À l’instar de la littérature ou poésie de combat, le 7e art s’appliquera, lors de la phase historique du consensus (1956-62), à contrecarrer la propagande colonialiste, à communiquer par l’image séquencée l’esprit de résistance à la domination ou violence symbolique et, par là même, la désaliénation émancipatrice à laquelle conviait Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre.
Expression phare de la résilience culturelle, il mémorisera sur pellicule des actes individuels et collectifs apportant une aura à la lutte de Libération nationale, contribuant à exposer la question algérienne à l’échelle de la planète, à lui trouver des soutiens diplomatiques essentiels à la formulation de la « Paix des braves ».
Conçu et ajusté en 1957 dans les maquis, le film dit révolutionnaire promouvra l’idée d’indépendance tout en certifiant celle d’injustice, notamment lorsque l’essai de Pierre Clément et René Vautier Sakiet-Sidi-Youssef canalisait au courant de l’année 1958 l’attention sur le bombardement d’un village tunisien (du même nom) situé à proximité de la Ligne Morice.
Avec Yasmina (1961), Mohammed Lakdar-Hamina suivra la trajectoire d’une petite fille se dirigeant en direction de la même zone barbelée pour fuir un village (pareillement détruit par le largage d’obus) et faire découvrir les difficiles conditions de migrants (Pierre Clément signait en 1958 Les Réfugiés algériens) parqués au sein de camps de fortune. La révélation incita les Nations Unies à adopter une déclaration sur l’autonomie de contrées occupées et, dès lors conscient du choc psychologique provoqué, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) se dotait d’un service cinématographique destiné à auréoler la cause de Notre Algérie(Djazaïrouna), titre attribué au montage (1960) de Djamel Chanderli, Lakdar-Hamina et Pierre Chaulet. Serge Michel rédigera à la suite le scénario de Les Fusils de la liberté (1961) de manière à concentrer les regards sur un détachement de l’Armée de libération nationale (ALN) missionné au convoyage d’armes et munitions.
Après la déclaration du 05 Juillet 1962, une seconde unité militaire basée à Tunis déplaçait en camion les archives du ministère de l’İnformation, lequel jouissait donc dorénavant de ce pôle « image et son » que chapeautera Mahieddine Moussaoui, le dépositaire des photographies prises durant le conflit. Mais, entreposées en vrac dans les sous-sols de l’ancien Gouvernement général, elles furent, délibérément ou pas, longtemps délaissées. Vandalisés, ravagés par les mauvaises conditions de préservation ou volés, les documents seront finalement dispatchés (du côté du Centre national de documentation de presse et d’information, de l’APS, des Archives nationales) ou récupérés par quelques particuliers profitant du désintéressement chronique d’une instance décisionnelle davantage préoccupée par l’acquisition des biens vacants que rapporte parfaitement le livre de Catherine Simon Algérie, les années Pieds-rouges, des rêves de l’indépendance au désenchantement -1962-1969-.
En accaparant les logements désertés par les pieds-noirs, en y chassant souvent de modestes Algériens arrivés avant eux, des éléments de l’Armée des frontières écornaient déjà l’image de la « révolution-équitable » très tôt marquée par les inconsistances d’ Une si jeune paix (pour reprendre ici l’intitulé du film de Jacques Charby-1964-) présageant toutefois d’une possible mutation humaniste et des correspondances avec les avant-gardes de la modernité artistique. Seulement, sous tutelle de l’Office des actualités algériennes (OAA) et du Centre national du cinéma (CNC), les agents culturels mandatés étaient réduits à exploiter les rushs d’une discipline vouée à valoriser l’héroïsme extatique des moudjahidine.
Elle pâtissait, à l’exception de l’éphémère « Casbah-Film », de la stratégie volontariste d’un corps institutionnel lorgnant tout autant sur les usines ou outils de travail nécessaires à la réussite de l’Autogestion prônée par les décrets des 18 et du 22 mars 1963 (ceux-ci portaient successivement sur la réglementation des biens délaissés, l’organisation des entreprises industrielles, minières et artisanales, ainsi que des domaines agricoles à gérer). Les auto-entreprises de l’époque devaient bénéficier aux paysans sans terre et concrétiser une utopie que les premiers prédateurs saperont en court-circuitant les décisions des comités libertaires ou en incitant leurs responsables à mettre des grains de sable dans l’écoulement partagé des marchandises.
Les nombreuses indécisions et controverses naissantes au sommet du Parti unique hypothéquèrent similairement l’organisation du Bureau national d’animation du secteur socialiste (BNASS) ainsi que les initiatives fluctuantes menées au niveau de l’Office des actualités algériennes (OAA), du Centre audiovisuel de Ben Aknoun (CABA), de l’İnstitut national du cinéma (İNC), du Centre de diffusion populaire (CDP) ou Centre itinérant du cinéma (CPİ) et des ciné-pops de René Vautier. La pédagogie insouciante et gratuite de ce dispositif ambulant fera aussi les frais de l’approche autoritaire inhibant les expériences estimées trop progressistes pour l’esprit rusé et rigide de galonnés. Peu disposés à l’édification d’un processus démocratique, ils minuteront le pronunciamiento du 19 juin 1965, coup d’état d’autant plus déguisé de fausses apparences que se déroulait parallèlement dans les rues de la capitale le long métrage de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger.
L’intensité dramatique de l’œuvre imprimait une telle conviction militante que les notions de révolte et de lutte rejaillissaient davantage encore sur une ville déjà perçue comme la « Mecque des révolutionnaires ». Accueillis à bras ouverts, des activistes d’obédience trotskiste et des leaders de groupuscules contestataires acclamaient un Ahmed Ben Bella réduit au rôle de suppôt du tiers-mondisme triomphant. L’enchanteur cacophonique jouait en réalité celui de doublure apprêtée pour que le futur dictateur Houari Boumediene puisse à son tour endosser le costume sécurisant de la légitimité historique. En la garnissant tout autant de populisme, il replaçait sur les rails l’authenticité du « socialisme dévoyé », garantissait le redressement d’un pays en route vers la croissance garantie, assurait un capital confiance auprès de metteurs en scène chargés (parfois au sein des laboratoires cinématographiques du Commissariat politique de l’Armée nationale populaire) de traduire sur grand écran les sacrifices d’un peuple spolié, de célébrer l’image du héros mort au champ d’honneur, d’esthétiser quarante productions renvoyant à la rébellion rédemptrice ou à L’Aube des damnés (Ahmed Rachedi, 1965).
Répercutant concomitamment les postures et visages d’un Homme nouveau purifié des contaminations intrusives du cosmopolitisme culturel, leurs focus grossissaient les traits de son éthique de communauté, dessinaient, intentionnellement ou pas, les bornes nationalo-religieuses de l’État-providence, celui d’ordonnateurs filtrant les attractions (internes et externes) contraires à l’incubation des affects moralisateurs, surveillant de près les projections effectuée au stade du Centre national du cinéma (CNC).
Rétifs au principe conservatoire, ils le décomposeront en 1967 au profit de l’Office national pour le commerce et l’industrie cinématographique (ONCİC), structure à laquelle sera affilié six mois plus tard le Centre algérien de la cinématographie (CAC), lui-même comptable du Centre de diffusion cinématographique (CDC) et des cinémathèques. Complétée par « Le Français » (désormais « L’Ouarsenis » du 16bis rue Khelifa Boukhalfa), celle du 26 rue Larbi Ben M’hidi (inaugurée le 23 janvier 1965) se verra confier en 1969 (lorsque l’État-providence monopolisait la distribution) les copies témoignant de l’élan insurrectionnel, soit La nuit a peur du soleil (Mustapha Badie, 1965), Le Vent des Aurès (Mohammed Lakhdar-Hamina, 1966), La Voie(Mohamed Slim Riad, 1968), Les Hors-la-loi (Tewfik Farès, 1969), L’Opium et le Bâton (Ahmed Rachedi, 1969-71) ou Patrouille à l’Est (Amar Laskri, 1971).
Si les racines du cinéma étaient arrimées au manichéisme affirmatif (celui du « Soi révolutionnaire »), des sujets moins aseptisés ou stéréotypés voyaient le jour parmi une génération de réalisateurs dont les déterminismes sémantiques appréhendaient, entre temps présent et passé, les traumatismes ou souvenirs de l’histoire vécue (Mohamed Zinet, Tahia ya Didou, 1971), le lancement de la réforme agraire (Abdelaziz Tolbi, Noua, 1972), le décalage d’un ancien maquisard confronté aux réalités de l’İndépendance (Mohamed Bouamari, Le Charbonnier, 1972), le lourd legs colonial handicapant un torturé devenu fou et qu’épaulera son épouse (Mohamed Bouamari, L’Héritage, 1974), l’évolution des mœurs et mentalités, des sujets sociétaux liés cette fois à la condition de la femme ou à la manière de l’approcher. Amorcée en 1966 avec Elles d’Ahmed Lallem et L’obstacle (où Mohamed Bouamari abordait la difficile mixité amoureuse au sein d’une société conservatrice), cette problématique prendra une dimension schizophrénique lorsque Merzak Allouache sortira une décennie plus tard Omar Gatlatou (1976), nom du personnage principal tournant en rond entre les immeubles de la cité « Climat de France ». Son mal-être caractérisait celle d’une jeunesse plantée au cœur du vertige social déstabilisant des agriculteurs, mineurs (voir sur ce point Sueur noire de Sid Ali Mazif-1972-) et ouvriers décontenancés face à la Charte nationale, l’ampleur des « industries-industrialisantes » et les contrecoups d’un modèle économique impactant de plein fouet l’ingénierie cinématographique. Elle endurait les conséquences néfastes d’une autre restructuration commencée au début de la décennie 70, cela concomitamment à la fermeture des salles cédées depuis 1967 à des administrateurs communaux. Le lent mais progressif dépeçage relevait d’une inquisition cherchant à contrarier les ondes positives, à étouffer les énergies innovantes de protagonistes moins apologétiques et plus critiques. İls interrogeaient en effet le statut de la musulmane, approfondissaient une thématique sur laquelle se seront ultérieurement penchés Sid Ali Mazif (Leïla et les autres-1977-puis Houria-1987-), Assia Djebar (La Nouba des femmes du mont Chenoua-1979-), Ali Ghanem (Une femme pour mon fils-1982-) et Hafsa Zinaï Koudil (Le Démon au féminin-1992-).
Suspectés (sous la pression agissante et interlope de mouvances extrémistes) d’importuner l’entendement d’une nation arabo-islamique ancrée dans l’unanimisme identitaire, les cinéastes endureront les tracas bureaucratiques d’un régime de la mamelle exécrant les transgressions idéologiques. Puisque certains exécutants boudaient le schéma de « pensées établies », il fallait donc les empêcher de nuire en hibernant l’Association nationale des ciné-clubs, en prononçant la dissolution de l’Union des Arts Audiovisuels (UAA), en dupliquant les acronymes. Ainsi, apparaîtront (à partir de 1984 en lieu et place de l’ONCİC) puis disparaîtront l’Entreprise nationale de production cinématographique (ENAPROC), l’Entreprise nationale de distribution cinématographique (ENADEC), toutes deux remplacées en 1987-88 par un Centre algérien de l’art et de l’industrie cinématographique (CAAİC) annexé de l’Entreprise nationale de production audiovisuelle (ENPA) et l’Agence nationale des actualités filmées (ANAF).
La succession des entités entrainera la décomposition matérielle et humaine d’une sphère constituée d’éléments jugés réfractaires, le démantèlement de l’embryonnaire organisation syndicale et professionnelle, à fortiori l’élimination de ses perturbateurs, cela dans le souci de plomber les circuits commerciaux du domaine concerné et de faciliter l’introduction d’opérateurs privés.
Jouissant de la dislocation de l’ANAF, l’ENPA et du CAAİC (1998-1999), ils ne se soucieront guère de la mise en quarantaine de caméras et laboratoires, de la soustraction interlopes de nombreux négatifs, du manque de studios de mixage, du délabrement des salles noires (sur les 432 en activité pendant la colonisation seules 75 continuent à l’être), de la fermeture de festivals internationaux, des disparitions de la revue bilingue Les Deux écrans (le seul magazine spécialisé né en 1968) et du « Télé-ciné-club » qu’animait Ahmed Bedjaoui. Constatant au sein du journal Reporters (du 18/12/2016) que « Nous sommes en retard sur le plan de l’écriture et de la mise en représentation de l’histoire», l’universitaire préconisera de ne « (…) jamais arrêter la production d’images (…) qui reflètent le pays et lui donnent du prestige ».
Ce fut d’ailleurs ce même prestige que convoquait Abdelaziz Bouteflika lors de l’accession au trône suprême (avril 1999). Or, depuis l’accident vasculaire du 27 avril 2013, qui l’astreint à se mouvoir sur une chaise roulante, le Chef de l’État personnifie la récurrente dégradation iconique de l’Algérie post-coloniale. İl aura suffit que l’ex-Premier ministre français Manuel Valls tweet (le 11 avril 2016) son portrait bouffi, que cette photo s’affiche à la « Une » du périodique Le Monde pour que les autochtones s’inquiètent vraiment des prolongements d’un tel cliché ou de la prétendue alacrité d’un adoubé visiblement au bout du rouleau de la légitimité historique.
Trouver l’individu idoine susceptible de l’incarner, voilà la proche prospection des boursicoteurs du système militaro-capitaliste-étatique et autres contrefacteurs des épisodes ou figures de la Révolution, falsificateurs contre lesquels s’élevait le 20 juin dernier Djamila Bouhired. Elle dénonçait à ce moment là un cinéma truffé de mensonges, refusait le feuilleton retraçant son épopée, de servir ainsi de caution ou faire valoir à des illustrateurs enclins à travestir le roman national, à manipuler à leur guise « (…) l’image des militants (es) indépendantistes », à magnifier « (…) les acteurs politiques d’aujourd’hui ». Aussi, la moudjahida souhaitera « En finir avec l’histoire officielle qui a marginalisé les véritables combattants pour mieux réhabiliter les canailles et faussaires ».
Le tour de passe-passe de magouilleurs invétérés reste l’un des facteurs clefs utile à la saisie des mauvaises réceptions de l’actuelle Algérie, pour donc comprendre l’image ternie du pays « (…) de l’autogestion et de la révolution agraire (…) qui a nationalisé toutes ses richesses naturelles, maîtrisé son commerce extérieur (…), se cultive et se tient debout aux côté de tous les peuples en lutte dans le monde, aux côté de tous les partisans de la liberté, de la paix et de la justice (…)», écrivait Tahar Ouattar en prologue à L’As (1974).
Le pourfendeur de la graphie d’expression française participait de la sorte à la logomachie pamphlétaire de mystificateurs employant le vocable « Frère » pour mieux siphonner les retombées pécuniaires de la rente pétrolière. Ces spécialistes de l’enfumage se satisferont allègrement de leur assise sonnante et trébuchante, scruteront les marchés fluctuants de l’import-export, ignoreront celui de l’art alors que la diplomatie française assiste depuis plusieurs mois les aspirations de créateurs ou performeurs puisqu’elle financera en partie le docu-fiction Enquête au Paradis (de Merzak Allouache) et les manifestations ou monstrations Raconte-art 2017, İKBAL : Arrivées pour une nouvelle photographie algérienne puis la quatrième édition de la Biennale méditerranéenne d’art contemporain d’Oran.
Les bailleurs de fonds locaux et autres pourvoyeurs « à-créditer » misent de préférence sur la « Bataille d’Alger » du printemps 2019 (période convenue des prochaines élections présidentielles) à leurs yeux gagnable dans la mesure où les plans de coupe des censeurs conventionnés permettront d’instrumentaliser les curseurs médiatiques de la croyance en l’Homme providentiel, de combler (peut-être ?) le déficit symbolique que ne manquera pas de provoquer (faute de destitution préalable) l’absence prononcée de Bouteflika : leurre ultime de la « Fratrie révolutionnaire ».