J’ai croisé Tahar Djaout à Oran, en 1986, lors d’une rencontre autour de la littérature méditerranéenne et l’intertextualité.
C’était la première fois de ma vie que j’osais transgresser le règlement militaire pour me rendre, sans autorisation écrite de ma hiérarchie, à une manifestation culturelle.
Comment résister à la tentation avec un plateau pharaonique ? Étaient présents à ce rendez-vous de choix, des monstres sacrés : Djamel Amrani, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine et Tahar Djaout.
Voir ce beau monde réuni était pour moi le jackpot par excellence. J’avais une admiration grandissante pour ces auteurs en qui je puisais l’essentiel de ma fierté d’écrivain naissant.
À l’époque, je n’avais publié que trois livres et ma notoriété ne dépassait pas les contours de quelques rares lèvres. J’étais heureux de me baigner dans une atmosphère que je croyais naturelle, mais que mon statut de soldat m’interdisait.
Assis au milieu d’un parterre fait d’universitaires et de férus des belles-lettres, je dévorais des yeux les intervenants. Tahar Djaout présentait son dernier-né, L’invention du désert, paru aux éditions Le Seuil. Je dévisageais ce jeune homme fringant, aux moustaches torsadées. Il était beau comme ses textes et avait, dans le regard, quelque chose de sain. Il fut tout simplement magnifique.
Maintenant que je songe à cette époque, je ne peux que m’attrister devant celle d’aujourd’hui où le talent déclenche toutes sortes d’hostilités, où les a priori et les clichés se donnent une longueur d’avance sur les autres considérations. Qu’importe ! Mon bonheur effleurait le nirvana. Kateb Yacine était, à lui seul, un festin.
Et Mouloud Mammeri, un régal. Quant à Tahar Djaout, sa jeunesse et sa pugnacité insufflaient à la rencontre un enthousiasme sidérant. Emporté par le mien, je me surpris en train de lever le doigt pour intervenir. Je m’adressai à Tahar Djaout : “Dans votre texte, vous dites que les gens du désert n’ont pas besoin d’yeux ; que l’odorat et l’ouïe leur suffisent…
Je suis natif du Sahara et je vous assure que les yeux, chez nous, sont l’organe principal de notre survivance. D’ailleurs, chez nous, on comprend qu’un vieillard est en train de mourir dès lors que sa vue commence à baisser.” Tahar Djaout me gratifia d’un sourire, validant ainsi la “pertinence” de mon observation.
Derrière moi, un universitaire m’intima l’ordre de m’exprimer en arabe. Je dus me rasseoir, désarçonné. Après les débats, Tahar Djaout demanda à me voir. Je lui appris que j’étais romancier, et qu’il était mon aîné d’un an et un jour, lui natif du 9 janvier 1954 et moi du 10 janvier 1955. Il éclata de rire, ne voyant pas le rapport.
Ensuite, il me promit de me lire, car il n’avait que vaguement entendu parler de moi. Nous avions bavardé un moment et là, je découvris un homme charmant, d’une courtoisie et d’une sensibilité rares. À vrai dire, n’ayant pas fréquenté d’autres écrivains, à mon grand désarroi, je voulais que cette rencontre se prolongeât le plus longtemps possible.
Mais Tahar était trop sollicité ce jour-là. Ses fans fourmillaient autour de lui, chacun réclamant un instant personnalisé. Tahar dut m’abandonner et se laissa emporter par la foule. J’étais resté sur le perron, émerveillé et comblé, rêvant probablement d’un intérêt aussi intense et enjoué que le sien. C’était la première et la dernière fois que je le voyais en chair et en lumière. Mais je garderai toujours, de lui, le souvenir d’un homme tout en délicatesse, poli comme de la porcelaine, avec ses yeux doux et son sourire de jeune premier, large comme une baie chargée de soleil. J’ai aimé cet homme à l’instant où ma main avait étreint la sienne. J’avais devant moi un Algérien racé, un écrivain talentueux qui, déjà, nous ouvrait la voie dans un monde sélectif, difficile d’accès, pavoisé de stéréotypes expéditifs et d’interdits : le monde des belles-lettres, souvent piégées, constamment réduites à des lettres de créances lorsqu’il s’agit d’auteurs venus du Maghreb ou d’Afrique.
La réussite de Tahar Djaout me rassurait. Il était possible de se faire entendre lorsqu’on a vraiment quelque chose à dire. Il était possible de forcer le respect quand on l’incarne. Tahar Djaout était cette porte dérobée donnant sur mes rêves à moi, ceux d’un écrivain qui se cherchait et qui, entre l’enclume militaire et le marteau des académies, ne savait où donner de la tête.
Je me souviens, finissant de lire Malek Haddad, je m’étais dit : “Maintenant, tu sais de qui tenir. Notre littérature est splendide. Tâche d’être beau.” Et cette beauté, Tahar la portait comme une oriflamme. Avec panache certes, mais aussi avec une profonde humilité. Et ce qui ajoutait à mes vœux une touche supplémentaire, c’était le naturel avec lequel Tahar assumait sa notoriété. Il était entier, compact, sans complexe et sans démesure ; un être forgé dans ses propres convictions, sûr de son talent, certain de contribuer à l’essor de la littérature algérienne, indissociable de la générosité universelle. Il était le digne héritier de nos aînés, et sans ce coup du sort qui nous le ravit, à la fleur du don, en ce funeste mois de mai 1993, il serait cette éclaircie rédemptrice taquinant la grisaille qui s’est emparée de nos esprits. Plus tard, dans l’Automne des Chimères, je lui consacrerai quelques lignes pour lui prouver l’immense affection et la considération sans faille que j’ai toujours pour lui. Que me reste-t-il aujourd’hui de cet homme ?
Tout ce qui me réconcilie avec le génie de mon pays : un écrivain fabuleux, un homme vaillant, un frère qui me manquera jusqu’à la fin des temps, et un journaliste éclairé qui, avec d’autres confrères surdoués, donna à notre presse son plus beau cru, Algérie actualités, un hebdomadaire d’une rare succulence qui aura bercé mes solitudes des années durant, aussi bien dans l’étroitesse frustrante d’une casemate quelque part dans les cantonnements de mon unité de combat, qu’au large des Hoggar mythiques.
Sa plume fluide tracera mon destin au fil des pages volantes, nourrira la mienne à travers celles de ses romans, et assainira mon chemin d’écrivain jusque sous les feux de la rampe qui me rappellent, au clairon des gloires, ce que mon parcours en solitaire doit aux enseignements des auteurs algériens que j’ai lus et dont Tahar Djaout était le porte-drapeau incontesté.
Voilà, mon cher Tahar, ce que j’ai à te confier
Tu as été bon comme du pain blanc, et juste comme un serment fraternel. Tu as été brave comme un guerrier, et noble comme ta Kabylie. Tu as été toi comme un repère probant et tu demeureras un phare salutaire pour l’ensemble de nos enfants.
Je ne te dirais pas “repose en paix, mon frère Tahar”. Car tu es dans mon cœur, et mon cœur (se) bat pour tout ce que tu as défendu. La paix, elle est en toi. Et de là où tu nous observes, je voudrais que tu saches ceci :
“Je ne cesserai jamais de t’aimer.”
Yasmina Khadra