Le changement climatique est là. Ses effets sont perceptibles, jusque sur les prix de la pomme de terre à Aïn-Defla.
Boualem n’a pas participé à la conférence de Paris sur le changement climatique, la COP21. Mais à des milliers de kilomètres de là, son activité économique subit de plein fouet l’impact des changements qu’il vit au quotidien, mais auxquels il ne trouve pas d’explication. Il se contente de noter qu’il dépense plus pour produire de la pomme de terre et qu’il gagne moins même si la récolte est meilleure !
Il ressent d’abord ces changements par les difficultés qu’il éprouve à commercialiser sa pomme de terre, dont le prix s’est effondré sur les marchés de gros. A la mi-décembre, il était impossible de trouver preneur à vingt dinars le kilo. Résignés, contraints de céder leur produit pour disposer des fonds nécessaires à la prochaine récolte, les fellahs sont obligés de vendre à moins de vingt dinars le kilo. Pour la livraison sur place, le prix est même descendu autour de quinze dinars. Il ne couvre plus les frais de production.
Cette chute des prix est due à une convergence de plusieurs facteurs. En premier lieu le beau temps. De mémoire de fellah, il n’a jamais fait aussi doux dans la plaine du Cheliff, avec des températures supérieures à vingt degrés à la mi-décembre. Effet direct du changement climatique ou simple accident de parcours, l’effet est le même. Les plants de pomme de terre sont exceptionnels, la récolte sera probablement bonne, mais les fellahs sont face à une curieuse équation : ils gagnent plus quand la récolte est moyenne ou faible, car les prix augmentent.
INCOMPREHENSION
Ils gagnent plus quand il pleut. Le mauvais temps empêche la récolte et opère comme un régulateur du marché. Les produits sont moins disponibles, donc plus chers. Mais ce ne sera pas le cas cette année. Et il n’y a même pas possibilité de se rattraper sur les autres produits, car la pomme de terre entraîne, dans sa baisse, la plupart des autres produits agricoles.
Sur les marchés de gros, les prix de la plupart des légumes frais ont atteint un niveau très bas même si, au détail, la baisse ne s’est pas fait sentir, à cause de la désorganisation des marchés et des marges que se réservent grossistes et détaillants. Les paradoxes sont ainsi nombreux. La production est abondante, mais le fellah s’appauvrit, et le consommateur n’en profite pas. Mais ce qui se passe révèle aussi une sorte d’incompréhension totale entre un Etat qui veut bien faire mais ne sait pas quoi faire, et un monde agricole de plus en plus sceptique. L’Etat met beaucoup d’argent, mais le monde agricole n’a pas forcément besoin d’argent. Il a surtout besoin qu’on l’aide à comprendre les grandes mutations en cours. Et celles-ci sont nombreuses et complexes. Les fellahs les voient, les subissent, mais ils n’en tirent pas les conséquences économiques.
MUTATIONS
Le mode d’irrigation, par exemple, a radicalement changé. Pour les céréales, l’irrigation d’appoint devient vitale. Sans elle, il faudrait peut-être penser à interdire la céréaliculture, pour éviter la perte de temps, d’énergie, d’argent et de semences. Pourquoi pas, si un hectare irrigué produit quatre fois plus qu’un hectare non irrigué ?
Pour la pomme de terre de la saison automne-hiver, la pratique traditionnelle était connue : on plante entre fin août et début octobre, et on récolte en décembre-janvier. On irrigue abondamment en septembre, un peu moins en octobre, très peu ou pas du tout en novembre, avec les premières pluies, jamais en décembre. De manière générale, l’irrigation couvrait la moitié de la saison. Cette année, Boualem, qui gère quatre hectares de pomme de terre dans la plaine du Chéliff, n’a pas arrêté d’irriguer, de fin août à la mi-décembre. Dimanche 14 décembre, il était encore contraint d’irriguer ses champs, en raison de l’absence totale de pluie.
La mutation ne s’arrête pas à l’irrigation. L’utilisation des produits phytosanitaires explose, car la température ambiante, avec ce climat doux et humide, favorise l’apparition de certaines maladies, dont le redoutable mildiou, la hantise des fellahs. Il faut donc multiplier les traitements, ce qui gonfle les coûts.
GERER LES MUTATIONS
Injecter de l’argent, dans de telles conditions, ne suffit plus. Cela peut même devenir nuisible. Il faudrait plutôt pousser le monde agricole vers les grandes mutations qui se profilent. A condition de savoir lesquelles et d’avoir les institutions crédibles pour le faire.
Car, dans ces changements qui s’annoncent, il n’y pas que du mauvais. Certes, il y a la sécheresse, extrêmement inquiétante, qui menace de désertification des régions entières du pays. Mais il y a aussi ce que les fellahs peuvent constater sur le terrain : avec la douceur du climat, la rentabilité s’est améliorée. Il y a un impact direct du tandem chaleur-soleil sur la maturation des plants et la qualité de la récolte, assure un agronome. Ce qui signifie que le changement climatique peut déboucher sur une amélioration de la production, et même de la qualité, à condition de pouvoir maîtriser les effets négatifs, comme la rareté de l’eau.