Le constat peut paraître quelque peu sévère. Mais il invite incontestablement à la méditation lorsqu’il est établi par un intellectuel dont la rigueur est reconnue de tous. Invité vendredi en fin d’après-midi par l’association Rassemblement action jeunesse (RAJ), dans le cadre d’une conférence sur le thème “Les défis de l’indépendance”, l’historien et directeur de la revue Naqd, Daho Djerbal, ne s’est pas empêché de lâcher : “C’est un avis personnel, mais petit à petit, nous sommes en train de perdre notre indépendance.”
Peut-être anecdotique, mais révélateur, à ses yeux, du caractère “ordinaire” auquel est réduite la célébration du 5 Juillet, Fête de l’Indépendance nationale : “En descendant sur Alger, j’ai remarqué à El Biar que sur certains édifices publics, il n’y avait pas de drapeau algérien !” Pourtant, les défis qu’a pu relever le peuple algérien à l’indépendance du pays, surtout après le départ des Français, inclinent à l’admiration, rappelle-t-il, en restituant le contexte, les difficultés et les défis politico-économiques auxquels était confrontée l’Algérie dans la foulée du recouvrement de sa souveraineté nationale après 132 ans de présence française. “En 1962, on s’est retrouvé dans un pays dominé, colonisé. En quelques mois, les importations de produits français ont chuté de 30% alors que le taux de croissance était négatif (moins de 20%). Le départ des Français va affecter l’ensemble des secteurs d’activité. Il n’y avait même pas de conducteurs de train. Mais il fallait assurer la continuité des services”, rappelle l’historien. “Avec les Vietnamiens, c’était la première fois que les autochtones s’emparaient du pouvoir souverain. Pendant quatre siècles, on était privé du pouvoir de décision sur notre avenir”, dit-il. En plus de devoir assurer la continuité des services, de répondre aux besoins des populations, l’Algérie se devait également de mettre sur pied les institutions et jeter les fondements politiques et idéologiques de l’État naissant. “En 1962, il fallait algérianiser des structures comme la police, l’armée, etc. Mais aussi se prononcer sur les fondements politiques, sociaux et les choix idéologiques”, énumère Daho Djerbal. “Il fallait également décider à qui devaient revenir les biens publics et privés hérités de la France”, ajoute-t-il. Mais c’est assurément le défi politique, c’est-à-dire l’événement d’un pouvoir légitime qui s’est posé avec le plus d’acuité à l’Algérie indépendante, d’autant que de nombreuses divergences étaient apparues bien avant entre les dirigeants de la Révolution et du mouvement national. “La direction s’est divisée sur l’autorité légale et le pouvoir légitime. Ceux qui ont pris les rênes n’ont pas été formés”, rappelle l’historien, non sans observer que la situation actuelle découle d’une certaine manière de la crise de l’été 62. “Tout ce que nous vivons aujourd’hui a des antécédents qui remontent à l’indépendance.”
Pour Daho Djerbal, “l’usurpation n’était pas seulement dans l’assemblée constituante et dans la lutte armée, mais elle a existé après 62”. Interrogé pour savoir si la génération d’aujourd’hui est capable de relever le défi d’une véritable indépendance, l’historien s’est contenté de se référer aux militants de l’indépendance. “Des militants convaincus l’ont relevé en 1962, donc d’autres peuvent le faire aujourd’hui, pour peu qu’ils soient de vrais militants qui encadrent les masses.”