Par Lotfi Maherzi
Le second tour de l’élection présidentielle tunisienne aura lieu dimanche prochain. Il opposera deux candidats antisystème : l’universitaire islamo-conservateur Kaïs Saïed et l’homme d’affaires Nabil Karoui en détention provisoire depuis le 23 août pour une affaire de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. Ses partisans dénoncent dans cette arrestation une manœuvre orchestrée par les deux partis au pouvoir Tahya Tounes et le parti islamiste Ennahda. Ils relèvent que si les différentes juridictions : cour d’appel, cour de cassation et chambre d’accusation se sont déclarées toutes incompétentes pour juger de cette affaire, c’est que le jugement et l’enfermement de Nabil Karoui sont politiques. Il y a, affirment-ils, comme une volonté du pouvoir actuel d’empêcher Nabil Karoui, donné gagnant par les sondages, d’accéder à la magistrature suprême. Une situation ubuesque qui ajoute à la confusion du paysage politique tunisien et met en cause la transparence et l’équité de ces élections qui risquent bien d’être invalidées si le candidat Nabil Karoui reste toujours en prison.Cette instabilité politique pourrait bien déséquilibrer encore plus le pays avec la probable victoire du candidat Kaïs Saïed qui milite pour une souveraineté populaire fondée sur la Charia comme référence juridique. Une thèse dangereuse qui constitue pour de nombreux Tunisiens une menace pour les institutions tunisiennes et le mode de vie des Tunisiens.
Une menace pour les institutions et le mode de vie tunisien
La première menace réside dans la détermination du candidat Kaïs Saïed à rompre avec les institutions actuelles et nier le rôle des élus, des représentants du peuple et des instances intermédiaires. Car pour lui, tout obstacle (élection législative, partis politiques, société civile) à la volonté populaire exprimée par une voie directe (élections locales, décentralisation, référendum ou élection présidentielle) est rangé dans la catégorie des pièges de la démocratie représentative. Ainsi, il passe son temps sur les plateaux de télévision à détourner et travestir la démocratie représentative et ses pratiques parlementaires qui seraient remplacées par la gouvernance locale. Les analystes tunisiens trouvent surprenant que le candidat Kaïs Saïed, spécialiste du droit constitutionnel, ignore que la démocratie, comme le montrent ses usages depuis l’Antiquité dans la cité grecque d’Athènes, ne peut se réduire à la souveraineté populaire ni fonctionner sans représentants d’élus. Cette fausse ignorance laisse en fait présager la pire des républiques dans laquelle des comités de quartiers ou des conseils populaires contrôleraient sans aucun contrepouvoir démocratique tous les pouvoirs de la base au sommet. Autre menace inquiétante de sa doctrine, l’attaque vigoureuse qu’il s’est autorisé contre l’économie libérale, les principes de l’Etat de droit, la modernité importée et les idéologies laïques et séculaires. Dans ses interventions le plus souvent confuses et approximatives, il se moque de la rationalité économique, des engagements diplomatiques ou des convenances médiatiques. Son ressort, c’est la souveraineté populaire et la colère du peuple, c’est le rejet des élites, c’est le réflexe arabo-nationaliste et son éternelle envie de revanche et de vengeance sur cet Occident colonisateur et corrupteur. Bref, un cocktail de passions, de fureurs et de naïveté qui traduit plus une confusion intellectuelle maquillée par ses gourous discrets comme une demande de restauration de la souveraineté du peuple. Mais le véritable danger réside dans ses positions rigides et liberticides sur les questions relatives à l’identité, à l’égalité dans l’héritage, à la dépénalisation de l’homosexualité ou à la consommation du cannabis ou encore à l’abolition de la peine de mort. Comme toujours dans la grammaire islamo-populiste, cette course folle dans l’univers du conservatisme moral et religieux est menée au nom de la Charia, des textes religieux et de la souveraineté du peuple. Une escroquerie intellectuelle qui embarque Kaïs Saïed indéniablement dans le chemin détestable de l’homophobie, de l’intolérance, du racisme, du puritanisme, voire du terrorisme. Sur les réseaux sociaux, les Tunisiens combattent cette vision de la religion qui accrédite la dangereuse thèse du choc des cultures et des civilisations partagée d’ailleurs par tous les fondamentalismes par delà leur différence. Difficile de ne pas voir dans ce nouveau conservatisme émergent une volonté de changer la vie des Tunisiens dans le domaine vital de leur système républicain et de leur identité arabo-musulmane. L’on comprend, dès lors, pourquoi Kaïs Saïed engrange soutiens et désistement de tout le fleuve islamo-conservateur (Ennahda, Ligue de protection de la révolution, parti Ettahrir et autres nébuleuses baâthistes) et possède toutes les chances d’être élu à la magistrature suprême.
Faire barrage à l’aventure politique et au conservatisme religieux
Pour les démocrates tunisiens, la catastrophe qui se profile ne peut être conjurée qu’en opposant l’espérance et le pragmatisme à la peur, ce qui suppose que les forces républicaines qui combattent le projet islamo-conservateur et l’aventurisme politique appellent clairement à faire barrage à Kaïs Saïed. Mais si le climat politique actuel favorise règlement de comptes et bataille d’ego mais aussi populisme, panarabisme, intolérance, isolationnisme, comme on peut le voir avec la candidature de Kaïs Saïed, il est, pour de nombreux Tunisiens, propice aussi au pragmatisme, à la modération, à l’ouverture sur le monde et à la tolérance, avec la candidature de Nabil Karoui, seul, malheureusement, rempart à une possible dérive fascisante. Choix difficile pour ces Tunisiens notamment de sensibilité de gauche, qui semblent tiraillés entre la volonté de faire barrage à l’aventure politique de Kaïs Saïed et celle de ne pas donner à Nabil Karoui un chèque en blanc. D’abord pour son programme jugé trop libéral : économie de marché revendiquée, quasi-absence de la thématique environnementale, menace sur le secteur public, privatisation de la société… nombreux sont les sujets d’inquiétude pour ces électeurs, pourtant résolus, pour une bonne partie, à glisser dans l’urne un bulletin au nom de Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui. Ils sont nombreux également à se sentir pris au piège par cette élection présidentielle, car ils ne veulent pas apporter leur soutien à la personnalité controversée de Nabil Karoui, sa proximité assumée avec l’ancien régime, ses frasques avec la justice, ses relations avec Abdelhakim Belhadj, le chef de la milice islamiste Fajr Libya, l’instrumentalisation de la charité à des fins politiques, mais qui refusent en même temps le programme de Kaïs Saïed. Leur vote n’est pas alors un vote d’adhésion au personnage paradoxal mais un acte républicain pour réduire le score du candidat conservateur.
Multiplier les signes d’un front républicain temporaire
Pour ces mêmes électeurs, Nabil Karoui doit prendre en compte ce désarroi ainsi que celui de ses adversaires républicains. Il ne doit pas considérer que le vote en sa faveur est acquis d’avance et que tout bulletin dans l’urne équivaut à une adhésion à son programme politique. C’est pour cela, quand il parle de son programme, il doit le faire pour prouver à tous les électeurs démocrates que ses propositions sont meilleures pour la Tunisie que celles de Kaïs Saïed, mais pas forcément mieux que celles des autres formations républicaines. Il ne doit pas également perdre de vue que la bataille actuelle n’est pas d’assurer une majorité pour son parti mais pour élire un président digne d’une Tunisie plus juste et plus démocratique. Pour cela, il doit s’engager d’une manière claire sur les fondements républicains d’une démocratie exemplaire : indépendance de la justice, séparation des pouvoirs, autonomie des contre-pouvoirs, égalité entre les hommes et les femmes, respect des droits humains et liberté de culte et de conscience. Comme il doit affirmer un principe fondamental du renouveau politique tunisien : ettawafek (alliance entre les partis au pouvoir comme Nida Tounes et Tahya Tounes avec les islamistes d’Ennahda) n’est plus la solution, il est le problème de l’immobilisme politique en Tunisie. Alors l’ensemble des démocrates tunisiens auront d’excellentes raisons de voter Nabil Karoui.
L. M.