Le dramaturge nous a quittés le 7 décembre 2004: Le théâtre de Mohia sombre dans l’oubli

Le dramaturge nous a quittés le 7 décembre 2004: Le théâtre de Mohia sombre dans l’oubli

En dépit d’une œuvre quantitative et qualitative exceptionnelle, le flamboyant dramaturge demeure méconnu du grand public, et des villages entiers sont aujourd’hui orphelins du théâtre de Mohia.

Sur son lit d’hôpital à Paris, Mohia ironisait devant les gens qui lui rendaient visite : “Ewwtet kan a les Brobros, assmi ar emmtegh, ad txedmem tameghra” (ah, les Berbères, le jour de ma mort, vous allez faire la fête). L’anecdote, banale par endroits, renseigne sur le tempérament du personnage, lui qui a mis sa vie et son génie au service de la cause amazighe. Muhend u Yehya, de son vrai nom Abdellah Mohia, a marqué de son empreinte le paysage culturel berbériste. Depuis les années fac à Alger, après avoir décroché son baccalauréat en mathématiques en 1968, Mohia ne tardera pas à s’impliquer dans les milieux culturels revendicatifs. Il rejoint ainsi le Collectif culturel berbère de Ben Aknoun et, plus tard, le Groupe d’études berbères (GEB) de l’université de Vincennes, en France.

C’est justement outre-mer où il donnera libre cours à son génie soutenu par une inspiration intarissable. Ce natif d’Aït Erbah en 1950 en Haute Kabylie a très tôt tutoyé la littérature universelle d’où il a adapté des chefs-d’œuvre qui ont fondé le théâtre d’expression kabyle. Tartuffe de Molière, En attendant Godot de Beckett, La Décision de Brecht, Ubi Roi de Jarry, La Jarre de Pirandello, etc., sont quelques-unes de ses adaptations en kabyle. De ce dernier texte du prix Nobel italien, Mohia a fait une adaptation d’anthologie. Avec Sinistri, Tacbaylit (la jarre) constitue en effet le fondement d’une œuvre emblématique qui irrigue la mosaïque culturelle kabyle et amazighe plus prosaïquement. Sinistri, une comédie satirique qui emprunte beaucoup au théâtre médiéval, est née de l’adaptation par Mohia de La farce de maître Pathelin, un texte qu’on prête à un auteur anonyme du XVIe siècle.

Outre le théâtre et le conte, Mohia est également l’auteur d’une poésie atypique qui a irrigué la chanson kabyle de la “protest song” engagée : Imazighen Imula, Ideflawen, Djurdjura, Malika Domrane, etc.

Plusieurs artistes ont puisé dans l’œuvre de Muhend u Yehya. Et certains n’ont même pas eu la présence d’esprit d’indiquer son nom sur la jaquette de leurs cassettes ou CD. Mais il y a pire. En dépit d’une œuvre quantitative et qualitative exceptionnelle, le flamboyant dramaturge demeure méconnu du grand public, et des villages entiers sont aujourd’hui orphelins du théâtre de Mohia.

Combien de thèses universitaires ou de colloques académiques ont été consacrés à l’œuvre que Muhend u Yehya a léguée à la postérité ? Qu’en est-il du théâtre universitaire amateur ? C’est pourtant dans ce milieu, autrefois véritable bouillon de culture, qu’est née l’œuvre monumentale de Mohia. Une œuvre qui a pris vie dans des cassettes enregistrées de manière artisanale et que les militants s’échangeaient sous le manteau. Mais parler aujourd’hui aux jeunes de cassettes ou de transistor à piles plates, c’est comme évoquer la préhistoire, eux qui sont formatés aux nouvelles technologies et à la réalité augmentée.

Entre-temps, on a oublié Ccix Ahecraruh, Jeddi Brahim et Moh Terri. On a oublié le théâtre de Mohia, lui qui est sans doute en train de “vociférer” sa poésie contestataire dans le firmament du ciel où il repose en paix depuis le 7 décembre 2004 : “Ahya ddin qessam !”

Yahia Arkat