La société civile oranaise a appris avec beaucoup de satisfaction et de soulagement l’annulation de la débaptisation de la clinique Jean-Marie Larribère, rendant ainsi justice à la mémoire d’un combattant à part entière pour l’indépendance, et non un simple ami de la révolution, comme l’a qualifié un quotidien national, le 12 juillet 2017.
Ce qualificatif d’ «ami» est de plus en plus usité pour désigner les combattants et les martyrs algériens d’origine européenne. Le martyr Henri Maillot, n’a-t-il pas été qualifié «d’ami de l’Algérie» par l’APS lors du soixantième anniversaire de sa mort ? Ce déserteur de l’armée française, avec un camion chargé d’armes et de munitions, a écrit, après son acte de bravoure, à la presse française : «Je ne suis pas musulman, je considère l’Algérie comme ma patrie et avoir à son égard les mêmes devoirs que tous ses fils». 60 ans après son martyre, aucune rue ne porte son nom dans son propre pays. La tentative de débaptisation de la clinique J.M. Larribère suit de peu celle avortée, grâce à la mobilisation de la société civile, de la rue Fernand Yveton.
La question que l’on peut se poser devant ces actes est : y a-t-il d’un côté les combattants et martyrs algériens d’origine musulmane et de l’autre celles et ceux d’origine européenne ? Pourtant la répression des forces coloniales ne faisait pas une telle différence. Ces combattants, comme leurs frères et sœurs «musulmans» ont connu la guillotine (Fernand Yveton), les disparitions forcées (Maurice Audin), la condamnation à la peine capitale (Jacqueline Guerroudj). Comme leurs sœurs et frères «musulmans» ils s’engageaient dans la lutte avec les mêmes risques, allant jusqu’au sacrifice suprême. Ils tomberont au champ d’honneur comme Henri Maillot, Maurice Laban, ou encore Raymonde Pechard. Ils rempliront, comme leurs sœurs et frères «musulmans», des actes héroïques à grands risques, comme Danielle Minne, en commettant l’attentat du 06 janvier 1957 à l’OTOMATIC d’Alger, alors qu’elle n’avait que 17 ans, ou encore Daniel Timsit, l’une des chevilles ouvrières du réseau des bombes lors de la bataille d’Alger.
Alors pourquoi l’on tente de les effacer de l’histoire de la révolution algérienne ? La cause remonte à bien avant le début de la guerre de libération, selon l’historien Mohammed Harbi, quand on a «légitimé le nationalisme par l’Islam». «L’identité algérienne a pris forme autour de la religion et de la langue arabe. Les critères d’appartenance nationale ne sont pas politiques, mais ethniques et religieux» (L’Algérie en perspective).
Ainsi, on inculque au peuple, dès le début de la révolution, la notion de «Djihad fi sabil Allah» (le combat pour Dieu). La scène relatée par madame Zohra Drif dans son livre «Une combattante de l’ALN dans la zone autonome d’Alger» illustre à elle seule cet état d’esprit. «Danielle Minne rejoint Djamila Bouhired, Hassiba Benbouali et Zohra Drif dans leur cache à la Casbah. C’est alors que la grand-mère de Djamila aura cette réflexion à haute voix : la pauvre Danielle est une moudjahida comme vous, mais n’ira pas au Paradis !».
Et pourtant, cela va à l’encontre des textes fondateurs de la révolution : «Cette guerre est une guerre d’indépendance et non une guerre de religions», ou encore «Constituante algérienne souveraine, sans distinction de race ou de religion». Le combattant de la bataille d’Alger, Daniel Timsit, écrira bien après l’indépendance : «Comme notre révolution est grande, nous y avons communié ensemble pour les mêmes aspirations Malheureusement, l’on a tourné le dos aux valeurs que proclamait le congrès de la Soummam».
L’historien René Gallissot écrit «Comme le colonialisme l’a voulu, le communautarisme est demeuré» «Les limites de la colonisation se situent au Maghreb dans la définition de la nationalité -citoyenneté sur le statut musulman. C’est là que la colonisation a fait son œuvre non défaite». (La colonisation au Maghreb).
Les combattants et les martyrs d’origine européenne de la guerre d’indépendance, comme beaucoup de sœurs et frères «musulmans», ont rêvé d’une Algérie algérienne plurielle.
Pour honorer leur mémoire, il faudrait qu’à chaque date anniversaire, qu’à chaque événement, on se remémore leur parcours combattant et le relater aux jeunes générations. C’est pourquoi, dans cette contribution, je retrace le parcours du docteur Jean-Marie Larribère.
La première fois que j’entendais son nom, c’est lorsque j’ai rejoint dans les années soixante le CHUO comme étudiant en médecine. La maternité d’Oran gardait encore les traces de sa présence, matérialisées par l’hygiène et la discipline et ce, trois ans après son départ définitif. Madame Bouziane (sage-femme), madame Boudinar (surveillante) et madame Messissi (anesthésiste) évoquaient son passage et le relataient avec beaucoup de déférence. A chacun de nos gestes de stagiaires, son exemple était cité. Dans un hôpital sans moyens humains et matériels, le docteur J.M. Larribère se dépensait sans compter par une présence quasi-permanente. Il s’ingéniait à trouver des solutions pour parer dans l’urgence à ce manque. On louait sa rigueur dans le travail et son souci de la perfection. Chaque consultation, chaque accouchement, étaient pour lui autant d’occasions de faire des recommandations aux patientes quant à la surveillance de la grossesse ou l’espacement des naissances, actions qu’il menait depuis trente ans selon les témoins sus-citées. Madame Mehtar-Boudraa, qui a rejoint le CHUO en 1959 comme infirmière puis anesthésiste, avait fait de nombreuses gardes avec lui. Elle évoque à ce jour un homme affable, toujours volontaire, prenant très peu de repos pendant les gardes, passionné par son travail et l’avenir de l’Algérie. C’est par son frère, le professeur Boudraa, responsable de l’antenne médico-chirurgicale du FLN ALN, Tombouctou (Ville Nouvelle) qu’elle apprendra la participation aux soins du docteur Larribère pendant cette période.
C’est ainsi que j’ai commencé à tenter de reconstituer son parcours de militant
Le docteur Jean-Marie Larribère est né en 1892, de parents tous les deux instituteurs, dans un milieu très marqué à gauche et par les luttes sociales. C’est tout naturellement que, tout jeune, il s’engagea dans ces luttes. En 1949, il passa une année comme instituteur. Cette année, il prendra encore plus conscience des discriminations dont est victime la population algérienne. Il abandonne la carrière d’instituteur pour s’inscrire à la faculté de médecine d’Alger où il soutient sa thèse de doctorat pour la spécialité de gynéco-obstétrique en 1927.
Pendant la guerre d’indépendance du Rif dirigée par Abdelkrim (1924-1925) il est mobilisé comme médecin-lieutenant. Il refusera de faire cette guerre et c’est certainement de cette époque que dure son engagement pour «le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes».
Son adhésion est d’abord sociale. Il fera de son appartement, dans un quartier populaire d’Oran, un cabinet d’accouchement où sa clientèle sera essentiellement une clientèle des couches sociales les plus défavorisées, tant pieds-noires qu’algériennes. C’est au début des années 40 qu’il édifie la clinique portant aujourd’hui son nom, au boulevard Front de Mer.
Cette clinique, avant le déclenchement de la révolution, jouera un rôle social important. Son activité sociale, le milieu dans lequel il évolue, le porteront tout naturellement à adhérer au communisme. En 1945, il est élu pour une brève période au conseil municipal d’Oran. Son activité militante débordante fera de lui, en 1953, le seul médecin à participer aux manifestations des dockers d’Oran qui avaient refusé de charger les bateaux à destination de l’Indochine.
Dès le déclenchement de la révolution, il y adhérera corps et âme. En 1956, il organise les secours aux prisonniers politiques et leurs familles, les abris clandestins, la collecte de médicaments. Quelques blessés sont soignés clandestinement dans sa clinique, mais surtout lors de ses prétendues visites à domicile pour le contrôle des grossesses, dans les quartiers populaires.
En 1957 il part à Alger pour se mettre à la disposition des maquis de l’ALN, en pleine bataille d’Alger. La cache qu’il devait rejoindre est investie par les parachutistes du général Massu. Il se replie à Oran pour continuer inlassablement son travail de militant.
Dès le début 1961, il est dans le collimateur de l’OAS. Les Ultras d’Oran l’appellent alors «le médecin du FLN». Le 24 avril 1962, il échappe miraculeusement à la mort, lors de la destruction de sa clinique par une charge de plastique. Peu de temps avant, il échappera aussi miraculeusement à un attentat de l’OAS, le pistolet du tireur s’étant enrayé. Après cet attentat au plastic, il se rendra pour un court séjour à Paris, avant de rejoindre Oran, mise à cette période à feu et à sang par l’OAS. Les blessés par l’OAS et les malades algériens ne peuvent plus se soigner au CHU, contrôlé par l’OAS, sans risque de se faire assassiner, comme cela a été le cas, en mars 1962, pour des infirmiers et des malades algériens. La zone autonome ALN/ FLN d’Oran, pour pallier cette situation sanitaire, ouvre dans les quartiers algériens des antennes médico-chirurgicales. Dans l’organigramme de ces services de santé ALN/FLN de la zone autonome d’Oran, donné par M. Mohammed Fréha dans le tome 2 de son livre «Du mouvement national à la guerre de libération à Oran», l’on note que le docteur Jean-Marie Larribère est responsable du secteur Victor Hugo Petit Lac.
Monsieur Boudjorf, ancien anesthésiste au pavillon 10 du CHU d’Oran, a été infirmier au côté du docteur Larribère à cette époque. Il le décrit comme un homme avec un sens aigu de l’organisation, volontaire et qui avait beaucoup d’autorité pour se faire respecter pendant cette période trouble, par des hommes souvent armés.
Au début du mois de juin 1962, le responsable du service sanitaire de la zone autonome d’Oran, le docteur Nait Belkacem, réunit les médecins responsables de secteurs pour faire un point de la situation. Le professeur B. Boudraa, présent à cette réunion, m’a décrit la fougue avec laquelle le docteur Larribère voulait que l’on discute aussi de la future reprise en main du fonctionnement du CHUO dès le 1er juillet 1962, se projetant déjà dans l’avenir d’une Algérie indépendante.
Effectivement, ce 1er juillet 1962, une poignée de médecins algériens venant de l’ALN, relance l’activité du CHU. Il s’agit d’abord des docteur Boudraa, Taleb, Lazreg, Kandil, Mansouri, Benaï. Evidemment, le docteur Larribère les accompagne. Il sera désigné chef de service de gynéco-obstétrique à la Maternité. Toutes et tous ceux qui l’on connu à cette période témoignent de son activité débordante, faite d’une modernisation des soins, en introduisant la notion d’accouchement sans douleur, la lutte pour l’application d’un planning familial sans attendre, et la formation. Une sage-femme en formation en ces premières années de l’indépendance se souvient encore de ses accès de colère devant leurs fautes en leur assénant : «Nous, vos aînés, avons libéré le pays, à vous de vous battre pour son développement et ce, en étant performants dans vos secteurs d’activité».
Au début de l’année 1965, il est mis fin brutalement et arbitrairement à sa fonction de chef de service par le ministre de la Santé de l’époque. Pour certains, ce serait suite à un rapport sur la Maternité qu’il avait adressé, remettant en cause la compétence de gynécologues des pays de l’Est. Mais plus probablement, selon un anesthésiste qui a vécu cette époque, ce fut sur injonction de l’épouse d’un ministre qui voulait régner sur la Maternité et le planning familial sans partage. A la suite de cette ingratitude, celui qui a tant donné à l’Algérie, son pays (il a fait don de sa clinique à la santé publique bien avant la nationalisation des cliniques privées), partira en France. En cette année 1965, il trouvera la mort en chutant d’une fenêtre. Deux pistes sont avancées : la chute accidentelle ou le suicide. Cependant, certains de ceux qui l’avaient connu pendant les années de feu, connaissant sa force de caractère, ne pouvaient accréditer la thèse du suicide. Ils évoquent l’hypothèse, peut-être, d’un assassinat par les réseaux de l’OAS en France, maquillé en accident.
En 2012, lors de journées scientifiques au CHUO, je donnais une conférence à la séance inaugurale sur l’histoire du CHUO depuis 1883 et, lors de la période post-indépendance. J’avais évoqué le docteur Jean-Marie Larribère. A la fin de la séance, je suis abordé par un groupe d’étudiants en médecine stagiaires au service d’endocrinologie, à la clinique qui porte son nom. C’était la première fois qu’ils apprenaient qui était le docteur Larribère ! A qui la faute ?