainsi que Bouchouareb s’est rendu au pays du cèdre à partir de la France. C’est l’évidence même quand on sait que beaucoup de responsables ont essayé avant lui de partir d’Alger vers des cieux qui les protègent mais se sont vu retirer leurs passeports et inscrits sur la liste des ISTN (interdiction de sortie du territoire national).
Pourquoi le Liban ? Depuis qu’il a été limogé, Bouchouareb a toujours élu domicile à Paris. Il n’est pas homme à fréquenter le Moyen-Orient parce que de toute sa vie, il changeait d’air à Monte-Carlo, Nice, ces splendides contrées françaises et a fait de Paris sa résidence secondaire (première ?). L’on connaît avant lui, un homme politique algérien qui a préféré quitter l’Algérie pour s’installer à Beyrouth après qu’il eut abandonné son parti parce qu’il en voulait tellement au pouvoir. Il s’agit de Noureddine Boukrouh, l’ex-président du PRA. Connu pour être un pays d’affaires florissantes de tous gabarits, le Liban a dû intéresser Bouchouareb à son tour, pour joindre l’utile à l’agréable et continuer sur sa lancée familiale et professionnelle de faire dans le gain facile et juteux.