L’inquiétante émergence du chauvinisme bouddhiste

L’inquiétante émergence du chauvinisme bouddhiste

Pourquoi les Rohingyas fuient-ils la Birmanie ? Comment est-on arrivé à une situation où l’ONU dénonce un « nettoyage ethnique dans ce pays ? Comme élément de réponse, on vous propose ici un article écrit en juillet 2015 par l’ancienne ministre de la Défense du Japon et gouverneure de Tokyo actuellement.

Le Bouddha, Siddharta Gautama, n’a jamais prononcé de sutta en faveur de la haine religieuse ou de la discrimination raciale. Le chauvinisme bouddhiste menace pourtant aujourd’hui le processus démocratique, à la fois en Birmanie (Myanmar) et au Sri Lanka. Les mêmes moines bouddhistes qui avaient affronté la junte militaire au moment de la révolution de safran de 2007 incitent à présent à la violence contre les membres de la minorité musulmane Rohingya du pays. Au Sri Lanka, la campagne ethnique chauvine menée par les bouddhistes cinghalais, sous le patronage d’un ancien président déterminé à reconquérir le pouvoir, fait fi de l’objectif supposé d’une réconciliation avec les Tamouls de religion hindoue vaincus à l’issue de la guerre civile.

En Birmanie, le racisme bouddhiste est à l’origine d’une quasi-guerre civile dans l’État d’Arakan et d’une crise humanitaire liée à l’exode massif par voies terrestres et maritimes de centaines de milliers de Rohingyas musulmans. Sachant que tout génocide est rendu possible par des mesures officielles, ces violences raciales et religieuses ne sont en aucune façon spontanées et sont particulièrement mauvais augure pour l’avenir de la Birmanie. Les Rohingyas ont déjà été déchus de leur citoyenneté birmane et un nouvel ensemble de projets de loi visant à marginaliser davantage encore l’islam ne manquera pas de donner lieu à de nouveaux affrontements.

Une nouvelle loi sur le mariage, par exemple, oblige les couples de confessions différentes à déclarer leur intention de se marier auprès des autorités locales, qui affichent publiquement les bans. Le couple n’a le droit de se marier que si aucun citoyen ne s’oppose à leur union, une hypothèse peu probable dans le climat de tension actuel. Un autre projet de loi interdira quiconque ayant moins de 18 ans de se convertir à une autre religion et même un adulte souhaitant se convertir devra obtenir, à la suite de nombreux interrogatoires, l’approbation des autorités locales.

Plus inquiétant encore, un troisième projet de loi prévoit l’imposition d’un contrôle des naissances d’inspiration chinoise à tout groupe de population dont la croissance démographique est supérieure à la moyenne nationale. Les femmes pourraient par exemple être obligées d’attendre trois ans après la naissance d’un enfant avant d’être à nouveau enceintes. Dans ce cas-ci également, les autorités locales, les plus sensibles aux préjugés populaires, seraient en mesure d’appliquer une loi qui semble spécifiquement viser les Rohingyas qui ont traditionnellement des familles nombreuses.

Ces projets de loi n’équivalent pas encore à une version actualisée des lois de Nuremberg (la législation antisémite adoptée par les nazis en 1935). Mais ils correspondent au programme de ceux qui cherchent à attiser l’extrémisme bouddhiste pour faire échouer la transition démocratique de la Birmanie. Cette sombre ambition a revêtu un caractère d’urgence en raison de la tenue des premières élections présidentielles démocratiques depuis le début de la transition en 2011.

Les Rohingyas sont bien sûr les principales cibles de cette stratégie. Mais Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et chef de file de l’opposition, est également visée.

Dans la situation actuelle, Aung San Suu Kyi ne peut accéder à la présidence à cause d’un article cynique de la constitution qui interdit aux citoyens birmans ayant au sein de leur famille des membres de nationalité étrangère d’occuper la fonction de chef de l’État (ses deux fils, issus de son mariage avec un citoyen britannique aujourd’hui décédé, ont des passeports britanniques). Néanmoins, le régime, qui craint toujours sa popularité, joue la carte raciale et religieuse pour la discréditer, ainsi que son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, qui a remporté la majorité des sièges aux récentes élections législatives partielles (et qui avait gagné haut la main les élections de 1990, ignorées par la junte militaire alors en place).

En alimentant les violences bouddhistes contre les Rohingyas, le régime cherche à minimiser les chances de victoire d’Aung San Suu Kyi, et donc de la LND, de deux façons : si elle prend la défense des Rohingyas, son attrait auprès des bouddhistes, la grande majorité des citoyens birmans, pourrait être suffisamment écorné pour permettre à l’armée de conserver le pouvoir ; si elle ne prend pas leur défense, son aura d’autorité morale sera amoindrie, à la fois au sein de ses partisans et à l’étranger.

Jusqu’à présent, Aung San Suu Kyi a évité ce piège au moyen de formules évasives, plus propres à un politicien ordinaire qu’à une personne de son courage et de sa réputation. Mais à mesure que croissent les violences et que la date des élections approche, sa marge de manœuvre se rétrécit. Au lieu de souligner les véritables besoins du pays – des réformes agraires sérieuses, la lutte contre la corruption et la fin du contrôle de l’économie par une oligarchie – elle pourrait être involontairement amenée à prendre la défense d’une minorité impopulaire.

Un impératif politique du même ordre est au cœur du chauvinisme cinghalais soudainement réapparu au Sri Lanka. Les extrémismes religieux et ethniques des Sri Lankais furent encouragés lors des derniers affrontements sanglants qui mirent fin en 2009 à la guerre civile de plus de 25 ans opposant le gouvernement sri lankais et les Tigres tamouls. Au lieu d’entamer un processus de réconciliation, le président de l’époque, Mahinda Rajapakse, a encouragé la haine raciale et perverti le processus démocratique.

La défaite inattendue de Rajapakse face à une coalition de partis démocratiques sri lankais et tamouls lors de l’élection présidentielle anticipée de janvier dernier – qu’il a ensuite cherché à faire annuler – aurait du mettre fin à la fois à sa carrière politique et à l’incitation à la discrimination raciale. Mais le président sortant organise un retour en force qui pourrait lui permettre de remporter les élections législatives prévues le 17 août prochain.

L’une des raisons à la victoire possible de Rajapakse tient à ses considérables moyens financiers. Une autre est qu’il peut probablement compter sur le soutien de la Chine, ayant autorisé la construction de ports et d’autres infrastructures pour l’armée chinoise lors de sa présidence. Mais la clé de sa réussite est sa capacité à attiser les craintes de la majorité cinghalaise.

Rajapakse place ainsi le Premier ministre Ranil Wickremesingue dans la même position difficile que celle de Aung San Suu Kyi en Birmanie. Jusqu’à présent, le Premier ministre sri lankais est parvenu à convaincre les électeurs qu’ils avaient plus à craindre du retour au pouvoir de Rajapakse que des minorités ethniques du pays. Mais il ne fait jamais sous-estimer la capacité de la haine à saper la démocratie de l’intérieur.