Pendant que la corruption à tous les niveaux ne cesse d’exploser dangereusement — ce qui ne semble pas inquiéter le pouvoir en place outre mesure —, voilà que l’Exécutif annonce… «un allègement du code des marchés publics». Rien que ça !
Alors que ce même gouvernement sait pertinemment que la corruption est issue en grande partie des violations presque systématiques dans l’attribution des marchés publics. Et le comble dans ce projet, c’est qu’il est annoncé par le ministre des Finances, ministre qui reçoit tous les jours des informations des organes spécialisés de son département et de ses démembrements locaux quant au non-respect du code en vigueur. Alléger encore une fois ce dernier, c’est alimenter les réseaux de la corruption et favoriser encore plus la gabegie dans les dépenses publiques.
Selon l’agence gouvernementale Algérie presse service ( APS), un groupe de travail chargé d’examiner les moyens d’alléger et de faciliter les démarches relatives à l’octroi des marchés publics a été installé récemment par le gouvernement, a annoncé le ministre des Finances, jeudi 13 novembre. Pourquoi l’annonce n’en est faite que maintenant ? Le ministre qui répondait aux interrogations et préoccupations des membres du Conseil de la nation dans le cadre du débat autour du projet de la loi de finances 2015, a précisé que ce groupe de travail était chargé d’examiner les mesures et facilités à introduire dans le code des marchés publics en vue d’aplanir les difficultés rencontrées dans l’octroi des marchés publics. Le ministre ne souffle mot sur ces «difficultés».
Répondant à des préoccupations relatives aux aspects budgétaires, le même ministre, toujours selon l’APS, a rappelé qu’un plan de modernisation du budget a été lancé à travers des réformes structurelles visant une meilleure rationalisation des dépenses. Un nouveau système intégré de gestion budgétaire, a-t-il poursuivi, sera mis en place dans l’objectif d’améliorer la gestion des ressources financières de l’Etat, assurer le respect des dépenses publiques et optimiser la fluidité et la transparence des informations.
Là aussi, aucune précision n’a été donnée sur ces réformes structurelles» : si les élus de la nation sont laissés dans l’ignorance par l’Exécutif – alors que le ministre ose évoquer «la fluidité des informations» —, qu’en est-il des citoyens-contribuables qui sont les principales victimes de ces pratiques opaques et du mépris de ceux qui les gouvernent? Pour ce qui est des opérations de réévaluation des projets publics, le ministre a rappelé que des efforts considérables avaient été déployés concernant le budget d’équipement pour corriger le volume des actions de réévaluation. Selon le ministre, cette préoccupation a été prise en charge en chargeant les ordonnateurs du budget de l’Etat de joindre à chaque demande de réévaluation, un dossier comportant des documents qui justifient la réévaluation notamment un rapport détaillé sur les facteurs responsables de la demande de réévaluation.
Cette mesure, a dit le ministre, a permis de faire baisser les actions de réévaluation des programmes d’investissement publics passant de 1 132 milliards DA en 2007 à 658 milliards DA en 2010 puis à 325 milliards DA en 2014. Les principaux facteurs de ces réévaluations systématiques des coûts des marchés publics sont connus, le ministre préférant ne pas les énoncer : incompétence dans la préparation des projets de marchés ; surcoûts très fréquents ; permissivité excessive dans l’octroi des avenants ; mauvais suivi des projets ; coût de la corruption ; abus dans l’utilisation du gré à gré, etc.
Zéro de conduite !
La réglementation sur les marchés publics, à force de remaniements, n’existe pratiquement plus. Le gré à gré devient la règle, au lieu d’être l’exception. Les grands projets d’infrastructures et les acquisitions de gros équipements sont attribués à des firmes internationales déjà éclaboussées par des scandales de corruption. Les marchés publics constituent un secteur à très haut risque. La généralisation de la corruption en Algérie est notamment le résultat de violations presque systématiques du Code des marchés publics, l’Exécutif ne donnant pas le bon exemple en faisant du «gré à gré» la règle. L’importance des enjeux financiers, le respect des contribuables et la nécessité démocratique de rendre des comptes, impliquent que des mesures concrètes soient prises pour prévenir la corruption et améliorer la déontologie de la commande publique.
Tel est l’objectif d’un pacte de transparence à élaborer, qui associe la mise en place d’une charte éthique de l’achat public dans les collectivités publiques, à l’attestation du dirigeant de l’entreprise soumissionnaire que l’attribution du marché n’a donné lieu à aucun avantage occulte et que toutes les charges facturées correspondent à des prestations effectives. L’article 7 de la loi du 20 février 2006 de prévention et de lutte contre la corruption traite de la mise en place de codes de conduite des agents publics.
«Afin de renforcer la lutte contre la corruption, l’Etat, les assemblées élues, les collectivités locales, les établissements et organismes de droit public, ainsi que les entreprises publiques ayant des activités économiques se doivent d’encourager l’intégrité, l’honnêteté et la responsabilité de leurs agents et de leurs élus en adoptant, notamment, des codes et des règles de conduite pour l’exercice correct, honorable et adéquat des fonctions publiques et mandats électifs». Le bilan de l’application de cet article est quasi nul. Plus il y aura de démocratie et de libertés, moins il y aura de bureaucratie. Mais pour y parvenir, les luttes citoyennes multiples et diverses doivent s’intensifier. Cela demandera beaucoup de temps et beaucoup de persévérance. Il n’y a jamais eu de suppression du «gré à gré» dans le Code des marchés publics ! Le pouvoir a érigé en règle le gré à gré alors que dans tout code respectable de marché public, le gré à gré doit être une exception.
Le Conseil des ministres a autorisé de grandes opérations de gré à gré. A titre d’exemple, un ministre des Ressources en eau a critiqué les entreprises françaises qui gèrent les eaux de Constantine et d’Alger (Marseillaise des eaux et Suez) alors que ces entreprises ont obtenu le contrat de la gestion déléguée au gré à gré après décision en Conseil des ministres, puis 10 ans après cette formule de gestion est abandonnée. Tout le monde et à tous les niveaux, sous prétexte de l’urgence, préfère les marchés de gré à gré. Autre exemple qui a défrayé l’actualité : officiellement, Sonatrach n’obéit pas au code des marchés publics mais à un code qui est plus sévère. Malgré cela, la pratique du gré à gré s’est généralisée en son sein.
Le crime de l’infructuosité à tout va
Il faut revoir complètement le code des marchés publics, mais pas dans le sens de son allègement, bien au contraire, car le texte actuel est trop permissif. Malheureusement, les articles qui concernent le gré à gré en font une règle. Plus grave encore : dans ce même code, revu une enième fois depuis le texte de juillet 2002, des dispositions donnent un pouvoir discrétionnaire aux ministres et aux walis, leur permettant d’aller à l’encontre des décisions prises par les commissions d’attribution des marchés.
Les hauts fonctionnaires abusent de ce pouvoir discrétionnaire sous prétexte de livrer dans les délais les chantiers. L’ensemble des informations que nous avons collectées sur la gestion des marchés publics, depuis maintenant une quinzaine d’années, montre que dans 90% des cas la réglementation n’est pas respectée, d’où le risque très élevé de corruption. Cela ne veut pas dire qu’il y a corruption dans 90% des cas.
Ces résultats ont été obtenus suite à plusieurs sources et plusieurs études : il y a d’abord la lecture et l’analyse systématique de tous les appels d’offres publiés dans la presse écrite, ainsi que les attributions provisoires de marchés publics ou les avis d’infructuosité : le phénomène de l’infructuosité a tendance à devenir systématique, ce qui est extrêmement inquiétant, car aboutissant au non-respect de la réglementation sur les marchés publics. Autre source : ce sont les affaires de corruption liées aux marchés publics et qui sont de plus en plus nombreuses, affaires révélées par la presse, par la justice ou par les services de sécurité et de contrôle, ou qui nous sont envoyées par des dénonciateurs. C’est le recoupement de toutes ces informations venant de différentes sources qui nous font aboutir à ces conclusions chiffrées qui alimentent notre propre « observatoire» informel de la commande publique.
Justement à propos d’observatoire, cela fait déjà plusieurs années maintenant que la création de cet observatoire est prévue par la réglementation des marchés publics. Qu’attend le ministre des Finances pour le mettre en place, au lieu d’envisager un «allègement» du Code des marchés ? Si le code en vigueur — qui n’est déjà pas très lourd face à l’étendue de la corruption — gêne tant, supprimez-le !
Djilali Hadjadj
Un code trop souvent remanié qui fait exploser les détournements
Tout le monde demande que le code des marches publics soit modifié, mais pas pour les mêmes raisons et pas pour les mêmes objectifs. Les ministres et les walis veulent un code plus souple et moins contraignant, afin que les projets soient vite mis en chantier : en fait ces hauts fonctionnaires, centraux et locaux, veulent contourner ce code et choisir plus facilement les entreprises et les fournisseurs, ce qui se fait très souvent et qui a pour conséquence de faire exploser la corruption. Les organisations patronales veulent des modifications du code qui privilégient le choix d’entreprises algériennes par rapport aux entreprises étrangères, une sorte de préférence nationale : est-ce réaliste ? Il est plutôt urgent que la réglementation algérienne soit renforcée et devienne plus rigoureuse, plus contraignante, et conforme aux normes universelles et au contenu de la Convention des Nations unies contre la corruption. Mais le pouvoir central ne donne pas l’exemple en matière de respect du code des marchés publics : ces dernières années, il a autorisé à plusieurs reprises l’utilisation du gré à gré pour un certain nombre de gros marchés.
A titre d’exemple (mauvais), pourquoi une salle de spectacle de 12 000 places pour la capitale doit-elle être réalisée selon la formule du gré à gré ? Etait-ce une urgence qui nécessite de contourner la réglementation sur les marchés publics ? Ou avait-on déjà choisi le bureau d’études et l’entreprise de réalisation ?
La «culture» gouvernementale à n’importe quel prix
La persistance de l’Exécutif à abuser de la procédure du gré à gré dans l’attribution de marchés publics fait le lit de la corruption. Le Conseil de gouvernement, lors de sa réunion du 4 mars 2008, avait notamment entendu une communication présentée par la ministre de la Culture qui portait sur le marché de gré à gré pour la réalisation d’une salle de spectacle de grande capacité.
Le communiqué du gouvernement ne précisait pas la nature de la décision prise, décision qui devra certainement être confiée au Conseil des ministres, comme cela a déjà été fait et accordé à plusieurs reprises ces dernières années, notamment pour la reconstruction de Boumerdès, l’importation d’équipements médicaux, les marchés de l’eau, le nouvel aéroport d’Alger, la construction du siège du Conseil constitutionnel, la réalisation d’une dizaine de prisons, etc. Pourquoi, ainsi que l’indique le communiqué du Conseil de gouvernement, la ministre de la Culture avait-elle demandé que ce projet bénéficie du gré à gré ? Déjà que la gestion du programme de «Alger, capitale de la culture arabe» avait fait l’objet de très graves accusations publiques, accusations qui n’ont pas fait l’objet de réponses appropriées de la part des ministères directement concernés (Culture et Finances).
Un gré à gré supplémentaire à haut risque a donné du crédit à ces accusations. Et ce n’est pas fini, l’énorme budget attribué aux projets inscrits dans le cadre de «Constantine, capitale de la culture arabe en 2015» (CCCA 2015) sera dépensé par la formule exclusive du… gré à gré ! C’est le wali lui-même qui l’a annoncé publiquement jeudi dernier, justifiant l’usage du gré à gré par les délais de réalisation, ce projet de «CCCA 2015» ayant été attribué tardivement et dont le budget dit «ouvert» pourrait être estimé à près de 2… milliards de dollars !
D.H.