Les crises financières : récurrence et répétitions générales

Les crises financières : récurrence et répétitions générales

Par Amirouche Moussaoui

«Un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent.»

Hegel (Leçons sur la philosophie de l’histoire)

Le 15 septembre 2008, la banque américaine Lehman Brothers fait faillite. Cet évènement donne le signal de la première grande crise économique de ce troisième millénaire. Comme dans la grande crise de 1929, les faillites s’enchaînent, se multiplient dans tous les secteurs (industrie, finance, commerce, etc.) et se propagent d’un continent à l’autre à une vitesse fiévreuse. La crise des crédits hypothécaires (subprimes) localisée aux Etats-Unis se transforme en séisme financier planétaire et provoque une crise économique internationale.

Une décennie après le désastre, pendant que les Etats-Unis et les pays émergents semblent se relever — mais lentement —, l’Europe et de nombreux autres pays sont encore sous l’onde de choc et demeurent pétrifiés sous les décombres d’un chômage massif et d’une croissance atone.

Une fois sauvés des tréfonds d’une déconfiture certaine par les pouvoirs publics et l’argent des contribuables, les pétulants banquiers reprennent leurs activités de spéculation, provoquant à nouveau le grossissement de bulles financières.

Les signaux de la finance mondiale virent au rouge et font pressentir un plongeon semblable à celui de 2008 ; preuve que ce qui a été fait depuis dix ans est largement insuffisant et que le caractère structurel de la crise contredit ceux qui pensent qu’une relance suffira à la surmonter. Cela démontre également l’hégémonie de la finance dans l’économie et le poids écrasant des milieux financiers et de leurs lobbys.

Le nom de la tulipe

L’éclatement de la bulle spéculative des tulipes en 1637 au Pays-Bas, à cette époque carrefour mondial du commerce et laboratoire du capitalisme naissant, est la première faillite boursière de l’histoire. En tout cas, la mémoire collective et les manuels de l’économie ont gardé trace de cet épisode marquant comme le point de départ des crises spéculatives modernes.

À l’émergence d’une minorité de riches et le foisonnement des intermédiaires s’ajoutent la circulation de quantités considérables de monnaie et une série d’innovations financières ; voici en gros réunies les conditions de la formation d’une bulle financière et spéculative.

En fait des innovations financières et des produits financiers, quel que soit leur degré de sophistication, leur base est assez simple : il s’agit de contrats d’acheter et de vendre à une date future, à un prix fixé aujourd’hui.

Ces produits financiers offrent donc la possibilité d’acheter et de vendre des bulbes encore en terre  hors saison et de conclure des transactions en tout temps. Les prix montent en conséquence et la spéculation s’étend. Ce sont là les mécanismes de la première bulle spéculative qui reste encore aujourd’hui une référence. Quand les prix augmentent, les investisseurs achètent, et du coup alimentent cette hausse jusqu’à la chute brutale.

En seulement trois ans (de 1634 à 1637), le prix des bulbes de tulipes a augmenté  d’un pourcentage hors sol… 5900% ! C’est «l’aveuglement au désastre qui caractérise les marchés financiers», selon l’expression empruntée à l’économiste américain H. Minsky.

En février 1637, les cours s’effondrent brusquement, la bulle se dégonfle en quelques jours. La demande de tulipes est quasiment nulle et une foule de spéculateurs surendettés sont laissés sur le carreau. Néanmoins, si la place de la crise des tulipes dans l’histoire économique comme première crise spéculative est incontestable, en fait, son impact réel sur l’économie hollandaise d’alors a été très limité. Toutes les crises qui lui ont succédé présentent fondamentalement une structure commune : une période d’euphorie souvent caractérisée par une bulle spéculative, suivie d’un krach et au final l’effondrement des marchés.

1929

Les mêmes mécanismes ont amené le dérapage des années 1920 pour culminer avec le krach boursier d’un certain jeudi 24 octobre 1929, et puis la succession des crises bancaires des années 1930. Car au-delà de sa dimension historique propre, même la crise de 1929 ne présente pas de grande originalité.

L’après-Première Guerre mondiale a été marqué par la montée des inégalités aux Etats-Unis. En 1928, les 10% les plus riches ont accaparé la moitié des revenus. Cette concentration des richesses a favorisé un climat euphorisant pour d’intenses spéculations. De plus, la croissance est devenue dépendante de la volonté des riches à consommer et à investir. S’est installée alors une proximité des milieux financiers et des pouvoirs politiques. Les politiques gouvernementales des années 1920 ont été d’une singulière indulgence envers le secteur financier(1).

L’analyse de l’économiste Isaac Joshua porte sur une crise d’un modèle de croissance capitaliste et de son instabilité structurelle. Les difficultés financières ne sont qu’une de ses premières manifestations. La crise de 1929 est essentiellement celle d’une certaine maturité du capitalisme et de la fragilité d’un système financier hâtivement constitué. Plus explicitement, I. Joshua pointe la sous-consommation liée à un partage des revenus en faveur du capital et aux dépens du travail, d’où un endettement généralisé des ménages. À signaler que le crédit à la consommation a été une innovation de cette époque. Il a notamment joué un rôle important pour soutenir l’industrie de l’automobile.

Fait particulier de 1929 est le traitement politique de la crise de la part du gouvernement américain. En effet, celui-ci a introduit un changement radical du rôle et du fonctionnement de la finance. Des lois sont promulguées (Glass-Steagall Act) séparant nettement les banques commerciales et les banques d’investissement(2) afin de dissocier l’économie réelle des déboires de la finance spéculative. L’objectif est de protéger l’épargne des ménages des turpitudes de la spéculation. Le démantèlement de cet arsenal à la fin des Trente Glorieuses a préparé le terrain à l’avènement d’un nouveau modèle plus inégal, basé sur le crédit et qui a navigué depuis de bulle en bulle.

Au lendemain de 1929, les Trente Glorieuses

Les Trente Glorieuses sont cette période de croissance et de stabilité économiques au sortir de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1970. La rentabilité de l’entreprise, priorité des managers, signifiait d’abord la croissance de sa taille et de sa part de marché d’où la primauté d’une vision à long terme. Impressionnante en termes d’efficacité et de progrès sociaux, cette phase du capitalisme a été fondamentalement caractérisée par un compromis social et une régulation politique. Le besoin d’une main-d’œuvre abondante et une consommation de masse pour l’écoulement des produits standardisés a acculé le capital à la diffusion d’un pouvoir d’achat conséquent. Raison pour laquelle il a consenti une forte progression des salaires et des conditions qui ont rendu possible un compromis pour la répartition des revenus et des fruits de la croissance entre le travail et le capital. Cette conjoncture singulière de croissance a entraîné une hausse générale du niveau de vie dans les pays occidentaux et un réel processus de réduction des inégalités était engagé : c’est la période fordienne du capitalisme.

En effet, le pouvoir du capital n’est pas frontalement contesté par la montée en force du syndicalisme. En déterminant le champ de la concurrence et son intensité, l’Etat-providence s’engage à promouvoir le progrès social et sécuriser la consommation populaire. Son rôle fut sans doute décisif dans la croissance des Trente Glorieuses.

Ce pacte social est ébranlé dès le milieu des années 1970. Les progrès technologiques et l’arrivée de nouveaux pays industrialisés ont accentué la concurrence. La prospérité des entreprises devient plus incertaine et dépend plutôt de leur capacité à trouver des débouchés extérieurs, à s’adapter et distancer rapidement les innovations des concurrents. Les entreprises ont eu recours à la compression des coûts par la limitation de l’emploi et la stagnation des salaires.

En peu d’années, les multiples instruments d’action publique (politique macroéconomique, politique industrielle, protection sociale, réglementation des marchés, entreprises publiques, redistribution, etc.) ont laissé place à la rigueur monétaire et budgétaire, aux privatisations et baisses des recettes de l’Etat, au libre-échange et la libre circulation des capitaux.

L’offensive néolibérale des années 1980 et le déchaînement généralisé de la compétition marque un tournant décisif dans l’histoire économique et sociale.

Après le triomphe de la droite néolibérale en Grande-Bretagne (M. Thatcher, 1979) et aux Etats-Unis (R. Reagan, 1981), la plupart des pays riches et industrialisés sont gagnés par cette dynamique fondée fondamentalement sur la déréglementation des pans entiers de l’économie. On assiste alors au point de bascule du rapport de forces et au moment de son infléchissement en faveur des détenteurs du capital.

Dans les années 1990, le modèle néolibéral trouve son application dans les pays en développement aux prises avec les difficultés financières sous le label des plans d’ajustement structurels imposés par le FMI et la BM. Il s’impose également aux pays du bloc de l’Est dans le sillage de leur démantèlement et la chute de leur régime.

Se forment dès lors les contours de la configuration financiarisée du capitalisme où l’hégémonie de la finance est son trait le plus saillant, sa marque de fabrique.

C’est le moment également où les entreprises se métamorphosent en firmes flexibles prêtes à tout moment à délocaliser leurs activités dès qu’une meilleure opportunité se présente. La plupart des grandes multinationales passent sous le contrôle d’institutions financières privées et de grandes banques. Évidemment, les conditions de travail et des salariés subissent de plein fouet ces mutations. L’existence d’une armée de réserve de chômeurs et la précarité généralisée contraindront ceux qui ont un emploi à accepter des salaires modérés. En outre, avec l’intensification de la concurrence internationale de plus en plus vive, l’affaiblissement du contre-pouvoir syndical et l’érosion de la classe ouvrière, les conditions de production sont bouleversées afin d’incarner l’hégémonie du point de vue actionnarial : celle de garantir la rentabilité financière du capital. C’est de là que prend racine la crise internationale qui a débuté aux Etats-Unis en 2007-2008.

Subprimes ou comment ruiner le monde

Pendant ces dernières décennies, la dérégulation des activités financières a pris le pas dans les choix politiques des gouvernements. Le secteur financier ne représentait que 16% des profits de l’économie américaine en 1962 contre 49% pour le secteur de l’industrie. En 2002, les proportions sont de l’ordre de 43% pour le premier et 8% pour le second.

La financiarisation de l’économie s’est opérée de façon similaire dans la plupart des pays industrialisés. Dès 1986, Margaret Thatcher annonce joyeusement le big bang de la déréglementation des opérations boursières. Cela a consisté à défaire toute la réglementation qui, jusque-là, permettait d’éviter que le secteur financier contamine via les nuisances de la spéculation et les déconvenues de l’endettement toute l’activité économique.

Les grandes banques ont été systématiquement appuyées par les gouvernements successifs pour se débarrasser définitivement des mesures de la discipline bancaire héritée des années 1930. Aux Etats-Unis, sous Clinton, en 1999, fut abrogé le Glass-Steagall Act.

La crise de 2008 a eu pour détonateur la bulle spéculative qui avait gonflé le prix de l’immobilier. Elle a été engendrée par une augmentation démesurée du secteur de la construction par rapport à la demande solvable(3). De nouveaux mécanismes et autres montages financiers sont inventés pour ouvrir l’accès du crédit aux ménages peu solvables ou pas du tout solvables et les attirer dans la spirale de l’endettement.

À quelques mois de la déflagration générale, N. Sarkozy, fasciné par la politique américaine, invitait les Français à s’endetter beaucoup plus. Dans la revue Banque d’avril 2007, il les exhortait à adopter le modèle américain au moment même où celui-ci impliquait un effondrement cataclysmique : «Les ménages français sont aujourd’hui les moins endettés d’Europe. Or, une économie qui ne s’endette pas suffisamment, c’est une économie qui ne croit pas en l’avenir, qui doute de ses atouts, qui a peur du lendemain. C’est pour cette raison que je souhaite développer le crédit hypothécaire pour les ménages.»

Cette fascination tient, à vrai dire, surtout aux profits mirifiques que réalisaient les banques américaines. En 2006, l’année qui précède leur chute, les employés des cinq plus grandes d’entre elles se sont partagé l’extravagante somme de 36 milliards de dollars à titre de prime de fin d’année. L’endettement des ménages américains atteint ses limites tandis que les prix de l’immobilier plafonnent avant de s’écrouler au début de l’automne 2008. Toute l’industrie financière est aux abois. On assiste à de brutales fins bancaires et à l’imminence de la ruine totale du système financier. Dans l’urgence et étonnamment sans contrepartie, les gouvernement mettent sur pied de gigantesques plans de sauvetage des banques.

Au total, le FMI estime que la crise des subprimes aura coûté aux banques quelque 2200 milliards de dollars.

En somme, l’euphorie bancaire et boursière tentait de cacher pendant un temps la surproduction immobilière. Mais l’éclatement de la bulle spéculative finit par provoquer l’écroulement de tout l’échafaudage bancaire et menaçant l’économie tout entière.

Quand l’épicentre de la crise se déplace en Europe, l’Union européenne, irrésolue et saisie d’effroi, met finalement en place des politiques d’austérité. Cela a eu pour effet de plonger l’économie du continent dans une période de récession et de déprime dans laquelle elle se trouve toujours enlisée.

…Celle qui arrive

Périodiquement, le capital dresse des limites quant à sa propre reproduction. De façon inédite, il imbrique contradictions sociales et contradictions écologiques jusqu’à ultimement mettre en péril le seul écosystème compatible avec la vie humaine(4). La séquence des subprimes est l’illustration de l’autre versant de l’impasse du capitalisme.

Dix ans après, la finance spéculative reprend de plus belle. L’alimentation des bulles financières au potentiel dévastateur continue. D’abord et surtout, la bulle boursière actuelle bat tous les records, y compris ceux de 2008. Son volume dépasse le niveau atteint juste avant le krach de 1929. Trop tard, elle est vouée à l’éclatement.(5)

Quant aux banques, «l’expérience montre pourtant que leurs bonnes résolutions s’évanouissent avec le temps qui les éloigne du traumatisme, pour être complètement oubliées quand revient l’euphorie de la bulle d’après».(6)

Paul Krugman constate dans The New York Times (juillet 2011) que «les leçons de la crise financière de 2008 ont été oubliées instantanément, et les idées mêmes qui sont à l’origine de la crise — “toute réglementation est nocive”, “ce qui est bon pour les banques est bon pour l’Amérique”, “les baisses d’impôt sont la panacée” — dominent à nouveau le débat». Des idées qui ne cessent de réapparaître, d’occuper le devant de la scène et de manœuvrer obliquement vers de nouvelles débâcles. L’une des principales sources de l’instabilité financière présente provient de l’énorme quantité de liquidités injectée (estimée à 30% du PIB mondial) par les banques centrales pour le sauvetage des banques et autres établissements financiers en difficulté. Ces liquidités ont alimenté des bulles spéculatives qui continuent d’enfler… jusqu’au prochain krach.

A. M.

Notes

*Les données chiffrées sont extraites des ouvrages cités en référence, sauf indication contraire.

(1) Présidences de Calvin Coolidge (1921 à 1929) et de Herbert Hoover (1929 à 1933).

(2) Glass-Steagall Act : les banques qui collectent les dépôts des ménages ne peuvent se livrer à des opérations de spéculation.

(3) La quantité de nouveaux logements proposée chaque année aux Etats-Unis est passée de 1,5 million en 2000 à 2,3 millions en janvier 2006.

Les banques ont saisi 2,3 millions de logements en 2008 et 2,8 millions en 2009.

(4) Le réchauffement climatique, c’est maintenant. Le Soir d’Algérie du 16-10-2018

(5) François Chesnais, Les dimensions financières de l’impasse du capitalisme.  À L’encontre, décembre 2017.

(6) F. Lordon, «La régulation bancaire au pistolet à bouchon». Le Monde diplomatique, février 2013.

Quelques références bibliographiques

Steve Keen, Pouvons-nous éviter une autre crise financière?, éditions Les liens qui libèrent, 2017.

Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières, La découverte, 2013

Isaac Joshua, Une trajectoire du capital. Éditions Syllepse, 2006.