Par Lahouari ADDI
Ce qui se passe aujourd’hui en Algérie n’est pas un accident de conjoncture; il est le résultat d’un processus qui demande à évoluer vers une autre phase historique.
Dans son blog intitulé «Sociologie, culture et politique», le sociologue Lahouari Addi a ouvert un forum d’idées aux changements sociopolitiques qui se dessinent en Algérie depuis le 22 février 2019.
Dans cette phase de rupture, les sciences sociales sont sollicitées pour éclairer l’opinion sur les mécanismes complexes des luttes politiques et idéologiques. Les sciences sociales, disciplines académiques, sont une activité intellectuelle indispensable pour comprendre et expliquer les évolutions sociales. Ce qui se passe aujourd’hui en Algérie n’est pas un accident de conjoncture; il est le résultat d’un processus qui demande à évoluer vers une autre phase historique. Ce qui se passe s’explique par le passé et la sociologie du pays, marqués par les contradictions de la période coloniale auxquelles l’Etat postcolonial a apporté des solutions insuffisantes. Le nationalisme algérien, monopolisé par les militaires, avait besoin de se redéployer et d’être mobilisé par la rue pour rééquilibrer les rapports entre l’Etat et la société.
L’analyse de la situation révolutionnaire peut aussi être affinée en faisant référence aux expériences des autres peuples qui ont construit l’Etat de droit et l’espace public auxquels aspirent les Algériens. Cela permettra d’approcher ces événements dans une perspective anthropologique avec l’idée que malgré ses spécificités, l’Algérie n’est qu’une des diverses faces de l’humanité. La spécificité algérienne est d’ordre historique et culturel et ne relève d’aucune essence immuable coulée dans le marbre. Si les cultures sont diverses, et aussi changeantes, c’est parce qu’il n’y a pas d’essence culturelle. La culture est une représentation du monde alimentée par la mémoire, l’idéologie et les intérêts des groupes. Elle fonde le lien social et donne à l’individu le sentiment d’être en conformité avec la nature, la morale et la raison. Elle unit, mais elle est aussi porteuse de conflits entre groupes qui se disputent le monopole de la raison. Les conflits sociaux ont pour enjeux des intérêts de groupes, mais les protagonistes mobilisent les idéologies pour légitimer le combat des uns contre les autres. L’idéologie est une ressource cognitive qui légitime l’action d’un groupe contre un autre. Elle est une pratique discursive qui défend des intérêts de groupes présentés comme les intérêts généraux de la société. La finalité de toute idéologie est de cacher le caractère conflictuel de la société. C’est ici qu’intervient la politique qui est un espace où sont reconnues les divergences idéologiques de la société. La modernité politique maintient la cohésion de la société et la paix civile en donnant naissance à des institutions qui gèrent la conflictualité sociale et idéologique.
La Casa del Mouradia
Si l’Algérie est en crise depuis des décennies, c’est parce que le régime, à ossature militaire, a refusé que la conflictualité soit véhiculée par les institutions. Pour avoir interdit les partis avant 1988, la politique s’était réfugiée dans les mosquées; après avoir été expurgée des mosquées, elle a trouvé refuge dans les stades. Le mouvement populaire du 22 février a pour origine les stades où la contestation a forgé les slogans et inventé les chansons corrosives contre la corruption et l’arbitraire du pouvoir. La chanson La Casa del Mouradia, devenue mondialement célèbre, a délégitimé le pouvoir de Bouteflika et de ceux qui l’ont imposé au peuple. Ayant compris la puissance dévastatrice des stades, la police politique (le DRS) s’est intéressée aux clubs de football en imposant des présidents alliés au pouvoir. Le régime a donné l’USMA à Ali Haddad et le MCA à Sonatrach. Mais les milliers de supporters, la fibre nationaliste intacte, exprimaient un problème politique et non une question de gestion de clubs. Il faut souligner au passage que seuls les régimes qui interdisent à leurs populations de faire de la politique ont une police politique. La sociologie nous apprend qu’on ne peut pas interdire le politique, activité par laquelle le corps social respire. La déflagration du 22 février est une régénération du corps social asphyxié par la corruption et la dégradation de l’autorité publique. Les paroles de La Casa del Mouradia sont une complainte de la jeunesse méprisée et ignorée par un régime sans foi ni loi. Cette chanson fera l’objet de thèses en sociologie politique, en Algérie et ailleurs, car elle est révélatrice du rapport entre gouvernants et gouvernés dans un régime corrompu et impopulaire.
Une révolution qui sort de l’ordinaire
En produisant des connaissances, les sciences sociales participent à la dynamique historique de la construction de l’Etat à travers les luttes. Les sciences sociales ne sont pas au-dessus de ces luttes; elles sont partie prenante pour orienter les dynamiques populaires vers des perspectives de cohésion, d’égalité, de citoyenneté et de progrès. Les sciences sociales ne sont pas neutres dans la mesure où elles participent à la prise de conscience des acteurs sociaux en débusquant les aliénations et les intérêts à court terme.
Ce blog reprend ses publications à la faveur de la protestation pacifique qui a commencé le 22 février, et qui est une révolution qui sort de l’ordinaire par son pacifisme. Les manifestants algériens ont jusqu’à présent neutralisé l’armée qui, avec ses chars et ses armes létales, n’arrivent pas à les utiliser contre le mouvement populaire comme elle l’a fait en Octobre 1988.
A la force physique des armes qui tuent, les Algériens ont opposé la force symbolique des slogans nationalistes scandés dans des manifestations pacifiques d’un peuple sans armes. Mais il ne faut pas se tromper. Si la hiérarchie militaire n’a pas fait sortir les chars, c’est parce qu’elle craignait que la troupe et les officiers rejoignent les manifestants. La Casa del Mouradia était probablement aussi chantée dans les casernes par les jeunes djounouds. Pour s’exercer, la violence physique du commandement militaire a besoin d’une idéologie pour se légitimer et pour obtenir l’obéissance de la troupe. A court d’arguments, la hiérarchie militaire invoque de manière pathétique la Constitution pourtant violée quotidiennement depuis 1963. Quand un militaire invoque la Constitution, cela signifie qu’il n’a plus d’arguments pour justifier la dictature à laquelle il est naturellement attaché.
La mission historique du régime algérien – affirmer la souveraineté nationale face aux puissances étrangères – était finie en 1988, mais la hiérarchie militaire, sourde aux mutations de la société, s’est accrochée à son privilège divin de désigner le président et les responsables de l’Etat à travers des élections truquées. L’Algérie va connaître ces prochains mois une situation difficile qui oppose une hiérarchie militaire sur la défensive à la société. Institutionnellement, idéologiquement et politiquement le régime né de l’indépendance en 1962 s’est effondré. Sa charpente militaire essaye de sauver ce qui peut être sauvé. La transition vers un nouveau régime est inéluctable; elle sera soit pacifique, soit sanglante. C’est ici qu’intervient la responsabilité des hommes à titre individuel. Il n’y a pas de fatalité en histoire; il n’y a que le choix des intérêts immédiats d’un groupe, ou le choix des intérêts à long terme de la communauté.
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*Sociologue et enseignant universitaire