Bachir El Kadi, militant nationaliste dès les années 1940, a participé dès avant le 1er Novembre 1954 à la mise en place du réseau qui va fournir en arme la wilaya Une et les maquis algériens. Tripoli est la plaque tournante des premiers pas de l’armement de l’Est. Un rôle méconnu.
Dès décembre 1954 des armes récoltées en Libye sont rentrées en Algérie. En fait, ce sont de jeunes militants nationalistes candidats au maquis, enrôlés à Tripoli, qui ont été armés. Ils ont le plus souvent transporté une arme de plus et ses munitions en partant vers l’Algérie. Mohamed Bouazza, par exemple, était un des tout premiers passeurs d’armes à l’occasion de son entrée en wilaya Une où il est tombé en martyr avec le grade de capitaine.
Fin 1954 début 1955, il n’était pas difficile de trouver en Libye les petites quantités d’armes que nos moyens en hommes et en matériel, encore très modestes, permettaient d’acheminer vers l’Algérie. Les armes étaient le plus souvent des fusils « statti » italiens ou des « khemassi » allemands stockés chez des Libyens.
Des armes récupérées partout en Libye à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Certains nous les vendaient à bon prix, d’autres, des amis sympathisants de la cause algérienne, nous les donnaient. Nous organisions une rapide instruction sur l’arme à ceux qui allaient rentrer en Algérie. Cela se passait souvent en rase campagne à l’extérieur de Tripoli.
J’avais, dès les premières semaines après le déclenchement, acquis pour le « nidham » une petite ferme discrète, « El mazraâ essaghira », où se trouvaient une grande maison et quelques hangars et qui abriteront nos activités longtemps durant. Nous transportions à partir de là un petit groupe de trois ou quatre hommes armés jusqu’à la frontière entre la Libye et la Tunisie.
A partir de là, c’est la résistance tunisienne du Destour qui prenait le relais. Les hommes traversaient alors tout le Sud tunisien à pied. Ils mettaient jusqu’à une semaine pour arriver en territoire Nemouchi au sud de Tébessa, en wilaya Une du FLN-ALN.
Ghadamès était l’option préférée de ben boulaïd
En réalité, nous avons, à partir de Tripoli, mis en place cette filière par le sud de la Tunisie après l’échec de la filière par Ghadamès et Oued Souf. Ghadamès était la proposition de Mustapha Ben Boulaïd. Lorsque nous nous sommes réunis à trois avec Ben Bella et lui, fin août 1954 à Tripoli, pour préparer les réseaux extérieurs d’armement de l’insurrection, Ben Boulaïd avait exprimé sa préférence pour le passage direct entre la Libye et l’Algérie.
En 1948, l’Organisation spéciale (OS) avait déjà utilisé cette route par Ghadamès pour faire passer un lot d’armes acheté en Libye. C’est le lot qui servira d’ailleurs au déclenchement du 1er Novembre dans les Aurès et ailleurs. Je me suis donc rendu en septembre 1954 à Sebha pour m’assurer de complicités libyennes.
Le Fezzan, wilaya dont le chef-lieu était Sebha et dans laquelle se trouvait Ghadamès, était en effet sous tutelle militaire française. Ben Boulaïd devait m’envoyer Mohamed Belhadj, un militant de Biskra qui avait trempé dans le passage du lot de 1948 afin de poursuivre la filière à partir de Ghadamès vers Oued Souf puis le Nord. Il n’est, pour des raisons que j’ignore, jamais venu à Tripoli. La route des armes par Ghadamès ne sera finalement opérationnelle que bien plus tard. Elle servira surtout à approvisionner des tribus touareg en armes dans le but de soulever le Sud algérien.
Mais cette affaire va tout de même avoir une conséquence fâcheuse avec l’arrestation de Ben Boulaïd en février 1955 à la frontière tuniso-libyenne. Si Mostefa venait de Tripoli pour mettre en place avec nous une nouvelle organisation des filières d’armement. Entre le déclenchement de l’insurrection et son arrestation un peu plus de trois mois plus tard, nous avions envoyé quelques dizaines d’armes à l’intérieur par le sud de la Tunisie.
La filière avec les frères résistants tunisiens s’était avérée sûre, mais il nous fallait agrandir rapidement nos moyens de transport en matériel et en hommes. Dès décembre 1954, Ahmed Ben Bella avait acheté pour 70 livres une Jeep d’occasion à Benghazi. C’est un Algérien de la ville, Salah Touati, qui prêta son nom à ce qui est, je pense, le premier véhicule de la Révolution algérienne.
La Jeep servira à emmener les moudjahidine de Tripoli au hameau de Ragdaline sur la frontière tuniso-libyenne où un passeur résistant tunisien, Mabrouk Zenati, se chargeait de la suite. Lorsque le nombre d’hommes armés était plus important, la résistance tunisienne nous passait des véhicules pour le tronçon de Tripoli à la frontière tunisienne. La Tunisie, où les militaires français sont toujours fortement présents, se traversait loin des axes routiers. Elle restait dangereuse comme l’a malheureusement illustré l’arrestation de Ben Boulaïd.
Premier bond qualitatif: les caravanes d’armes
Bachir Chihani, en prenant le commandement de la wilaya Une, a rapidement eu le souci d’établir une liaison avec nous à Tripoli. Il a envoyé Mohamed Laourassi et nous avons convenu que c’étaient les frères de l’intérieur qui allaient nous envoyer régulièrement des hommes pour faire passer les armes. C’était la bonne option. Les quantités d’armes récoltées en Libye devenaient appréciables et il fallait penser au début du printemps 1955 à des convois bien gardés.
La première caravane d’armes est partie de Ragdaline vers la fin du mois de mai 1955. Nous avions amélioré nos moyens de transport grâce notamment à un camion huit tonnes de marque Bedford. Il servira d’abord à apporter notre armement de Tripoli à ce hameau sur la frontière avec la Tunisie avant de poursuivre plus tard sa glorieuse carrière sur les routes de Tunisie. C’est donc, bien sûr, à Ragdaline que l’on préparait les caravanes.
L’ère des caravanes d’armement vers l’Algérie va durer durant plus d’une année et demie. Une caravane d’une dizaine de chameaux pouvait transporter une tonne et demie d’armes.
Un chameau portait seul plus de dix fusils. Les caravanes sont devenues imposantes au bout de quelques mois avec parfois jusqu’à vingt chameaux. Au printemps 1955, l’armement se variait déjà. Nous envoyions des fusils de dix coups, des mitraillettes Stern, des grenades.
Et même des mortiers. La route vers l’Algérie à travers le sud de la Tunisie était toujours assurée par les résistants tunisiens. Le conflit entre Bourguiba et le secrétaire général du Destour Salah Ben Youcef a entraîné une dissidence des partisans de ce dernier dans le sud de la Tunisie. C’est avec les Youssoufistes que nous avons continué à travailler. Ils ont été d’une aide infiniment précieuse, notamment dans l’acheminement des armes vers l’Algérie. Il n’était pas rare que nos caravanes d’armes soient accrochées par l’armée française avant même d’arriver en Algérie.
Une fois, une caravane dirigée par Othmane Hihi a essuyé un accrochage durant trois jours dans le Sud tunisien. Il faut se rappeler aussi qu’en septembre 1955, la grande bataille de Djeurf dans les Nememcha entre l’ALN et l’armée française a coïncidé avec l’arrivée d’une caravane d’armes de Libye en un lieu où Bachir Chihani avait réuni les notables des tribus environnantes.
Les premières armes égyptiennes arrivent
Le premier lot d’armes fourni par l’Egypte de Nasser à la Révolution algérienne est arrivé en wilaya Une vers la fin juin début juillet 1955. C’était là la concrétisation d’un engagement du président égyptien à aider en armes les insurgés en Algérie dès que ceux-ci passeraient à l’acte. C’est l’Athos, le bateau affrété par la délégation extérieure du FLN, qui venant d’Alexandrie a déchargé une partie de sa cargaison à Khemaïs, un petit port à 100 km à l’est de Tripoli. Très vite, un autre bateau, le Dinna, amènera aussi des armes d’Alexandrie. Mais avant la fin de l’année 1955, la filière de l’armement en provenance d’Egypte deviendra essentiellement terrestre.
Elle s’organisera sur plus de 2000 km avec des relais et des grands dépôts d’armes comme celui de Marsah Matrouh entre Alexandrie et la frontière égypto-libyenne. Dans le même temps, nous nous sommes dotés de plus grands moyens dans ce qui va devenir la base de Tripoli. Les quantités d’armes devenaient très importantes. C’est d’ailleurs la police libyenne qui transportait les lots d’armes sur le territoire libyen. Nous prenions le relais à la frontière avec la Tunisie.
La filière était bien huilée et à partir de l’été 1955, des émissaires de la wilaya II viendront à leur tour à Tripoli pour acheminer de l’armement vers le Nord constantinois car, disaient-ils, les armes qui transitaient par la wilaya Une ne leur parvenaient pas convenablement. Ainsi, des cadres de la région de Souk Ahras comme Mohamed El Hadi ou Abderrachid firent quelques allers-retours entre Tripoli et l’intérieur.
La route tunisienne s’ouvre aux convois d’armes
Avec la montée en puissance de l’approvisionnement en armes, en particulier d’armes venant d’Egypte à cette période des débuts, nous aspirions à un nouveau saut qualitatif dans l’organisation de notre réseau. Les caravanes de chameaux marquaient leurs limites logistiques. Il nous fallait utiliser enfin la route en Tunisie.
Ahmed Mahsas était monté de Tripoli à Tunis peu après une rencontre entre Bourguiba et Ben Bella. Nous les responsables du FLN pouvions circuler en voitures sur les routes tunisiennes, mais pas nos convois d’armement. Cette situation a duré jusqu’à l’affaire de l’arraisonnement de l’avion des chefs du FLN en octobre 1956. Bourguiba se devait d’atténuer le sentiment de colère des Algériens qui estimaient qu’il mettait du zèle à respecter la légalité internationale là où la France la piétinait. Il a enfin autorisé le passage des armes par la route.
Dès l’automne 1955, ce sont des convois parfois de plus de 30 tonnes d’armement qui allaient remonter par Gabes puis l’intérieur de la Tunisie centrale pour aller vers la future base de l’Est, sur la frontière algéro-tunisienne. C’était le lieu à partir duquel s’opérait désormais le partage des armes entre les différentes wilayas de l’intérieur qui avaient des représentants. Mais là est une autre histoire. Le fait est que le schéma de base imaginé pendant les préparatifs du 1er Novembre 1954 pour approvisionner la Révolution algérienne en armes venant d’Orient et principalement d’Egypte a efficacement fonctionné pendant plusieurs années. Il avait Tripoli pour première plaque tournante.
La sortie du CCE à l’extérieur en février 1957 et le changement de responsable à la tête de l’armement ne changeront pas, au fond, l’essence du dispositif qui a fait parvenir aux maquis de l’Est algérien les premières armes de l’extérieur.