La pomme de terre, devenue un légume indispensable pour la majorité des familles algériennes, coûte cher ces derniers temps, atteignant le seuil des 100 DA, voire 120 DA dans la capitale et les grandes villes.
À quoi est due cette flambée qui nous rappelle d’autres épisodes malheureux ?
Nous nous sommes rendus à Aïn Defla, wilaya qui assure 30% de la production nationale, pour discuter avec les professionnels des raisons de cette flambée cyclique, mais aussi des solutions à même d’éviter la répétition d’un tel phénomène.
Sur place, au marché du centre-ville, la pomme de terre se vend, comme à Alger, à 100 DA. Les commerçants dressent, d’emblée, le tableau : “Vous pouvez acheter celle des frigos à la sortie de la ville à 60 DA, mais si vous voulez de la bonne qualité, il faut y mettre le prix.”
Ailleurs, à l’ouest du pays, comme par exemple à Oran ou à Aïn Témouchent, ce tubercule se vend à 80 DA, mais sur les bords de la route, on peut l’acheter à 60 DA, comme à la sortie ouest d’Aïn Defla, où d’abondantes quantités sont proposées aux automobilistes, ou encore à Bir-Ould-Ali, Hoceïmia ou encore à Khemis
Miliana.
Mais cette flambée des prix touche surtout les habitants du sud du pays qui, d’habitude, payent toujours plus cher, en raison des frais élevés du transport.
Dans la plaine du Haut-Cheliff, les fellahs d’El-Amra, d’El-Abadia et d’Aïn Bouyahia s’apprêtent à lancer la campagne d’arrachage, avec l’espoir de rentrer dans leurs frais. Ces terres rouges, si généreuses, vont rompre avec la monotonie, le temps d’une campagne.
Les cafés d’El-Amra vont redevenir de véritables bourses de la pomme de terre où camionneurs et autres intermédiaires de tous bords vont essayer de faire les bonnes affaires en un temps record.
En attendant, dans ces contrées, tout le monde évoque la flambée des prix de la pomme de terre, avec un pincement au cœur et un sentiment d’être non seulement floués par les intermédiaires qui prennent des marges exorbitantes, mais d’occuper le devant de la scène, eux qui souffrent d’une instabilité chronique et pour qui chaque campagne est synonyme de gros risques.
Cela étant, il y a lieu de rassurer que les prix de la pomme de terre vont baisser d’ici à la fin du mois en cours.
Mais il faudrait tout de même nuancer car le phénomène risque de se reproduire tant que des maillons de la chaîne séparant le producteur du consommateur restent toujours incontrôlables.
Pourquoi cette flambée
Les fellahs que nous avons rencontrés ont tous la même réponse, ou plutôt la même question-réponse, sur les lèvres : pourquoi, l’année dernière, lorsqu’on vendait la pomme de terre à dix, voire sept dinars, personne ne s’est soucié ? L’abondance de la récolte, la saison dernière, où le pays a enregistré une production record de cinq millions de tonnes, est, en effet, derrière la chute des prix, causant des pertes aux fellahs, ce qui les a découragés pour la saison en cours. Car, il faut savoir que les fellahs vendent tout de suite leur récolte afin de pouvoir assurer l’entame de la nouvelle saison. L’État, à travers son dispositif, dénommé Syrpalac (qui a pour but de préserver les revenus des agriculteurs et de stabiliser les prix à la consommation), avait procédé au dédommagement des fellahs, à raison de 5 DA le kilogramme, mais cette aide, certes précieuse, était insuffisante.
Mais cette aide n’a pas bénéficié à tout le monde, étant donné que ce ne sont pas tous les fellahs qui sont affiliés au dispositif Syrpalac. Pour Hadj Djâalali, président de la Chambre de l’agriculture d’Aïn Defla, “il y a une politisation de cette affaire et des médias sont devenus des spéculateurs”. Tout en rappelant le coup dur subi l’an dernier par les fellahs, il affirmera : “Nous avions tiré la sonnette d’alarme à ce moment-là et avions prédit que les prix allaient flamber juste après. Sans le dédommagement du ministère de l’Agriculture, il n’y aurait pas eu de pomme de terre cette année.”
Pour lui, c’est durant la période dite de soudure (fin de saison en juillet et début de l’arrière-saison en novembre) que la flambée a eu lieu.
Durant ces trois mois de soudure, trois wilayas assurent, pourtant, la production de la pomme de terre (Sétif, Tiaret et Laghouat), mais les quantités n’étaient pas suffisantes, ce qui explique le recours à la pomme de terre de stockage.
Hadj Djâalali martèle qu’il n’y a pas de pénurie de pomme de terre, mais reconnaît qu’il existe une flambée des prix. Cette dernière se justifie, selon lui, par la baisse de la production, l’existence de nombreux spéculateurs et intermédiaires. Le transporteur, qui assure l’acheminement de la pomme de terre entre l’entrepôt et le marché de gros, est devenu, selon lui, un commerçant. “D’après les déclarations des responsables des marchés de gros, la marchandise n’arrive même pas aux carrés, mais elle est détournée par d’autres qui n’ont rien à voir avec la profession et qui lui font prendre une autre direction. Ils sont en train de prendre des marges énormes. Ils ne sont ni fellahs, ni mandataires, ni commerçants.
Aujourd’hui, ils spéculent sur la pomme de terre. Hier, c’étaient les moutons et ainsi de suite. Ces gens revendent aux détaillants qui prennent, à leur tour, des marges énormes, sous prétexte qu’ils perdraient une partie de la marchandise pourrie ou avariée.” Hadj Djâalali indiquera, par ailleurs, que les facteurs de production ont également augmenté. Il rappellera que 90% des fellahs sont des locataires et que, hormis des lycéens, la main-d’œuvre est inexistante.
Pour sa part, le directeur des services agricoles de la wilaya d’Aïn Defla, Boudjemâa Zerrouk, a tenu, avant tout, à nous annoncer une décision qui venait juste d’être prise : l’Office des fruits et légumes et viandes (Onilev) a pris la décision de signer une convention avec Iziane, un opérateur privé qui fait du conditionnement, afin de pourvoir le marché en sacs de pomme de terre de 5 kilogrammes à un prix public de 50 DA. Les commerçants pourraient, donc, s’approvisionner chez le conditionneur et les premiers n’ont pas tardé à faire leurs enlèvements.
Cette initiative vise à réduire la tendance haussière, en attendant l’entrée sur les marchés de la production de l’arrière-saison, prévue à la fin du mois en cours. La wilaya d’Aïn Defla, qui a produit cette année quelque 25 millions de tonnes, a stocké quelque 35 200 tonnes par l’Onilev, mais 94% de ces stocks ont été épuisés à ce jour. Pour le DSA, la raison de la flambée du prix de la pomme de terre est due au circuit de commercialisation. “Où est stockée la pomme de terre ? Je ne sais pas. Il n’y a pas de traçabilité du produit qui sort des chambres froides.” Tout en admettant que les prix sont libres, il estimera qu’il y a des limites à respecter. Pour lui, le circuit de distribution est mal canalisé : “Je régule la production, pas la commercialisation.”
Les stocks (de régulation et de sécurité) sont gérés par les services déconcentrés de l’agriculture, mais, estime-t-il, “nous devons être accompagnés par les services de commerce”, et d’affirmer : “Il faut voir ce qui se passe dans les marchés de gros. À 3 heures du matin, toutes les transactions se font en catimini, personne ne rentre au marché, avec la complicité de tout le monde.” Pour lui, le fonctionnement des marchés de gros est à revoir. Il fera la genèse de cette flambée, en indiquant que tout a commencé au lendemain de l’Aïd el-Adha. Des fellahs ont proposé leur production que des mandataires ont refusé de prendre.
Pour un membre du Conseil national interprofessionnel (Cnif), qui a requis l’anonymat, la sonnette d’alarme avait été tirée l’an dernier, lorsque les prix avaient chuté, mais personne n’y a prêté attention. Réfutant la thèse de la pénurie, il parle de la production nationale de pomme de terre, qui se fait durant toute l’année (quatre récoltes en tout). “C’est l’intox qui crée la pénurie. La pomme de terre est disponible sur les marchés, dans les camions, dans les frigos. On a voulu créer une situation de crise”, dira-t-il, avant de conclure : “Ce n’est pas normal de revivre cette situation tous les quatre, cinq ans. La dernière fois, c’est au moment de l’élection présidentielle de 2009, avec toutes les interprétations politiques que l’on suppose”.
La production a atteint 5 millions de tonnes en 2012 et 4 millions en 2013. C’est cette production abondante qui a fait chuter les prix. Mais pour lui, ceux qui crient aujourd’hui et agitent le spectre de la flambée, veulent pousser l’État à opter pour l’importation.
Or, selon lui, même si l’État le fait, la pomme de terre n’arrivera pas avant trois mois, et entre-temps, les fellahs, qui ont investi et attendu des mois, vont subir de grosses pertes et, donc, ne pas produire davantage pour les prochaines récoltes.
Une importante quantité de pomme de terre est stockée. Newpress
Il estime la consommation nationale de pomme de terre entre 250 000 et 300 000 tonnes par mois. La hausse des prix s’explique par le fait que la production des régions des Hauts-Plateaux n’a pas été abondante cette année.
Pour lui, la flambée des prix n’est pas imputable aux fellahs. “Lorsqu’on va arracher la production de novembre, on doit la vendre au plus vite pour lancer la campagne de janvier”, fera-t-il remarquer.
Il plaidera pour une plus grande stabilité des fellahs : “Il loue un peu partout à cause des prix. Si le fellah est stable, il peut tracer un programme à long terme.” Les meilleures terres appartiennent aux EAC et aux fermes-pilotes, dira-t-il, avant de conclure que c’est un facteur qui paralyse les fellahs. Mais parmi les causes profondes de cette flambée figure l’importation effrénée, en 2013, de semences de pomme de terre (168 000 tonnes). De peur de la voir avariée, on l’a cédée à bas prix, venant s’ajouter à la production locale de semences, ce qui a donné lieu à un excédent de production. Or, on n’a pas su gérer l’excédent de production, selon ce membre du Cnif. En Algérie, il n’existe que deux conditionneurs de pomme de terre qui disposent de matériel à même de garantir un stockage sain du produit. “Lorsqu’on stocke du produit brut, on jette au moins 30% de la production”, assurera-t-il.
Il dira, par ailleurs, que l’informel reste la source de tous les maux, en raison notamment du peu de marchés de gros. À l’image de la wilaya d’Aïn Defla, à vocation agricole par excellence, et qui attend toujours la livraison de son marché de gros dont les travaux traînent depuis des années.
Comment s’en sortir ?
Les professionnels sont unanimes quant à la précarité de la filière et veulent que les choses se stabilisent et se clarifient. Mais beaucoup de divergences persistent et chacun essaye de défendre, comme il peut, ses propres intérêts.
Le prix de référence de la pomme de terre, fixé par l’État à 23 DA, est jugé insuffisant, voire dépassé, par les professionnels, tandis que, du côté de l’administration, on estime que les fellahs bénéficient de nombreuses subventions. Toutefois, le manque d’informations fiables fait que chacun avance ses propres chiffres. Il y a lieu de savoir que le prix de référence fixé par le ministère de l’Agriculture pour la pomme de terre est de 23 DA. Ce prix de référence reste discutable et les fellahs pensent qu’il devrait être revu à la hausse.
Pour un membre de l’UNPA, le prix de référence ne tient pas en compte les charges des fellahs. Ces derniers louent l’hectare à 70 millions de centimes. Les semences leur reviennent à 32 millions l’hectare, sans compter le coût des engrais et surtout la main-d’œuvre, quand celle-ci est disponible. Il faut savoir que l’arrachage de la pomme de terre est généralement assuré par des lycéens et des étudiants qui prennent sept millions de centimes par hectare.
La majorité des fellahs louent les terres et beaucoup ont préféré aller exercer dans d’autres wilayas où le loyer de la terre est moins élevé. La question des concessions agricoles reste entièrement posée, mais cela est une autre histoire.
Le président de la Chambre d’agriculture revient sur le prix de référence de la pomme de terre et estime que ce dernier devrait se situer entre 45 et 55 DA. Pour lui, le fellah doit vendre sa production entre 30 et 35 DA, en fonction de la qualité. Il rappelle que “les chauffeurs de camion prenaient, par le passé, 2 à 3 DA par kilogramme transporté, et qu’aujourd’hui, ils prennent entre 8 et 10 DA le kilo. Donc, un camion de dix tonnes rapporte 100 000 DA en une demi-journée, alors que le fellah met six mois pour la produire”.
Pour le directeur des services agricoles (DSA), le prix de référence fixé par le ministère de l’Agriculture était discutable. Toutefois, il rappellera que parmi les charges des fellahs, beaucoup bénéficient de subventions de l’État, à commencer par les engrais et l’eau, à raison de 50%, tout comme le système d’irrigation et les tracteurs.
Boudjemaâ Zerrouk mettra le doigt sur la plaie : “Le système d’information est au stade du Moyen Âge. Sur quelle base calcule-t-on ? Je propose qu’on fasse appel au satellite algérien pour les besoins de l’agriculture. Modernisons d’abord notre secteur, ensuite soyons exigeants avec les fellahs.” Pour lui, “la production existe, les professionnels existent. Il suffit de les accompagner et de moraliser la profession”. Pour le moment, personne ne pourra fixer exactement le prix de revient de la pomme de terre.
Il reconnaît que les informations données par les fellahs sont souvent fausses, tout simplement par ce que ces derniers craignent que ces informations tombent entre les mains du fisc. Les politiques successives de soutien aux agriculteurs ne suffisent pas à elles seules. Pour preuve, le prix de référence du blé, fixé à 4 500 DA le quintal, a poussé certains spéculateurs à l’importer au prix de 1 500 DA le quintal pour, ensuite, le revendre à l’État à 4 500 DA.
L’Onilev, créé en 2008, pour reprendre l’ancien modèle des Ofla et autres CAPCS, a pour but de réguler le marché en intervenant en cas de hausse de prix ou de pénurie, à travers ses stocks. Mais cette structure n’arrive toujours pas à assurer une gestion commerciale. “Il fallait sortir les stocks à temps (au lendemain de l’Aïd) parce que la production de la wilaya de Mostaganem vient d’arriver sur le marché”, dira le DSA, qui fera remarquer que plus de 50 000 tonnes de pomme de terre sont stockées librement, sans aucune convention. “Ils vendent comme ils veulent.”
De son côté, le membre du conseil interprofessionnel de la filière de la pomme de terre affirme que la pomme de terre est classée après le blé et le lait et se demande pourquoi l’État ne la prend pas en considération. Il plaide pour que la pomme de terre bénéficie d’un prix administré. Il estimera que le prix de référence fixé par l’État était dépassé : “Cela fait plus de deux ans que nous disons que ce prix doit être entre 25 et 35 DA.” Et d’affirmer que la location des terres est de plus en plus chère.
Il affirme que le conseil envisage de confier une étude à un bureau spécialisé (Bneder) afin de parvenir à fixer le prix de revient réel de la pomme de terre. Mais la question de la stabilité des fellahs, notamment en raison de la situation juridique des terres qu’ils exploitent, reste un souci majeur et tous sont unanimes à dire qu’il faudrait trouver une solution à cette situation.
L’instabilité de la filière est telle qu’elle ne permet aucune étude fiable pour le moment. Un conditionneur de pomme de terre s’offusque du fait que le pays importe des conteneurs de chips et de frites surgelées alors qu’on pourrait les produire localement, à moindre frais. Seulement, il ne peut pas se lancer dans un tel projet, lui qui a déjà préparé toute une étude sur la question, pour la simple raison qu’il ne maîtrise pas les prix de la pomme de terre.
La pomme de terre reste dépendante du climat, mais d’autres facteurs sont aussi déterminants.
La production nationale pourrait atteindre les six millions de tonnes, encore faut-il trouver des débouchés pour l’excédent, selon le membre du Cnif. En 2002 et en 2003, des professionnels ont réussi à exporter une partie de l’excédent, notamment vers l’Espagne qui en avait grandement besoin à cette époque. Mais les complications bureaucratiques ont fini par décourager les professionnels.
Ces derniers restent, toutefois, très tentés par l’exportation “même si on nous dit qu’il serait difficile de mettre le produit sur le marché européen, on peut exporter vers les pays africains”.
Il faut rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, l’Algérie ne produisait que deux millions de tonnes de pomme de terre et qu’elle importait le reste. Actuellement, laproduction a plus que doublé et pourrait être augmentée. Il en est de même pour les semences dont la production se situe actuellement entre 250 000 et 300 000 tonnes et qui pourrait atteindre les 500 000 tonnes.
Pour le membre du Cnif, il faudrait que tous les intervenants dans la filière s’assoient autour d’une table pour poser tous les problèmes et trouver ensemble les solutions. Personne ne dispose, à lui seul, de la solution. Il estime indispensable l’organisation de la filière.
Il reconnaît que le dispositif Syrpalac a donné ses fruits, mais estime que ce dispositif devrait être ajusté tous les trois ans. L’État qui est revenu, depuis quelques années, au système des coopératives, en récupérant les anciennes structures, notamment celles de l’ex-Enafroid et des Cofel, a réussi à booster la production et encourager les professionnels, mais tout n’est pas pour autant réglé.
Car, en dehors de la question du foncier agricole, qui est un facteur paralysant, pour bon nombre d’agriculteurs, et la main-d’œuvre saisonnière, qui coûte cher, il y a lieu de poser le problème de la fiscalité qui demande à être prise sérieusement en compte, au lieu de continuer à se voiler la face. Le DSA propose une défiscalisation de la filière pour une période déterminée, le temps de permettre aux services décentralisés de l’État de mieux s’organiser, notamment en matière de système de recueil des informations et la mise en place de structures adéquates. Ensuite viendrait l’étape de refiscalisation progressive. Il estime que l’accompagnement des fellahs et la moralisation de la filière restent indispensables.
La mécanisation de la filière et l’introduction de techniques modernes, notamment en matière d’irrigation, pourraient être d’un grand apport pour la filière.
La crise touche à sa fin, une crise venue rappeler toute la fragilité d’une filière et tous les risques qui pourraient en découler. L’exemple de la pomme de terre pourrait être valable pour d’autres produits agricoles de large consommation, à l’image de l’oignon qui risque de manquer cette année et de voir ses prix flamber, en raison de la surabondance de la production la saison précédentes et des pertes subies par les agriculteurs.
A. B.