Les binationaux face à la stigmatisation après les attentats de Paris: L’insoutenable gêne de devoir se justifier

Les binationaux face à la stigmatisation après les attentats de Paris: L’insoutenable gêne de devoir se justifier

La peur des amalgames pousse depuis les attentats du 13 novembre à Paris et Saint-Denis de nombreux Franco-Algériens à se justifier sur leur appartenance à la communauté musulmane. Des amalgames qui compliquent une intégration déjà difficile et accentuent des attitudes de repli sur soi comme réflexe d’autodéfense.

Récit d’une journée à Saint-Denis !

Sous le ciel couvert en cet après-midi du mercredi 2 décembre 2015, Saint-Denis, au nord de Paris, dans le département de Seine-Saint-Denis, où se trouve la plus forte concentration de populations issues de l’immigration en Ile-de-France, n’est pas assez bruyante comme le sont souvent les cités populaires. Le peu de Dionysiens croisés au centre-ville vaquent normalement à leurs affaires et ne donnent nullement l’air d’être traumatisés par les attentats meurtriers du 13 novembre et la situation exceptionnelle qu’ils ont entraînée. Ils sont plutôt sympathiques à l’approche d’un inconnu. Au Café de la mairie, en face de la mairie et de la basilique cathédrale de Saint-Denis, un chef-d’œuvre architectural mariant l’art romain au gothique et abritant les tombeaux de la plupart des rois de France et qui attire les touristes, très peu nombreux ce jour-là, on joue au tiercé et on scrute les résultats à la télé dans une ambiance bon enfant.

“Le rejet de l’autre est une réalité en France”

Saïd Karamani, 74 ans, salarié de l’Association Solidarité Amitié Français-Immigrés (Asafi), milite depuis son arrivée en France, il y a maintenant 13 ans, en faveur des populations d’origine migrante, les primo-arrivants ainsi que les discriminés. Originaire de Tizi Ouzou, Saïd est naturalisé français à 61 ans. Il a décidé d’immigrer en France après avoir pris sa retraite de “formateur” en Algérie. “J’ai toujours été contre l’idée de quitter mon pays”, nous confie-t-il. Mais la maladie de deux de ses enfants l’a poussé à changer d’avis. Il pensait trouver en France une guérison à cette maladie “orpheline” justement et il a fait valoir ses droits à la réintégration des musulmans nés avant l’indépendance de l’Algérie et dont les parents jouissaient de la nationalité française. Au siège de l’Asafi, sis au 3, rue Maurice-Audin, dans les habitations à loyer modéré (HLM) de Joliot-Curie-Lamaze-Cosmonautes, à quelques encablures du centre-ville, où sont ghettoïsés les Maghrébins et les Blacks, des enfants s’adonnent à des animations culturelles dispensées par les éducatrices de l’association en ce mercredi après-midi où il n’y a pas école. “Nous leur inculquons la culture du vivre ensemble”, explique Saïd. Il pense que cela peut faciliter leur intégration. “Le rejet de l’autre existe ici en France, et pour un Français issu de l’immigration, vu le poids des préjugés, il faut qu’il soit le meilleur pour gagner la confiance de ses voisins”, indique-t-il.

Saïd, qui passe aussi une grande partie de son temps à expliquer que ce qui a amené les terroristes à commettre les attentats n’a rien à voir avec l’islam et ses valeurs, souligne la présence de la mouvance islamiste à Saint-Denis : “Il y a un état d’esprit qui a envahi les quartiers populaires où beaucoup de jeunes qui ne connaissent nullement l’islam ni l’arabe d’ailleurs se sentent rejetés. Celui de s’accrocher à une forme d’identité soi-disant islamique. Ils se replient sur eux-mêmes dans une sorte d’autodéfense par rapport à un environnement qui leur paraît hostile. Et le discours qui prévaut au sein de ces groupes, c’est le discours de victimisation.” Quant à la menace de déchéance de nationalité devant être renforcée dans le sillage des mesures de lutte contre le terrorisme prises au lendemain des attentats du 13 novembre, il ne le perçoit pas comme tel : “La France est un État de droit et on ne peut déchoir quelqu’un de sa nationalité de manière arbitraire.” D’après lui, il n’y a même pas de l’excès dans l’attitude des policiers. “Paradoxalement, il y a moins d’insécurité. Les délinquants se font plus discrets sur les territoires qu’ils contrôlaient dans les quartiers populaires”, ironise-t-il. Saïd, qui a vécu les affres du terrorisme dans les années 1990 en Algérie, insiste par contre sur la nécessité d’un travail pédagogique envers ces jeunes : “Vous les trouvez le Coran à la main ou n’importe quel autre texte religieux en train de regarder alors qu’ils ne savent même pas les décrypter. Si vous vous attardez face à l’un d’eux vous remarquez qu’il ne tourne même pas la page.” Drôle de situation quand on sait que pour comprendre le livre saint de l’islam, il y a un minimum requis de connaissances en langue arabe : “Un bac+7”, pour reprendre l’islamologue Malek Chebel.

Le poids des regards accusateurs

Le département de Seine-Saint-Denis ayant été toujours acquis à la gauche et où le parti de Le Pen n’a pas droit de cité, cette menace de déchéance de nationalité n’inquiète pas vraiment les gens. Au moins d’un point de vue du droit, pour paraphraser Saïd Karamani. Ils craignent l’accentuation des amalgames. C’est une crainte qui complique une intégration déjà difficile et pousse depuis les attentats du 13 novembre à Paris et Saint-Denis de nombreux binationaux à se justifier sur leur appartenance à la communauté musulmane. Yamina, la trentaine, est mère de trois enfants

Elle est stagiaire à l’Asafi. Sa formation de conseillère sociale et familiale l’exige. Arrivée en 2003 à Lille, dans le nord de la France, avec le bac en poche. Sa famille, composée de treize membres, a immigré après la naturalisation de sa mère dont le père est un ancien combattant mort sous le drapeau tricolore. “Nous avons cravaché fort pour nous intégrer et nous avons peur des amalgames. C’est gênant de se justifier pour expliquer que nous ne sommes pas tous pareils”, déplore-t-elle. Plutôt d’une taille moyenne, sobrement habillée d’un tailleur blanc cassé, elle déborde de dynamisme et se trouve au four et moulin à l’Asafi. La licence de conseillère sociale et familiale est la deuxième de son cursus universitaire. Après deux années à ne rien faire à Lille, elle a en effet repassé le bac avec succès et obtenu trois ans plus tard une licence en sciences sanitaires et sociales qui lui a permis de décrocher un poste de médiatrice sociale à ERDF où elle s’occupait des clients qui ont des difficultés de paiement de leurs factures d’énergie. Originaire de Tizi Ouzou, Yamina a épousé un ingénieur en électrotechnique algérois sans papiers qui travaillait dans une entreprise du bâtiment. Un sans-papiers comme la plupart de ses sœurs. Son mari a pu ainsi montrer sa propre entreprise dans le même créneau qu’avec son ancien patron. “Je suis kabyle et je le reste. Mes enfants parlent kabyle. Je suis musulmane aussi et je tiens à cette dimension de mon identité. Je jeûne le ramadhan normalement mais je respecte les autres”, souligne Yamina. Sa réussite ne l’empêche néanmoins pas de réfléchir aux répercussions des actes terroristes du 13 novembre dernier sur la vie des musulmans en France et des Franco-Algériens en particulier. “Cela nous inquiète. On en discute tout le temps”, confie-t-elle, même si elle se sent bien dans ses baskets et fière même de son parcours. Habitant Stains, dans le même département de Seine-Saint-Denis, Yamina est mobilisée pour les élections régionales. “Il faut voter pour exprimer sa voix. Je vote en Algérie et en France, je n’ai jamais raté un scrutin”, s’enthousiasme-t-elle. Ce n’est pas le cas de la quasi-totalité des Français issus de l’immigration, modère Saïd Karamani, qui note que les binationaux, ceux d’origine maghrébine surtout, ne sont pas conscients du poids politique qu’ils peuvent représenter. “Les binationaux structurés dans des organisations de la société civile agissent en rangs dispersés”, constate-t-il. À Saint-Denis qui est toujours une terre de mission pour le Front national, les binationaux ne perçoivent peut-être pas le danger que pourrait constituer le Front national pour leur avenir. C’est la gauche qui occupe le terrain à Saint-Denis, et en dépit de son virage à droite dans la foulée des attentats du 13 novembre, en adoptant de vieilles revendications lepénistes à l’instar de l’élargissement du champ d’application de la déchéance de nationalité à ceux nés français et pouvant potentiellement disposer d’une autre nationalité, la ville lui reste acquise. D’autant qu’elle courtise bien les populations d’obédience musulmane. Sur l’espace réservé à la liste du FN sur le panneau d’affichage placé devant la mairie, des affiches floutant les yeux de Marine Le Pen et ceux de son candidat de cette circonscription Wallerand de Saint Just avec une transcription en arabe poignante : “Vive la Palestine !”. Idem pour la tête de liste des Républicains, Valérie Pécresse, dont les yeux sont floutés avec “Le Medef (patronat français) est un fléau social”. “L’intégration des publics d’origine migrante n’occupe le débat public qu’à l’approche des joutes électorales. Ce sont des envolées qui ne durent que l’espace de la campagne électorale”, déplore Saïd.

Les choses autrement vues à la mosquée de la rue Roland-Vachette

La maison qui fait le coin de la rue Roland-Vachette, à quelques encablures du centre-ville, fait depuis quelques années déjà office de mosquée pour les adeptes du mouvement de la prédication (harakat daâwa wa tabligh, ndlr) ainsi qu’aux fidèles du coin qui y viennent prier. La façade extérieure, peinte en couleur crème, ne porte ni plaque indiquant l’existence d’un lieu de culte ni même un numéro. C’est l’heure de la prière d’el-asr (l’après-midi) et on ne demande pas à celui qui sonne de se présenter à travers l’interphone ouvre-porte. Rares sont les fidèles qui ne sont pas barbus et ne portent pas de kamis, cet accoutrement à l’afghane devenu l’uniforme des islamistes. Les jeunes Maghrébins abordés dans la cour de cette maison, où l’odeur du musc mélangée à celle des chaussures entassées à l’entrée de la salle de prière agresse les narines, sont distants.

Ils ont aussitôt fait appel à leur cheikh, Mahfoud de son prénom, la cinquantaine. Un Tunisien, selon ses dires. Il nous donne une poignée de main froide et hésitante : “Ceux qui peuvent vous parler viennent lundi.” Pensant qu’il avait affaire au journaliste d’un média français, il lâche un peu du lest en décryptant les caractères arabes sur notre carte de presse. “Vous pouvez vous rapprocher des cheikhs de notre mouvement en Algérie, ils aborderont avec vous le sujet que vous voulez”, lance-t-il. L’attitude de ce cheikh Mahfoud, venu jeune en France étudier les mathématiques, tranche avec son étonnement : “Des journaux algériens s’intéressent à nos mosquées ici !” Et d’ajouter : “Ce que disent les politiques ne nous intéresse pas. Nous n’avons pour souci que de nous rapprocher de Dieu en pratiquant notre religion.” En tout cas, le mouvement pour la prédication est apolitique. Il s’adjuge le droit de réislamiser les musulmans à travers des activités de prédication. Tabligh signifie “transmettre le message”, et cheikh Mahfoud n’a ainsi pas manqué de nous sensibiliser à l’effet de pratiquer les cinq piliers de l’islam avant de prendre congé pour aller faire la prière…

L. H.