« Une île pleine de douleur qui porte le poids de l’indifférence du monde. » La banderole a été accrochée via Roma, la rue principale de Lampedusa, en face de l’église. Encore sous la chaleur, le centre ville est bien calme en ce samedi 5 octobre après-midi.
L’inscription semble être la seule à rappeler le drame auquel fait face, une fois de plus, la petite île italienne. A quelques mètres, une deuxième bannière s’adresse, elle, aux responsables politiques. Face à cette immense tragédie, leur dit-elle, repartez d’où vous venez, « nous n’acceptons pas de visite ».
Trois jours après le naufrage d’une embarcation de migrants en provenance d’Afrique, qui a fait 111 morts et encore près de 200 disparus, Lampedusa et ses 4 500 habitants continuent à pleurer une catastrophe sans précédent. L’île de 20 km2, située à la pointe de la Sicile et à moins de 200 km des côtes africaines, voit depuis vingt-cinq ans affluer les candidats à l’exil en Europe.
Cette fois, le bilan est inédit : seules 155 personnes ont été sauvées sur un bateau qui en transportait, selon les estimations, entre 400 et 500. Voulant manifester leur présence à juste 600 mètres des côtes, les migrants auraient enflammé une couverture et involontairement mis le feu à l’embarcation.
« RIEN N’A ÉTÉ FAIT POUR QUE ÇA S’ARRÊTE »
Au lendemain du drame, les magasins de la ville ont tiré leurs rideaux, en hommage aux victimes. Une cérémonie publique a été organisée et des fleurs déposées en mer. Ce samedi, les boutiques et restaurants ont rouvert dans le centre ville. La vie tente de reprendre son cours sur cette île touristique encore baignée de soleil en ce début d’octobre. Le cœur pourtant n’y est pas.
« Il y a vingt-cinq ans que des gens arrivent ici, parfois meurent », soupire Salvatore Prestipino, un pêcheur d’une quarantaine d’années. Cet homme robuste explique avec pudeur avoir lui-même repêché quatre cadavres. C’était en 1995. Depuis, rares sont les sorties en mer où il n’y pense pas. « Depuis 1988, tout le monde vit avec ça ici et rien n’a été fait pour que ça s’arrête ».
Au loin, un hélicoptère revient du large, rappelant que les recherches sont toujours en cours pour retrouver les disparus. La mer agitée de ces derniers jours n’a pas permis aux plongeurs de poursuivre leur travail. La célèbre plage des Lapins, prisée des touristes, est inaccessible au public. Des corps pourraient y être rejetés par la mer.
« LA PORTE DE L’EUROPE »
Devant l’ampleur de l’évènement, qui secoue tout le pays, les visites de personnalités politiques italiennes se multiplient. Dimanche 6 octobre, est attendue la ministre de l’immigration, Cécile Kyenge. La veille, la présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini, est venue. Dans la petite mairie bondée de Lampedusa, qui fait face à la mer, l’ancienne porte-parole du Haut commissariat des Nations unies aux Réfugiés (HCR) a réaffirmé la solidarité de toute l’Italie, en présence notamment de la maire de Lampedusa, Giusi Nicolini.
L’édile écologiste ne décolère pas contre les politiques d’immigration de l’Union européenne. « Dans les faits, Lampedusa n’est pas la frontière de l’Europe. C’est la porte de l’Europe. Vouloir la transformer en frontière a un prix énorme, que l’on faitpayer en vies humaines à ceux qui veulent traverser », a-t-elle expliqué à la sortie de la conférence de presse.
Quand on lui demande si ce naufrage pourrait changer les choses pour son île, la maire estime qu’il y a ces derniers jours « de petits signes ». La proclamation d’une journée de deuil national, la visite depuis Rome de plusieurs ministres, les propos du Pape François la font espérer une prise de conscience. « L’immobilité serait une terrible réponse à cette tragédie », prévient-elle.
LE CIMETIÈRE N’A PLUS DE PLACE
Les 155 rescapés, dont 40 enfants, principalement originaires de Somalie et d’Erythrée, se trouvent, eux, toujours dans le centre d’accueil de l’île, à l’abri des regards. Le maire de Rome, Ignazio Marino, s’est engagé à les accueillir. « Nous voulons que les transferts s’accélèrent, souligne Mme Nicolini, parce que les conditions à l’intérieur du centre ne sont pas bonnes. »
Conçue pour héberger quelque 350 personnes, la structure en accueille aujourd’hui plus de 1000, à la suite des nombreuses arrivées de ces derniers mois : près de 4 000 clandestins ont afflué à Lampedusa au cours du premier semestre 2013.
Les morts, dont les corps sont gardés dans un hangar près de l’aéroport, vont eux aussi quitter l’île où le cimetière n’a plus la place de les accueillir. Vendredi soir, un ferry a apporté des dizaines de cercueils. Ils seront enterrés dans d’autres cimetières en Sicile, à Agrigente et dans sa région.
« ON OUBLIERA, COMME À CHAQUE FOIS »
Dans la ville, on n’ose espérer que cette dernière tragédie puisse mettre un terme au calvaire que l’île subit depuis si longtemps. « Les corps sont encore sous la mer. Et le plus terrible, c’est que dans une semaine, la vie reprendra son cours et on oubliera, comme à chaque fois », estime Teresa, qui travaille dans un camping de l’île.
Sur le Vieux Port, au milieu des bateaux de plaisance et des embarcations des pêcheurs, une dizaine de pompiers-plongeurs, arrivés de Milan le jour même, préparent leur matériel. Un robot sous-marin, muni de caméras, et capable dedescendre à 500 mètres. Ce dimanche matin, ils partiront en mer, tenter une nouvelle fois de récupérer les corps coincés dans l’épave qui git à 47 mètres de profondeur.