L’incroyable Monsieur Khadra

L’incroyable Monsieur Khadra

Il est devenu célèbre sous le pseudonyme féminin de Yasmina Khadra. Mais s’il a tombé le masque en 2001, Mohamed Moulessehoul, ex-officier de l’armée algérienne, demeure un écrivain plein d’énigmes. Rencontre

Né en 1955 dans le Sahara algérien d’un père infirmier et d’une mère nomade, Mohamed Moulessehoul, alias Yasmina Khadra, s’est fait connaître avec les aventures du commissaire Llob. Il a triomphé avec « A quoi rêvent les loups » (93 000 ex.), « l’Attentat » (480 000 ex.) et « les Sirènes de Bagdad » (240 000 ex.). « Les Hirondelles de Kaboul » (300 000 ex.) doit être adapté au cinéma par Sébastien Tavel, et « Ce que le jour doit à la nuit » (425 000 ex.) par Alexandre Arcady, avec Isabelle Adjani. Scénariste du prochain film de Rachid Bouchareb (« Indigènes »), Khadra publiera en mars une nouvelle intitulée « la Longue Nuit d’un repenti » (Ed. du Moteur). Ses romans sont traduits dans 39 pays.

C’est un petit homme installé derrière un grand bureau. Au-dessus de sa tête, un portrait de Saint-Exupéry: « Je l’admire beaucoup, il est mort en soldat. A l’âge du « Petit Prince », j’avais déjà choisi mon protecteur. Il veille sur moi et, parfois, me dit qu’il est très fier de moi. » Yasmina Khadra est resté fidèle à son enfance. Pas question de (se) refuser un compliment, ni de déguiser ce qu’il a sur le cœur. Le genre de type capable de balancer à un académicien: « Monsieur, si vous n’avez rien compris à moi, c’est que vous n’avez rien à voir avec la littérature. »

De râler, quand il n’est pas sélectionné pour les prix d’automne, que « toutes les institutions littéraires se sont liguées » contre lui.

Ou encore d’écrire au représentant du président de son pays, pour protester contre l’incarcération des harraga, « ces jeunes gens qui ont choisi de risquer leur vie au large de la mer plutôt que de continuer de moisir au pied des murs défigurés ou à l’ombre des cafés sinistrés ». Il y a du chevalier Bayard et du Victor Hugo dans cet écrivain convaincu d’avoir « beaucoup d’ennemis », mais qui croit dur comme fer que la vertu finit par triompher: « Quand j’ai traversé des moments très difficiles en France, après avoir révélé mon identité, j’ai dit à ma femme: « L’honnêteté, ça se paie très cher, mais elle finit par payer, et alors elle ne compte pas. » Cinq ans après, je lui ai dit: « Regarde comment elle paie ». »

Dans le rôle de l’ange gardien, Saint-Ex n’a en effet pas chômé.

Car en librairie, le courageux romancier qui a caché son nom pendant onze ans pour contourner la censure est en passe de devenir le Marc Levy algérien: tout l’automne, la simple réédition en poche de « Ce que le jour doit à la nuit », où il raconte l’indépendance de son pays à travers une histoire d’amour impossible, s’est installée dans le peloton de tête des best-sellers. On n’a pas oublié le coup de poing que fut « les Agneaux du Seigneur » (1998), où cet auteur de polar trouvait les accents du Bernanos des « Grands Cimetières sous la lune » pour dénoncer les ravages du djihadisme. Une légende était née, mais Yasmina Khadra restait encore ce mystérieux pseudonyme féminin dont la critique admirait sans réserve le talent de conteur, le style sobre et fiévreux, les autopsies d’une société algérienne gangrenée par la corruption et l’islamisme.

On le traîne dans la «boue»

Depuis que Mohamed Moulessehoul a tombé le masque en 2001, la légende a pris d’autres dimensions. Sa plume ne trempe plus dans les plaies de l’Algérie contemporaine, la critique est parfois moins flatteuse, mais l’auteur des « Sirènes de Bagdad » vend ses livres à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires (voir encadré). Et s’il dément avoir déclaré être « plus connu que l’Algérie », il peut se vanter d’avoir « écrit des chefs-d’œuvre traduits dans le monde entier », du Japon aux Etats-Unis, où « les Hirondelles de Kaboul » ont trouvé plus de 150 000 lecteurs. Hollywood avait même acheté les droits de « l’Attentat » (75 000 exemplaires là-bas), que le romancier vient de reprendre: « A force de réécritures, le scénario n’avait plus rien à voir avec le livre. Vendre mon âme, je ne suis pas preneur. Le film se fera ailleurs, avec Ziad Doueiri, le cinéaste de « West Beyrouth ». »

Cet écorché vif en reste pourtant convaincu, il « aurait multiplié par dix son audience internationale » s’il n’avait pas été soldat: « Quand vous dites « Yasmina Khadra, ancien militaire », vous cassez tout.

On voit un témoin, pas un romancier. » Il s’identifie volontiers à Camus: « On n’a pas le même talent, mais il avait cette naïveté que j’avais moi-même: croire que le milieu des intellectuels est éclairé, alors qu’on y rencontre un maximum de ténèbres et de noirceur, de méchanceté et de stupidité. » Il n’a pas oublié cette libraire d’Aix-en-Provence qui avait annulé une rencontre au dernier moment parce qu’elle ne voulait pas d’un militaire chez elle. Ce jour-là, il a « effleuré la haine » pour la première fois de sa vie. Il dit l’avoir surmontée, mais reste convaincu qu’on le « traîne dans la boue » depuis qu’il a montré son visage. Au fond, Yasmina Khadra en a un peu assez de sa légende.

Est-ce pour lui tordre le cou qu’il publie en janvier un conte philosophique qui n’a « rien à voir » avec ce qui précède ? Avec « l’Olympe des Infortunes », il s’amuse d’avoir « pris des risques », mais tient qu’« un grand romancier ne doit pas avoir peur ». Il y met en scène une étrange communauté de clochards pour qui « la vraie liberté est de ne rien devoir à personne » et qui « crachent » sur les billets de banque « parce que l’argent est la source de tous les malheurs ». On retrouve l’humanisme généreux de Khadra dans cette utopie tragi-comique: « J’ai toujours été fasciné par les marginaux.

Ce sont des divinités, pas des vaincus, mais des gens qui ont compris une chose que je ne comprendrai jamais: ils ont la force, ou la folie, d’avoir renoncé à être les otages de nos ambitions les plus extravagantes. » Certains y verront une rupture dans son œuvre ; lui a le sentiment de renouer avec ses premiers livres, publiés sous son vrai nom: « Amen » (1984), et « De l’autre côté de la ville » (1988), qui « était aussi sur les clochards ».

Sa nomination fin 2007 à la tête du Centre culturel algérien de Paris, où l’on ne voulait guère entendre parler de Khadra autrefois, a encore complexifié le personnage. Il lui a fallu « dissiper une psychose, qui veut que tout ce qui relève de l’Etat algérien relève du régime », en ouvrant le Centre à tous sans s’occuper de politique.

Il a notamment créé une revue, pour « faire connaître des écrivains d’Algérie qui n’ont pas l’audience qu’ils méritent ». N’empêche. Il y avait de quoi se demander si le président Bouteflika n’était pas en train d’amadouer cet électron libre qui, en juin 2007 dans « El Pais », s’en prenait à des « gouvernants, constamment en prières, genoux au pied du seul dieu dont ils se réclament: le Pouvoir ». Rien ne met Khadra plus en rage que cette suspicion: « Tout le monde sait que j’ai décidé de ne plus participer au Salon d’Alger à cause de la censure qui frappe des romanciers comme Boualem Sansal ! » L’auteur du « Village de l’Allemand », dont il admire la « plume extraordinaire », n’aurait pourtant jamais répondu à son invitation au Centre. Et sur internet, « cet immense dépotoir », l’incompréhension règne chez ses « détracteurs ». « Des gens de basse envergure ! », s’enflamme-t-il. Il est vrai que certains l’ont accusé de plagiat en dénichant un petit livre qui, s’il s’avère intéressant à la lecture, n’a pas grand-chose en commun avec « Ce que le jour doit à la nuit ».

« Je suis un Bédouin »

Mais la légende Khadra ressemble surtout à un malentendu. Parce qu’il écrivait dans la clandestinité, on l’avait pris pour le Soljenitsyne algérien. Or il n’était pas plus un réfractaire systématique que l’auteur de « l’Archipel du Goulag »: « Dès l’âge de 9 ans, à l’Ecole des Cadets de la Révolution, j’ai été formaté pour aimer mon pays et être prêt à mourir pour lui. Je l’ai vu plonger au fin fond de la barbarie. J’ai fait la guerre pendant huit ans, persuadé d’y laisser ma peau. Moi, j’ai ramassé mes hommes à la petite cuillère, monsieur… L’Algérie, je ne l’ai pas défendue dans les salons, mais dans le maquis. Alors oui, je veux continuer à la servir. Elle a besoin de tous. »

Que Khadra ait accepté la direction du Centre culturel, cette « mission sacrificielle » qui lui rapporte « en une année ce qu’il gagne par ailleurs en une semaine », n’étonnera donc que ceux qui n’avaient rien compris. Comment pourrait-il, d’ailleurs, renier son expérience de soldat ? « L’armée a servi l’écrivain que je suis. Je comprends mieux les choses que n’importe quel intellectuel parce que j’ai touché de mes mains la vaillance, la lâcheté, la terreur, le malheur ; j’ai vu des gens souffrir et des gens renaître de leurs cendres, j’ai rencontré le phénix dans l’armée. C’est ça qui me donne cette force. »

Ce qui l’inquiète, c’est d’être inaudible dans un monde où « la seule façon d’être crédible est d’être un dissident, de venir sur un plateau de télévision insulter son pays. Dès que quelqu’un commence à pleurnicher, hop, il devient une idole, au détriment de celui qui ne se plaint jamais !

Qui ne triche pas ! Nos artistes pensent qu’il faut écrire un livre qui sera obligatoirement censuré ». Et cet homme né près de Béchar, haut lieu de la culture gnawa dont les populations subissent souvent un ostracisme très fort au Maghreb, de souligner : « Je ne ressemble pas aux écrivains du Nord auxquels on essaie de m’associer: je suis un type du Sahara, ça n’a rien à voir. Chez nous, un homme vaut par sa droiture, sa dignité, son courage. Je suis un Bédouin. C’est très important ! Six siècles de poésie coulent dans mes veines. » Le doute n’est plus permis: la rencontre de Saint-Ex et du Petit Prince a dû se produire à deux pas de chez Yasmina Khadra.

G. L