Par Ahmed Rouadjia*
L’Algérie traverse, à présent, une conjoncture politique ambiguë, car faite, tout à la fois, de gros espoirs de changements et de sourdes inquiétudes quant à l’avenir du pays et à sa cohésion nationale.
Par ses gigantesques manifestations de protestations pacifiques, le peuple a demandé et exigé, non seulement le renoncement au cinquième mandat dont l’absurdité est de notoriété publique, mais aussi et surtout le départ de l’équipe dirigeante et son remplacement par un sang neuf qui serait celui choisi et voulu par le peuple et sa jeunesse insurgée. Mais ce peuple héroïque n’a pas su encore, malgré les énergies et les intelligences qu’il recèle, extraire en son sein les figures juvéniles capables de le représenter et de négocier en son nom les modalités d’une transition pacifique, sans accrocs. C’est ce défaut de représentation qui a laissé le terrain libre à certaines personnes formées d’anciens agitateurs (-trices) plus ou moins intéressés (ées) pour s’improviser « représentants » légitimes du Hirak’. Des frustrés et des aigris composés de néo-intellectuels, de quelques avocats, et d’ex-ministres démissionnaires ou déchus, tentent , eux aussi, de « vendre » au Hirak’ leur image qu’ils présentent sans taches. D’autres, du même acabit, s’évertuent à donner d’eux-mêmes une image « démocratique », lisse et sans aspérités.
Figures anciennes et « modernes » ou comment rompre avec l’expectative…
Quelques personnalités super-médiatiques, comme la belle et énergique Zoubeida Assoul, nous suggère, après qu’elle eut pris le parti du général Ghediri, qu’elle a abandonné, l’ex-président Lamine Zeroual comme personnalité susceptible de représenter le Hirak’ et d’opérer en douce la transition vers un régime démocratique. Pour fonder son choix, Mme Assoul fait valoir l’intégrité du personnage ainsi que l’amour que lui porterait le peuple algérien. Je partage avec Mme Assoul le sentiment que M. Zeroual est un homme incontestablement probe, désintéressé, et je dirais même sans taches. Mais pour le Hirak’, Zéroual fait partie, malgré tout, de ce qui est « Ancien », et qu’il est issu du système vermoulu de « l’Ancien régime », pour parodier le langage des historiens français. Lui-même, Zéroual, n’acceptera certainement pas de cornaquer ou de représenter le Hirak’.
Le danger du dogmatisme idéologique
D’autres militants et groupuscules dogmatiques et de transfuges des partis politiques ont suggéré, eux aussi, des personnalités, toutes ou presque issues de la vieille garde du FLN : Ahmed Taleb Ibrahimi, Miloud Hamrouche, Ahmed Benbitour, etc. L’ex-petit sénateur, Mohamed Salah Harzallah, qui devait ce titre à Bouteflika en personne, plaide, aujourd’hui, en faveur de Benbitour qu’il qualifie sur sa page facebook, comme la personnalité la mieux indiquée pour représenter le Hirak’ ! Pour d’autres, minoritaires il est vrai, portent leur dévolu sur l’ex ministre de la Communication, Abdelaziz Rahali. Bref, chacun y va de ses propositions et recommandations en faveur de telle ou telle figure « emblématique ». D’autres voient, enfin, dans la personnalité de Karim Tabou, un transfuge du FFS, l’icône possible de représenter cette transition.
Le danger du dogmatisme idéologique et les figures proposées pour opérer la transition
Mais le pire qui pourrait faire capoter le projet de transition pacifique souhaité par tous, c’est le dogmatisme idéologique consistant à dire : « je suis le seul à détenir la vérité absolue »! Le nazisme et la stalinisme sont, en effet, les deux idéologies, avec les trois religions célestes, qui prétendent détenir justement cette vérité exclusive et absolue… L’autre danger réside dans la tentative faite, ici et là, de réhabiliter des vieilles figures étiolées par le temps…
Autrement dit, ce que l’on propose ici comme formules « transitoires » ou de transitions ressort du déjà-vu. Ce sont des figures anciennes, éculées et vieillottes, que la majorité du Hirak’ rejette comme inacceptables. Par ailleurs, le Hirak’ en tant que vaste mouvement populaire « abstrait » n’a jusqu’à présent désigné aucune personnalité individuelle ou collective à parler en son nom, et d’où le « flou artistique » dans lequel tout le monde nage, y compris le Hirak’ lui-même. Que faire, dans ces conditions faites de volontarisme et d’incertitudes mêlés, pour opérer pacifiquement la transition souhaitée par tous, quand le Hirak’ se trouve, cruellement, démuni de réels représentants faisant l’unanimité ? Pour effectuer cette transition, ça suppose que l’on soit deux camps ou deux interlocuteurs, réunis autour d’une table, en vue de négocier les termes de « la passation du pouvoir ». Or, le Hirak’ n’a pas encore « enfanté » des figures susceptibles de le représenter et de conduire les « négociations » avec le pouvoir central en vue, selon ses propres vœux, de substituer à la classe dirigeante actuelle, une élite nouvelle qui serait composée de jeunes gens, sans taches, aux antécédents éthiques irréprochables…
Le nom de l’avocat Mostafa Bouchachi dont le passé n’a rien à voir avec les coteries du pouvoir déjà mentionnées, est souvent cité comme figure représentative possible de ce hirak, et le site Internet dédié en son nom, témoigne du soutien que lui apporte une certaine fraction de la jeunesse. Mais peut-il faire pour autant l’unanimité d’un peuple aux facettes multiples et décidé, plus que jamais, à faire table rase de tout ce qui s’apparente au passé?
Propositions en vue d’une transition pacifique
En dépit de la liesse qu’a suscitée et que suscitent encore ces manifestations grandioses, il demeure que la majorité des Algériens sont dans l’expectative et éprouvent de grandes inquiétudes quant au lendemain que leur réservent ces attentes angoissantes. Pour rompre avec ces incertitudes en évitant que le pays ne sombre dans une nouvelle « fitna », je suggère au « Hirak » les douze recommandations suivantes :
– Créer une instance permanente composée de jeunes représentatifs des différentes sensibilités « idéologiques » engagées dans le « Hirak » aux fins de s’entendre sur une démarche politique commune face au pouvoir central;
– désigner nommément, à l’issue des débats qui auront lieu, les personnes jugées représentatives afin de « négocier » avec le pouvoir central les modalités de la transition ;
– Choisir une personnalité politique jeune, qui soit complètement indépendante des partis existants, y compris les partis de l’opposition dite « démocratique », et qui puisse représenter et incarner, réellement, les aspirations de la grande masse des protestataires pacifiques;
– Désigner un porte-parole qui fasse le consensus pour parler au nom de la majorité du « Hirak » et défendre, en soin nom, la plate-forme revendicative du peuple soulevé, pacifiquement, en masse;
– Savoir que l’interlocuteur-clé du « Hirak » ne peut être que des gens de « l’ancien système », et que cet ancien système est incontournable ; penser ou croire qu’on pourrait s’en passer, et qu’il devrait complètement disparaître devant cette marée humaine montante et résolue, c’est faire preuve, non seulement d’ignorance et d’irresponsabilité, mais aussi de conduite nihiliste;
– Savoir que l’Armée n’est pas Bouteflika et Bouteflika n’est pas l’ANP, qui s’est montrée, déjà, réceptive au cri du peuple auquel elle a tendu une main fraternelle. Justement l’ANP est cet interlocuteur légitime et incontournable que le Hirak’ devrait écouter et en tenir compte;
– Ne pas stigmatiser ou condamner en bloc toutes les personnalités de « l’ancien régime » ; certes ce système est vermoulu par pans entiers et comprend des individus corrompus, et irrécupérables du point de vue éthique. Mais il comprend aussi des hommes et des femmes par milliers qui ont pu échapper à la corruption contagieuse… ;
– Rappeler, une fois de plus, au monde et à tous les pays qui seraient tenter de s’ingérer dans les affaires intérieures de l’Algérie en misant, pour se faire, sur leurs suppôts internes pour la déstabiliser, devraient y réfléchir à deux fois.
L Algérie n’est ni l’Irak, ni la Syrie ni la Libye, ni le Yémen, ni le Soudan…
– Rappeler et dire : Gare à ceux qui penseraient, comme le philosophe français d’obédience sioniste, Bernard-Henri Lévy, que l’Algérie serait une proie facile, et aisément déstabilisable…;¹
– Rappeler qu’ « Aucun des deux grands camps qui s’opposent aujourd’hui, dans le monde, ne peut être indifférent à ce qui se passe en Algérie. L’ingérence étrangère y est donc plus que probable. Le contraire serait surprenant. »²
On pourra ajouter à ces propositions deux autres suggérées par le professeur Ahmed Mahiou, à savoir :
– Maintien du gouvernement en place pour uniquement gérer les affaires courantes et sans aucune prérogative pour la transition, qui incombe au seul collège désigné ci-après;
– Mise sur pied d’un collège provisoire (comité, conseil ou autre) d’environ 50 à 100 membres représentatifs des différents secteurs de la Société algérienne, sans exclusive (avec une représentation minimum de femmes et de jeunes).³Lire les recommandations en ce sens du professeur Mahiou .
Nous pensons que ces propositions qui peuvent être complétées et enrichies par le « Hirak » lui-même et par ses sages conseillers, pourraient contribuer à l’émergence d’un collège représentatif de toutes les sensibilités politiques en lice sur la scène politique nationale.
Le « Hirak » ne peut pas rester sans représentants ni représentations ; il est temps qu’il se constitue en une force politique structurée, repérable dans l’espace et visible à l’œil nu. En l’état actuel des choses, le « Hirak » se révèle être un vaste mouvement informel, sans direction, indécis, et partant orphelin d’une direction politique nettement dessinée et lisible pour tous…
*Professeur
Notes
1- Lire ce que dit à son propos le général français Dominique Delawarde pour comprendre les intentions cachées de ce grand démagogue BHL ( Bernard Henri Lévy) : « Il y a, bien-sûr, les déclarations enflammées, à l’attention du peuple algérien, de l’inénarrable BHL qui constituent, à elles toutes seules, un marqueur indiscutable qu’une opération de «Regime Change» est en cours. Il faut se souvenir de son engagement constant et toujours théâtral dans ce type d’opération : Bosnie, Kosovo, Libye, Maïdan, révolutions colorées, Syrie, et même Venezuela dernièrement… etc.
Ses appels à la révolution (chez les autres, pas chez nous) relèvent désormais du grand classique autant que du meilleur comique troupier. Elles pourraient même devenir contre-productives en révélant, à l’avance, le dessous des cartes aux observateurs les plus avertis.» in
2- lire le point de vue du Général français Dominique Delawarde déjà cité plus haut.
3- Lire les recommandations en ce sens du professeur Mahiou.