L’histoire « connectée » des empires et des relations postcoloniales, puisqu’il est admis de franciser le terme anglo-saxon de connected history, désigne les relations, les circulations, les connexions, en un mot les interactions, entre les « Sud ». Ce vaste champ de recherche est encore dominé sur la période contemporaine par les historiens nord-américains, même sur les conflits dans lesquels la France a été directement impliquée. Ainsi, les travaux de Christopher Goscha (auxquels il faut ajouter ceux du Singapourien Cheng Guan Ang) sur la dimension transasiatique des guerres d’Indochine ; de Matthew Connelly et Jeffrey Byrne sur les aspects internationaux de la guerre d’Algérie et de la stratégie du Front de libération national algérien (FLN). Toutefois, les efforts louables de ces chercheurs pour sortir les historiographies des guerres de décolonisation de leur tropisme national demeurent encore circonscrits aux aires régionales dans lesquelles ces guerres se sont inscrites : l’Asie du Sud-Est pour les guerres d’Indochine ; le Maghreb et l’Afrique noire pour la guerre d’Algérie. Or, le processus de décolonisation, y compris sous les formes violentes auxquelles il a donné lieu, est riche d’enseignements potentiels sur les interactions encore mal connues entre l’Asie et l’Afrique. Le combat des Vietnamiens communistes pour leur indépendance, contre la puissance coloniale française, a eu des conséquences directes sur les mouvements nationalistes nord-africains et sur la décolonisation de certains pays de ce continent. En particulier, la force d’attraction et d’inspiration de leur retentissante victoire à DBP (DBP), le 7 mai 1954, a eu un impact déterminant sur les nationalistes algériens. Le Vietnam est en quelque sorte devenu leur
« territoire-guide », selon l’expression forgée en 1958 par l’intellectuel d’origine franco- martiniquaise et militant de l’indépendance algérienne devenu citoyen algérien, Frantz Fanon, qui écrivait : « Entre peuples colonisés il semble exister une sorte de communication illuminante et sacrée qui fait que chaque territoire libéré est pendant un certain temps promu au rang de “territoire- guide”. L’indépendance d’un nouveau territoire, la libération des peuples nouveaux sont ressenties par les autres pays opprimés comme une invitation, un encouragement et une promesse. Chaque recul de la domination coloniale en Amérique ou en Asie renforce la volonté nationale des peuples africains. C’est dans la lutte nationale contre l’oppresseur que les peuples colonisés ont découvert, concrètement, la solidarité du bloc colonialiste et la nécessaire interdépendance des mouvements de libération. »
Entre Vietnamiens et Algériens, une « relation spéciale » se développa progressivement, riche de potentialités malgré les différences de positionnement politico-idéologique, à l’heure de la guerre froide, entre le parti communiste vietnamien et le FLN algérien. Mais, à l’inverse, l’humiliation de la défaite et de l’abandon des populations qu’ils avaient promis de protéger du communisme pendant la guerre d’Indochine a conduit une partie des officiers de l’armée française à se radicaliser, non seulement contre les responsables politiques français, mais aussi contre les nationalistes algériens qui avaient choisi la lutte armée pour mettre fin à la colonisation. C’est cette ambivalence de l’impact de la victoire vietnamienne en Algérie que nous nous proposons d’évoquer dans les lignes qui suivent.
La victoire de DBP transforme le Vietnam en « territoire-guide »
Les relations entre leaders nationalistes vietnamiens et algériens ne datent pas de 1954. Ho Chi Minh avait déjà rencontré Ferhat Abbas et Messali Hadj, deux des plus grands responsables politiques algériens de l’époque. Sous l’influence du Parti communiste algérien, les dockers et les syndicats algériens avaient multiplié les actions de solidarité avec les Vietnamiens en guerre contre la puissance coloniale française, notamment à Oran en 1950.
Cependant, l’idée de déclencher la lutte armée en Algérie, comme en Indochine où elle se prolongeait alors sans victoire décisive pour l’armée en lutte contre la puissance coloniale, divisait les nationalistes algériens. La majorité n’y était pas favorable : à la différence de l’Indochine, l’Algérie était constituée de trois départements français et peuplée d’un million d’Européens. Elle était proche du territoire métropolitain et donc, non seulement des bases de l’armée française, mais aussi des préoccupations et des humeurs de l’opinion française. Surtout, le mouvement nationaliste était jusqu’alors profondément divisé, en 1953, entre
« réformistes » (partisans de compromis avec la France) et « activistes » (partisans de la rupture), en proie à une grave crise de leadership et de sérieux doutes sur la stratégie à suivre. Le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, alors le principal parti nationaliste) était lui-même divisé en deux tendances : les messalistes, partisans de Messali Hadj, et les centralistes membres du comité central du parti qui reprochaient à Messali Hadj de trop personnaliser le nationalisme et de s’engluer dans le légalisme.
Or, les témoignages disponibles s’accordent à souligner l’impact déterminant en Afrique du Nord de la victoire de l’Armée populaire du Vietnam (APV) à Dien Bien Phu, le 7 mai 1954, dans un contexte d’intensification des luttes nationalistes au Maroc et en Tunisie. La victoire de l’APV prouvait que les soldats d’une armée non européenne, issue très largement de la paysannerie et commandée en chef par un général qui n’avait jamais fait de grande école militaire, pouvait l’emporter sur l’armée moderne d’une puissance coloniale européenne, malgré l’aide matérielle et financière importante que la France recevait des États-Unis. Outre Ho Chi Minh, Vo Nguyen Giap, principal artisan de la « guerre du peuple » et de la victoire à DBP, est aussitôt devenu l’un des référents majeurs pour les nationalistes d’Afrique du Nord et les futurs responsables du FLN algérien. DBP a été l’électrochoc, le catalyseur qui a permis d’entraîner une dynamique irrésistible derrière l’option militaire privilégiée par une active minorité, au moins depuis la répression sanglante des manifestations de Sétif et Guelma par les autorités coloniales françaises, en mai 1945. Parmi ces témoignages, le secrétaire général du PPA (parti populaire algérien)-MTLD, Benyoucef Ben Khedda a lui-même écrit : « cette défaite, cuisante pour la France, agit en puissant détonateur sur tous ceux qui pensent que l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible […]. L’action directe prend le pas sur toutes les autres considérations et devient la priorité des priorités ».
Un puissant détonateur, rien de moins. La défaite française consommée à DBP, les événements vont s’enchaîner rapidement. Bien que marginalisés par les instances réformistes du parti, les anciens cadres de l’Organisation secrète (OS)9 pensent que l’insurrection armée est la seule option possible pour surmonter la crise politique interne et vaincre la domination coloniale. Rassemblant messalistes et centralistes, le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (le CRUA) a été créé, le 23 mars 1954, pour tenter de mettre un terme à ces divisions et concrétiser enfin l’indépendance algérienne par la lutte armée. Mais il n’y est pas parvenu. C’est donc seulement après la victoire vietnamienne de DBP que cette stratégie a pu être mise en œuvre. Fin juin 1954, en effet, 22 nationalistes, pour la plupart anciens cadres de l’OS et futurs chefs historiques du FLN, se réunissent à Alger sous la présidence de Mostefa Ben Boulaïd, ancien membre du comité central du PPA-MTLD et fondateur du CRUA. C’est la
« réunion des 22 », devenue célèbre en Algérie. Boudiaf, ancien président du CRUA (et futur vice-président du GPRA, le Gouvernement provisoire de la République algérienne, entre 1958 et 1962), y présente un rapport favorable à l’insurrection armée. Pour lui, la lutte armée est l’unique moyen de dépasser la crise politique interne, de resserrer les rangs du Parti dans l’action tout en prenant en compte les aspirations révolutionnaires de la base militante. L’intervention passionnée de Souidani Boudjemaa, futur responsable de la planification des attaques du 1er novembre 1954, convainc les « 22 » de décider le passage immédiat à l’action directe et de désigner Boudiaf comme le responsable de l’organisation, de la coordination et du déclenchement de la lutte armée. La rupture avec le réformisme dominant du MTLD est consommée : le 1er novembre, éclate la Toussaint rouge, une vague d’attentats coordonnés sur une grande partie du territoire algérien. C’est le début de la guerre d’Algérie, que les autorités françaises refuseront longtemps de nommer comme telle.
Les services de renseignement français ont pourtant bien perçu la radicalisation du mouvement nationaliste algérien, en particulier Vaujour, le directeur de la Sûreté générale à Alger. Lui est bien conscient que la défaite française à Dien Bien Phu va donner plus de vigueur encore au combat des indépendantistes algériens. À la tête du Service de liaisons nord-africaines, le colonel Schoen remarque que le camp retranché de DBP est tombé le
« jour anniversaire des événements de mai 1945 », par allusion à la répression décidée par les autorités coloniales des manifestations nationalistes et anticolonialistes du Constantinois qui, à Sétif, Guelma et Kherrata, avait conduit à la mort plusieurs milliers de civils. Pour les Algériens, explique-t-il, cette défaite est marquée du sceau de la « justice divine ». La radio égyptienne La Voix des Arabes appelle aussitôt, au Caire, à l’insurrection armée dans l’ensemble du Maghreb. Le 8 mai 1954, jour de l’annonce officielle de la chute de DBP, elle lance cette exhortation : « Ô peuple algérien, prépare-toi à la lutte ! » Sous-préfet dans les Aurès, Jean Deleplanque perçoit très vite l’importance de ce tournant. À l’annonce de la chute du camp retranché, il explique avec des accents prophétiques à ceux qui l’entourent : « Vous savez, le Coran dispose que toute force vient de dieu. Nous venons de perdre Dien Bien Phu, c’est donc que nous n’avons plus la force, nous n’avons plus l’appui de dieu et je crains que cela ne provoque chez les Arabes une très grande interrogation et qu’ils ne s’éloignent de nous, et je me demande jusqu’à quel point ce n’est pas le début de la perte de l’Algérie. »
La victoire de DBP a donc promu le Vietnam révolutionnaire et victorieux, érigé en exemple à suivre, au rang de « territoire-guide ». L’onde de choc psychologique et politique provoquée par cet événement a atteint jusqu’aux Africains et Nord-Africains du Corps expéditionnaire français d’Indochine (CEFEO) détenus dans les camps de prisonniers, que les commissaires politiques de l’APV ont délibérément encouragé à rejoindre leurs camarades qui se battaient déjà contre les colonialistes français. De fait, une partie des cadres de la future Armée nationale de libération (ANL) algérienne allaient être constitués par des anciens d’Indochine. Des sources de renseignement françaises suggèrent même la création, en novembre 1954, d’un comité de liaison Afrique du Nord-Vietnam dont l’objectif principal était de coordonner la lutte commune contre la France jusqu’à l’indépendance.
Le problème, pour ces nationalistes algériens désormais en guerre contre la France, c’est que la défaite française à DBP a également radicalisé une partie de l’armée française et rendu les autorités politiques plus attentives à certaines « leçons » que de jeunes officiers supérieurs ont cru devoir tirer à leur retour d’Indochine, avant d’être en mesure de les appliquer en Algérie.
L’impact de la défaite de DBP sur l’armée française
À peine libéré des camps de prisonniers du Nord-Vietnam, en septembre 1954, le lieutenant- colonel Marcel Bigeard s’entend dire par les commissaires politiques qui l’ont détenu :
« Bigeard, nous espérons que vous avez compris la clémence de l’Oncle Ho, que vous ne participerez plus à ces guerres impérialistes car bientôt l’Algérie va se soulever pour son indépendance ! » Des Algériens se sont bien soulevés pour leur indépendance mais ni Bigeard ni la plupart des autres officiers rentrés d’Indochine n’ont renoncé à défendre la survie de l’Algérie française. Bien au contraire, une partie des soldats français sont revenus d’Indochine avec la ferme intention de ne plus jamais subir l’humiliation d’une défaite telle que DBP, et de ne plus jamais être contraints d’abandonner des populations qu’ils s’étaient promis de protéger, comme les Vietnamiens et les populations issues des minorités ethniques qui avaient combattu dans les rangs du CEFEO (il n’y avait à Dien Bien Phu que 25% de Français métropolitains – majoritairement des cadres). Paradoxalement, tous les « retours de DBP », français et européens mais aussi et surtout nord-africains et africains, furent soumis à un suivi très étroit de la part de l’institution militaire, à leur sortie des camps de prisonniers. Certains subirent même une véritable « cure de désintoxication » car les responsables militaires craignaient leur « contamination » par l’idéologie communiste, sans savoir que la grande majorité d’entre eux était rentrée encore plus anticommunistes qu’ils n’étaient arrivés…
La stratégie à adopter face à l’insurrection algérienne faisait l’objet de divergences au sein de l’armée française. Une poignée d’anciens officiers se sont efforcés de convaincre leurs supérieurs, puis le pouvoir politique, qu’il fallait opposer les mêmes procédés que ceux des communistes vietnamiens en Indochine. Quelques mois à peine après DBP, le général Chassin, ancien commandant de l’armée de l’air en Indochine (1951-1953) et grand lecteur des écrits de Mao Zedong, publia un article retentissant. Il exhortait l’armée à briser le silence pour éviter au « monde libre » de « mourir de mort violente », et recommandait au pouvoir politique d’autoriser l’armée à appliquer « certaines méthodes de son adversaire », tout particulièrement la formation idéologique des combattants. Nourris comme lui des réflexions de Mao sur la guerre révolutionnaire, les colonels Lacheroy et Trinquier expliquèrent à leur tour ce qu’ils avaient compris : « L’objectif maintenant est le renversement du pouvoir établi dans un pays et son remplacement par un autre régime “grâce à une participation active de la population – conquise physiquement et moralement – par des procédés à la fois destructifs et constructifs, suivant un processus précis”. » Les procédés insurrectionnels utilisés par l’adversaire – terrorisme, guérilla, prise en main des populations, mise en place d’une organisation politico-administrative clandestine parallèlement à la montée en puissance des troupes régulières – furent bientôt réunis et adaptés pour les besoins de la guerre en Algérie, sous le vocable de « doctrine de guerre contre-révolutionnaire ». Née dans les cercles catholiques intégristes, cette doctrine fut diffusée par de jeunes officiers supérieurs qui avaient servi en Indochine, notamment les commandants Hogard et Nemo, et surtout le colonel Lacheroy.
L’échec des premières solutions militaires pour écraser l’insurrection algérienne conduisit le pouvoir politique à avaliser progressivement cette nouvelle doctrine. Nommé à la tête du Service d’action psychologique et d’information de la Défense nationale, en 1956, Lacheroy réussit à convaincre une partie de la hiérarchie militaire que l’impuissance du CEFEO en Indochine, malgré sa supériorité initiale en effectifs et en armements, était due en grande partie à l’efficacité du système de coercition qui, sous couvert des « hiérarchies parallèles » du parti communiste, encadrait chaque individu de la naissance à la mort, du village au sommet de l’État ; et faisait de chaque soldat de l’armée un « commissaire politique ». Devenu le mentor du ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury dans le domaine de la guerre révolutionnaire, entre 1954 et 1956, il joua un rôle décisif dans la montée en puissance de cette nouvelle doctrine au sein de l’armée française : le renforcement des moyens de l’Action psychologique pour l’Algérie et la création de trois unités tactiques de guerre psychologique, en juin 1956 ; la création des « 5e Bureaux d’Action psychologique » avec de larges attributions et l’élaboration d’une doctrine d’emploi de l’armée psychologique, en juillet 1957 ; l’enseignement de cette doctrine dans les grandes écoles militaires françaises et dans les cours professés à l’École supérieure de guerre ; l’ouverture, en 1958, d’un centre d’entraînement à la guerre subversive (CEGS) à Arzew où de nombreux cadres, anciens prisonniers du Vietminh, enseignaient les méthodes d’action psychologique ; celle d’un centre d’entraînement commando (CEC) à Philippeville, commandé par le colonel Bigeard, où furent enseignés les procédés de guérilla et de contre-guérilla, etc. Concrétisée sur le terrain par une multitude d’initiatives combinant action psychologique sur les populations adverses et guerre psychologiques contre le FLN-ALN, la doctrine de guerre contre- révolutionnaire favorisa, en définitive, le développement d’une véritable « hiérarchie parallèle » au sein même de l’institution militaire. Guerre de surface, sans front, dont la population était l’enjeu fondamental et le terrorisme, l’arme par excellence, la guerre de subversion devait être combattue par le quadrillage du territoire, indispensable pour « extirper » l’« ennemi interne » qui se trouvait au cœur de la population, par le renseignement et l’action policière.
Cette radicalisation d’une partie de l’armée française, tolérée sinon encouragée par les gouvernements de la IVe République, provoqua un véritable malaise au sein de l’institution. En 1958 – l’année du retour au pouvoir du général de Gaulle – Jean Planchais, journaliste spécialiste des questions militaires du quotidien Le Monde, montrait dans un ouvrage devenu une référence et intitulé précisément Le malaise de l’armée, tout le poids de la guerre d’Indochine et de son humiliant épilogue à DBP pour ces officiers à qui le pouvoir politique demandait de réprimer l’insurrection algérienne. Mais, la guerre contre-révolutionnaire tourna finalement au désastre. Sortie de son contexte indochinois, celui d’une lutte anticoloniale contre une domination brutale et par essence profondément injuste, négligeant les efforts engagés de longue date par les dirigeants de la République démocratique du Vietnam pour refonder un État-nation vietnamien et reprendre possession de leur destin, elle fut appliquée sans discernement en Algérie. Certes, contrairement à l’espoir formulé par certains responsables du FLN, il n’y a sans doute pas eu de « deuxième Dien Bien Phu » en Algérie pour la France, qui a dominé militairement jusqu’au bout son adversaire. Mais à quel prix ? Généralisation du recours à la torture – condamné cependant par bien des officiers et notamment des anciens d’Indochine, au nom des conventions de Genève et des valeurs universelles de l’humanisme et de la démocratie – et à l’assassinat sélectif par les Détachements opérationnels de protection (DOP) ; regroupement forcé de plusieurs millions de paysans dans des « camps de regroupement » en Algérie, où les conditions de vie devenues rapidement déplorables entraînèrent une surmortalité parmi les paysans déracinés, etc. Ajouté à ces graves dérives, le processus de politisation de l’armée encouragé par une partie des anciens d’Indochine, mais combattu par d’autres, l’a conduite à une très grave crise interne, qui a culminé avec la tentative de putsch d’avril 1961 et le contre-terrorisme de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Or, les procès des officiers putschistes, entre 1960 et 1962, ont trahi le poids de la mémoire traumatique de la guerre d’Indochine, de l’humiliation de la défaite à DBP et de l’abandon des populations « fidèles » à la France après la signature des accords de Genève de juillet 1954.
Elle-même profondément divisée, l’armée avait fini par perdre son unité et une partie de son âme dans la lutte sanglante et passionnelle menée sur le territoire algérien. Elle avait, certes, réussi à briser l’organisation militaire du FLN, mais le coût en avait été très élevé : 27 500 soldats tués (10 par jour), 2% du Produit intérieur brut (PIB) chaque année, une coupure avec la population musulmane, une profonde crise morale interne et la dégradation de son image au sein même de la nation française… Au regard des investissements consentis, des moyens engagés et de l’écrasante supériorité matérielle des Français, le bilan était déplorable. Surtout, la guerre d’Algérie trahissait une rupture, profonde et tragique, non seulement au cœur de l’institution militaire, mais aussi et surtout entre l’armée et la nation. Cette grave crise justifia le retour au pouvoir du général de Gaulle, la reprise en mains par le pouvoir politique de l’armée, qui fit l’objet de réorganisations et de purges, la fondation de la Ve République et la conversion à la dissuasion nucléaire. Elle clôtura un long cycle de violences coloniales pour la France.
L’interdiction de la doctrine de guerre contre-révolutionnaire en France n’a pas empêché son exportation à l’étranger, aux États-Unis, en Amérique latine ou en Afrique, car l’expérience que l’armée française avait acquise de la guerre moderne, en Indochine puis en Algérie, allait susciter, dans le cadre de l’affrontement bipolaire de guerre froide, l’intérêt de bien des gouvernements aux prises avec la « guerre révolutionnaire », comme les États-Unis au Vietnam dans les années 1960…
Conclusion : pour un « Bandoeng historiographique »
À la suite de nombreux rebondissements et d’une tentative de putsch contre lui, en avril 1961, le président Charles de Gaulle s’orienta finalement vers une solution diplomatique au profit du retrait français et de l’indépendance de l’Algérie, soldée par les accords d’Évian en mars 1962. Après avoir alimenté les divisions et la guerre en Indochine, puis en Algérie, la France opérait un tournant radical, cette fois-ci en faveur de la paix, de l’indépendance, et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ayant tiré les leçons des erreurs passées, la diplomatie française s’est alors muée, une dizaine d’années après Dien Bien Phu, en intermédiaire actif entre la RDV, avec laquelle elle amorça un rapprochement volontariste, et les nouveaux belligérants au Vietnam – les Américains et leurs alliés sud-vietnamiens. Au nom des échecs rencontrés dans les guerres d’Indochine et d’Algérie, de Gaulle lui-même a cherché sans relâche à convaincre ses interlocuteurs américains de la nécessité de retirer les troupes américaines du Vietnam et de négocier une solution politique. Au nom de l’expérience acquise dans le domaine de la « sortie de guerre », en particulier de la négociation des compromis politiques, la diplomatie française a proposé des solutions à ses interlocuteurs vietnamiens et américains, dont certaines ont parfois été retenues. Ainsi, même s’il a rapidement avorté, le « Conseil de réconciliation et de concorde nationale » prévu par l’article 12 de l’accord de Paris signé en janvier 1973, s’inspirait-il en partie de l’expérience franco- algérienne de l’exécutif provisoire dit du « Rocher noir », mis en place pour gérer les affaires publiques en Algérie, pendant la transition entre le cessez-le-feu du 19 mars 1962 et la proclamation de la République algérienne, le 25 septembre 1962. En faisant constamment valoir leur expérience indochinoise et algérienne à leurs interlocuteurs américains pour les convaincre de renoncer à l’escalade militaire au Vietnam, de Gaulle et ses collaborateurs ont donc contribué, indirectement, à nourrir la « relation spéciale » qui s’est développée entre l’Algérie et le Vietnam pendant les années 1960-1970.
Au Bandoeng diplomatique de 1955 doit succéder un Bandoeng historiographique, qui permettra d’étudier le « Valmy des peuples décolonisés », selon la formule désormais célèbre de Ferrat Abbas à propos de DBP, dans la richesse de ses interactions avec tous les gouvernements et les peuples de ce qu’il était alors convenu d’appeler le Tiers-Monde :
« Dien Bien Phu, écrit Ferrat Abbas, ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille reste un symbole. Elle est le Valmy des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe. C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle »