Lounis Aït Menguellet au Zénith de Paris le dimanche 15 janvier 2017.
Lounis Aït Menguellet a commencé sa carrière d’artiste à l’âge de 17 ans en 1967 à la chaîne II de la radio d’Alger. Entouré de Chérif Kheddam et de Kamel Hamadi, fortement inspiré par Taleb Rabah, l’élève ne tarda pas à dépasser les Maîtres. Son premier poème chanté « Ma trud ula d nek akter », inaugure d’emblée, dans la consistance, la traduction du monde sensible du jeune homme qu’il était et celui de toute sa génération.
Tayri, une zone de danger
Amoureux encore insatisfaits, les jeunes et moins jeunes de cette époque (les années 1960-70) qui portent encore les stigmates des déchirements terribles de la « guerre et de l’après-guerre », vivent une misère affective faite de désirs inassouvis, d’ardeurs brimées, d’élans retenus (Idaq wul ; Sligh i wtaxi ; Ma selbegh,…).
Pour la société kabyle d’alors, l’amour est une zone de danger, un lieu de désirs impossibles, un périmètre clos qui paralyse la vie intérieure faite de fougue et de bouillonnements, un espace qui étouffe les cœurs et leurs palpitations. C’est à ce tabou de l’amour transi que Lounis va s’attaquer de façon frontale dans la première partie de sa carrière artistique. (Urjigh, Lehlak…).
Compte tenu du contexte de l’époque, la poésie de Lounis va fuser tel un volcan mais pas le volcan qui se lâche et explose, qui éclabousse de ses jets incandescents. C’est plutôt le volcan qui implose mais atténue, apaise, tamise et retient le brasier du dedans (Nnughegh yid-ek ay ul-iw). Bref ! Une poésie thérapeutique qui libère la parole mais la libère dans un élan lucide régulateur d’ardeurs. (Bghigh ad d inigh ad yifsus wul-iw)
Les combinaisons verbales dans la poésie menguelletienne sont totales. L’une après l’autre, les strophes débordent de vérité. Elles font jaillir des sentiments, remuent des champs émotionnels qui deviennent feu dont la cendre, emportée par le vent, s’élève pour rejoindre les nuées. Puis, elle se régénère et redescend féconder les roseraies sur lesquelles déteignent, avec congruence, les couleurs de l’arc-en-ciel semblables à l’éclat de la bien-aimée. (Iɣed nni ara iddem waḍu, ad t izraâ sdat wexxam….).
Alors, si Slimane Azem a fait entrer la musique radiophonique dans les foyers kabyles où jusque-là elle n’était point admise, Lounis Aït Menguellet y introduit tayri (l’amour) par la grande porte (A lwaldin anfet iyi). Les sujets les plus tabous de la société, les plus frappés d’omerta, viennent enfin se dénouer, comme par magie, dans le mystère du verbe ciselé. C’est que les sociétés acceptent « le langage du changement » cher au psychothérapeute américain Paul Watzlawick, quand ce changement vient d’un mentor. Ce fût aussi le cas pour Si Muhend u Mhend qui ne connut pas de censure dans la société kabyle du 19ème siècle pourtant en proie à la ruine et à la désolation.
A coup sûr, ce dimanche 15 janvier 2017, Lounis reprendra au Zénith de Paris ces thèmes de jeunesse d’habitude présents au cœur d’un répertoire toujours réclamé par ses fans. Un répertoire où l’effusion se fige à couper le souffle et où la vie sentimentale est traduite sous la forme d’un frisson continu, d’une ivresse interminable, d’un amour candide (Ah Lwiza ttrugh ula d nekkini).
Le sens du non-sens
A coup sûr, également, il y abordera les thèmes graves qui font sa singularité. En effet, sans en avoir l’air, modeste qu’il est, notre « Amghar azemni » se fera tour à tour historien, philosophe, sociologue, lanceur d’alerte… Son verbe constitue un procédé de transformation critique de la pensée dominante, des préjugés sociaux, des fausses évidences répandues et préméditées par les esprits malins (Tamettut par exemple). Avec lui, toute création est un moment propice à la production poétique qui déjoue le prêt-à-penser en mettant en œuvre une démarche réflexive rationnelle et juste. Il s’agit, à l’évidence, d’un mouvement d’ensemble d’élucidation philosophique, ce en quoi le vers menguelletien est l’une des formes les plus élevées de la pensée contemporaine. Les exigences primordiales d’une pensée éclairée sont la rigueur et la congruence. Justement, chaque idée force qui surgit au détour d’une strophe en appelle une autre selon une règle d’enchaînement équilibrée dont Lounis Aït Menguellet détient seul le secret. C’est ce qui fait la spécificité de sa poésie qui épouse souvent les canons des productions romanesques comme dans «Aâli d Waâl ; Ay agu ; Wid iruhen ;Ttibratin» et tant d’autres.
Toute création, tout récital sont également des moments où l’artiste-auteur, lui-même, se laisse entraîner au contact charnel de ses fans, de ses admirateurs, de toutes celles et ceux qui le rencontrent, le regardent et lui tendent l’oreille (Ameddah ur nhebbes di tikli). Ce sont des moments d’attachement et de rupture où le monde prend un sens par le verbe qui le dénude, qui lui ôte les masques. Son engagement discret mais déterminé révèle sa grandeur de poète lucide. Il reflète le domaine électif de ses chants politiques et philosophiques qui donnent du sens au non-sens et met à nu les systèmes incontrôlés (Ahkim ur nesâi ahkim) qui broient l’homme chez lui (A mmi… Yiwen ur t ttqili, lehnana yid-es ad tferqed) et le maltraite dans l’exil (Si lxedma n lluzin s axxam). Dans ses rimes ascendantes, se superposent les termes les plus profonds de notre Histoire passée et présente faite souvent de sang et de larmes (Amacahu, ghef temgert ma ara yers lmus, i tidett ma d teffegh imi). Comme s’y entrevoient, également, les bornes les plus insondables de nos visions faites d’inquiétude, de rage et d’espoirs de changement (Yibbwas ma ihuz ed wadu…).
Un destin collectif bouleversant
Lounis Aït Menguellet, comme beaucoup de ses compatriotes, a connu les affres de la guerre contre l’ordre colonial et les frayeurs de la guerre dans la guerre. Celle que se sont livrés les Algériens entre eux, celle spécifique livrée contre les Kabyles et celle des Kabyles entre eux. (Mi newwed ar tizi n littaâ, d taâdawt i d nessufugh).
Sa production littéraire chantée sera indissociable de son existence livrée aux caprices imprévisibles de tous ces belligérants. Dès son enfance, ce contexte douloureux lui impose un itinéraire marqué par de nombreux périls, déchirements et traumatismes. Mais ces chocs brutaux, au lieu de l’anéantir, renforcent en lui les ressorts de résilience et produisent son éveil précoce.
Dans ses nombreuses créations, l’on trouve des signes révélateurs des dissensions et douleurs vécues par les siens dans l’exil, dans la guerre et dans l’indépendance confisquée. Leurs ondes de choc continuent de nous terrifier (Lgherba n 1945 ; Amjahed, Ay agu ; Ad kwen ixda3 Rebbi…). L’œuvre d’Aït Menguellet y traduit un destin collectif bouleversant fait de violence, de servitude mais aussi de révoltes et d’amour pour son pays (Arrac n lezzayer), pour sa Kabylie (Izurar f idurar…). D’année en année, il élargit son paysage verbal. Malgré les tourments et les frustrations auxquels son peuple fait face, il en surgit des bonheurs d’expressions par le biais desquelles son public retrouve à chaque fois la voix de l’artiste libre, la voie de l’homme incorruptible.
Alors que le pouvoir redouble de férocité et que la société est en proie à une spirale déceptive voire dépressive, alors que la chape de plomb continue d’étouffer toutes les voix discordantes et que les victimes du système elles-mêmes s’entredéchirent entre elles, Lounis Aït Menguellet garde le cap. Il multiplie, avec une sagesse inflexible, les opportunités pour interpeller les consciences. (In’as i gma ur nezri ; Ay aqbayli ; …). Il suit, pas à pas, les siens et s’inspire de leur condition humaine, de leurs amours, de leurs frustrations, de leurs conflits. Poète sensible et éclairé, il se caractérise par sa façon si particulière de saisir le monde kabyle et ses souffrances et par la nature de la relation qu’il noue avec le monde et le cosmos (A ddunit-iw ; La steqsyegh itran ; Ay itij i d icerqen maççi inu n wiyad…).
L’homme, un impétrant vulnérable
En ce 50ème anniversaire du début de son art qui sera célébré avec bonheur au Zénith de Paris, Lounis Aït Menguellet ne se limitera sûrement pas à ces thèmes-là. Avec une force égale et intacte, il clamera, à sa façon, les tourments des hommes qui s’égrènent de génération en génération et qui submergent les consciences. Il y déroulera une partie de ses « Isefra » (poèmes) où sont gravés ses derniers chefs-d’œuvre. Il s’agit d’une démarche philosophique, intellectuelle qui nous interpelle avec audace et détermination en ces temps où les pensées politique, religieuse ou consumériste sont terriblement anesthésiantes, gravement aliénantes. Il y sera question, entre autres, de dette accablante (ddin amcum). Pas forcément celle de l’usurier mais celle qui étreint corps et âme jusqu’à la servitude dont parlent Spinoza et Freud, (Ttlaba f yiri-s). La dette au front, siège d’une humiliation affichée qui resurgit chaque jour au rythme des appels pathétiques des « hommes-horloge » réglés sur le méridien de l’Est. Cette dette-là, clame le poète, les hommes ou plutôt beaucoup d’hommes, craignent de ne jamais pouvoir la rembourser. Ils la croient tellement exorbitante qu’il leur semble impossible de l’acquitter sans se tourner vers le Levant la tête inclinée jusqu’à terre (Lukan s tgecrar ara tkerzem, negh s unyir ara tmegrem, yali yemghi d kul lxir). Cela, non pas parce que cette dette est effectivement dans la démesure mais parce que tout se passe comme si une relation hypnotique liait un donateur invisible et omnipotent à un impétrant vulnérable, indéfiniment reconnaissant et fier du bon devoir de sa soumission. Une soumission qu’il pense féconde tant il y voit l’accès incontournable au bonheur parfait du tombeau (Ttes, ttes mazal lhal…). La foi en sa dette est si grande que l’homme, ainsi conditionné, est convaincu qu’il lui reste encore et toujours des fautes à expier, des obligations à ritualiser, des génuflexions à exécuter. Il faut avoir été modelé jusqu’à l’aliénation, et de plus en plus de gens le sont à mesure que notre culture s’effondre, pour que soit à ce point éteint l’esprit critique (Isendyaq n lkif i gh-ed tcegâam nettef iten).
Doctorat Honoris Causa
Notre « amghar azemni » assume explicitement. Pour lui, une rupture est toujours possible. Elle repose sur l’existence en chaque homme d’une capacité de juger, d’un pouvoir de penser autrement et librement lors même que cet accomplissement semble rudement contrarié. Dans cette perspective, Lounis Aït Menguellet se réveille résolu et, avec détermination, il se débarrasse du fardeau de la dette en réglant ses comptes (Yiwen wass kkregh-ed tasebhit… rtahegh si ddin amcum). La pensée, pour lui, doit redevenir libre. C’est un processus de première nécessité pour son peuple. Sa vie durant, il s’est efforcé de rendre cette idée manifeste et il a défini, sans concession, les sujets de réflexion auxquels elle peut s’appliquer. Pour notre poète, la liberté de penser et d’agir est à la fois la fin à atteindre et le moyen de l’atteindre.
Les enseignements de notre « amusnaw » doivent être, à l’évidence, indissociables du travail de réflexion à mener par nos écoles et nos universités dans lesquelles l’œuvre de Lounis Aït Menguellet mérite toute sa place. Les intégrer dans les savoirs scolaires et universitaires contribuerait à réconcilier ces institutions avec la société. C’est pourquoi, je conclus cette modeste contribution en invitant les étudiants, les enseignants, les responsables pédagogiques et administratifs de l’université de Tizi-Ouzou Mouloud Mammeri (autre géant de la pensée kabyle) à se mobiliser pour que soit attribué à Lounis Aït Menguellet le Doctorat Honoris Causa.
Le colloque sur son œuvre qui s’y tiendra en mars prochain, coordonné par le professeur Nora Tigziri, peut être une formidable opportunité pour exprimer, par la remise de ce titre, toute la reconnaissance d’un peuple à son « amusnaw ». Que le Poète me pardonne de ne l’avoir pas consulté pour une telle démarche comme je ne l’avais pas fait non plus en 2011 pour exprimer publiquement mon vœu de voir le Prix Nobel de littérature lui être décerné, un vœu aujourd’hui largement partagé notamment depuis la consécration de l’artiste américain Bob Dylan.
Bon anniversaire Lounis !