Aussi caricatural que cela puisse paraître, le contexte géostratégique global dans le monde actuel va plutôt dans le sens d’une peur généralisée que dans celui d’une paix durable.
Bien sûr, pas ce genre de paix bâtie sur une realpolitik pragmatique et négociée selon les illusions miroitées par les faucons néoconservateurs du White House bien avant leur invasion du pays du Tigre et de l’Euphrate en mars 2003. Une fois encore, l’Occident nous trompe sur ses valeurs, son idéal de justice et surtout par ses mensonges répétés. On dirait que nous sommes entrés de plain-pied dans une ère de « trivialité hystérique » où le pathétique semble être un symptôme chronique des relations internationales de ces dernières années.
Sinon comment serait-il possible qu’un régime dictatorial aussi « fort », toutes proportions gardées, que celui de l’Irak de Saddam Hussein (1937-2006) dont l’armée étant « exagérément » considérée des décennies durant par les chancelleries occidentales comme la quatrième au monde soit descendu aux enfers en moins de 22 jours alors qu’une organisation paramilitaire de moindre importance du nom de Daech ayant vu le jour en 2006 aurait survécu à toutes les pressions occidentales : diplomatique, politique, militaire, économique, etc ?
Il y a, à vrai dire, quelque chose qui cloche dans cette histoire. Et puis, pourquoi par exemple ces Occidentaux-là se sont-ils longtemps tus sur l’autoritarisme du régime baâssiste de Hafez Al-Assad (1930-2000) lorsque celui-ci aurait réprimé dans le sang entre 1980 et 2000 les manifestations pour les libertés, fait exiler des opposants politiques, démantelé des syndicats de gauche et des organisations palestiniennes en Syrie alors qu’ils s’étaient pourtant mis auparavant à le critiquer dès qu’il aurait maté en 1982 la guérilla islamiste de Hama conduite par « Taliââ al-Mouqatila », branche armée des frères musulmans ?
Deux poids, deux mesures ! Les grands de ce monde aimeraient-ils vraiment la démocratie comme ils le prétendent dans le noble objectif de construire des sociétés civiles fortes dans les pays du sud ou préféraient-ils les dictatures hypermilitaristes et répressives qui par contrecoup féconderaient le vivier des intégrismes ? Pile ou face en fin de compte surtout quand il s’agit des Arabes, des musulmans et du Tiers-monde, hélas ! D’autant que ceux qui crient aujourd’hui au loup islamiste étaient les mêmes qui ont mis ce dernier dans la bergerie ! A la différence près qu’après avoir été des acteurs du désastre, puis des spectateurs, ils se transforment maintenant en victimes. L’histoire est dure.
Bien entendu, après l’échec du sommet de Camp David II en 2000, lequel a réuni les Palestiniens et les Israéliens sous l’égide des U.S.A (ce qui a d’ailleurs déclenché la seconde Intifada) et de celui de Taba en 2001, tenus quasi parallèlement après le terrible fiasco de la rencontre de dernière chance entre Hafez Al-Assad et l’ex-président américain Bill Clinton à Genève en 2000, les Américains ont renoncé à toute démarche politique pour la conclusion d’un quelconque accord concernant le conflit israélo-arabe.
En conséquence, la montée des frustrations des uns et des autres (les factions palestiniennes, le Hamas, le Fatah, etc.,) conjuguée à la colère légitime des Palestiniens contre l’occupation sioniste auront vu l’arrivée en 2006 du Hamas au pouvoir à Ghaza (radicalisation du ton et du discours anti-sioniste, anti-occidental, etc.,) et le renforcement idéologique partout ailleurs dans le monde arabo-musulman du fanatisme religieux, ingrédient du reste très utile à la marmite américaine.
Ce fanatisme s’est, encore faudrait-il le rappeler en ce papier, ajouté aux relents du djihadisme déjà développés en Afghanistan lors de l’invasion par l’Armée rouge de l’ex-U.R.S.S de ce pays en 1979. Amis d’hier, ennemis d’aujourd’hui, telle est en tout cas l’attitude qu’auraient adoptée les Américains vis-à-vis des islamistes. Or l’on remarque à titre d’exemple qu’au moment où Bachar Al-Assad aura mené une timide politique de libéralisation politique début 2000, les Occidentaux étaient pris de panique à la perspective d’une démocratie aussi embryonnaire soit-elle en Syrie, c’est-à-dire une démocratie pluraliste et ouverte à même de tuer dans l’œuf les graines de l’islamisme.
Ironie du sort, « le printemps de Damas » engendré par les six mois de réformettes-placebo du régime baâssiste a été réprimé dans le sang avec la complicité occidentale, et « curieusement », quelques mois plus tard, soit le 11 septembre 2001, les attentats du World Trade Center auront signé la fin de la récréation pour les dictatures du monde arabe et surtout pour l’islamisme.
Conséquences : les talibans sont vite détrônés, Ben Laden traqué, Saddam menacé, destitué de force, puis exécuté ! Et la Syrie ? En 2003, elle était sous le coup de « Syria accountability act », une résolution onusienne préconisant de sévères sanctions contre elle. Motif : elle aurait refusé de coopérer avec les Occidentaux lors de l’invasion de l’Irak !
Puis, le 07 avril 2005, la donne a empiré, la résolution 1559 a appelé au respect de la souveraineté du Liban (élections libres et équitables qui auraient pu ne pas être favorables pour le clan loyal à Damas n’étaient-ce les machinations de ce dernier) après que Israël de Ehud Barack s’est retiré auparavant de façon unilatérale et, paraît-il, par tactique de la partie sud du Liban (en 2000), en se concentrant dans les fermes de Chabâa.
Le rejet de Damas d’y céder (retirer elle aussi ses troupes) a été temporaire puisque la mort de Rafik Hariri, ce farouche opposant au régime de Damas, lui a été imputée et la communauté internationale n’a guère été convaincue de son plaidoyer pro domo. Fin humiliante pour Al-Assad malgré la victoire aux élections de son allié stratégique Emile Lahoud : retrait de troupes en 2005 sous la pression de l’O.N.U et, forcément, instabilité du Liban (guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah).
En plus d’être dure, l’histoire se répète! Pareil à ce qui se passe maintenant au Proche-Orient, le contexte de la guerre de Crimée (1853-1857) aura vu se composer une alliance historique entre la Turquie, la France et la Grande Bretagne contre la Russie. Or si Poutine impose avec virtuose son jeu dans le bras de fer actuel, ce fut la diplomatie française qui aurait réalisé une éclatante victoire à cette époque-là.
Sans doute, au lendemain de ces attentats de Paris comparés au demeurant par certains médias hexagonaux au massacre de l’Oradour-sur-Glane commis le 11 juin 1944 par les nazis, François Hollande tentera de rééditer en tant que chef de guerre cet exploit. S’il se déplace partout pour rallier l’opinion internationale à la cause commune : vaincre Daech, ce n’est que pour inverser l’équation politique du Moyen-Orient dont la Russie est la variable principale.
Dans le sommet de G20 à Antalya en Turquie, Paris grand partenaire économique et diplomatique des monarchies du Golfe (Qatar, Arabie Saoudite entre autres), ces rivales de la Syrie et de l’Iran s’est échiné à attirer l’ambivalente Turquie d’Erdogan (celle-ci n’a pas de position claire dans sa lutte contre Daesh) et la Russie de Poutine dont tout ce que l’on peut dire est qu’elle est pro-Assad et anti-occidentale dans un front commun contre le terrorisme. Mais pourquoi la Turquie ? En vérité, la faiblesse et «la réserve» des américains et de leurs alliés (la coalition qui est composée de 22 membres) étant déjà constatées sur le terrain. Ce qui a provoqué un effet boomerang, c’est-à-dire un afflux massif et accru des migrants vers l’Europe.
C’est peut-être dans cet esprit que le président de la commission européenne Jean-Claude Juncker a appelé les occidentaux à éviter les amalgames entre migrants et terroristes « ceux qui ont perpétré les attentats sont […] ceux que les réfugiés fuient et non l’inverse », aurait-il déclaré en marge du G20. Bref, les frappes aériennes des pays occidentaux en Irak et en Syrie ont exacerbé en quelque sorte l’imbroglio syrien au lieu de le résoudre (c’est dans ce cadre-là que la Turquie servira de bouclier anti-réfugiés et de ceinture de sécurité pour l’Union européenne : aide à la lutte anti-Daesh des kurdes).
De son côté, le terrorisme transnational en a tiré les plus grosses dividendes. De Sousse à Bamako en passant par Ankara, Sinaï, et Paris, environ 600 morts ont été recensés dans des attentats des plus spectaculaires revendiqués par l’hydre islamiste (Al-Qaïda et en particulier Daesh). Ainsi l’instabilité sur le plan sécuritaire serait-elle un paramètre commun pour tous les pays. Le pape François parle même d’«une guerre mondiale par morceaux». Il semble bien après tout que l’objectif des grandes puissances au Moyen-Orient n’est pas «uniquement» énergétique (le pétrole) mais religieux (la quête de la mainmise sur les lieux sacrés revêt une importance géostratégique majeure).
En revanche, l’antagonisme Etats-Unis versus Russie dans « cet espace à problèmes » tient à un autre obstacle de taille : l’Iran (force émergente qui pourrait faire basculer l’équilibre géostratégique pour les uns « les Russes » ou les autres « les Américains »). Le grand virage que ces derniers ont emprunté le 14 juillet 2015 en renouant le dialogue avec les autorités persanes justifie amplement ce constat.
Barack Obama s’est employé lui-même à une alternative économique qui pourrait fléchir la théocratie des ayatollahs, en injectant après l’accord sur le nucléaire des capitaux dans leur économie convalescente en échange d’un rôle diplomatique plus poussé dans le dossier syrien. Or si les Russes ont tenté de s’engager dans le vacuum et les contradictions de la politique de l’oncle Sam (la victoire militaire symbolique du Kremlin au Moyen-Orient pour recomposer une alliance sous son leadership), les Américains, eux, se contentent de battre en retraite, relais français aidant.
De toute évidence, la France « socialiste » fait du suivisme aveugle de l’impérialisme américain une stratégie du jeu (électoral, politique, économique, géostratégique, etc.,). Par ailleurs, il est clair qu’en dépit de l’apparente connivence politique entre Téhéran et Moscou, les relations irano-russes ne sont pas toujours au beau fixe (contrairement à la Syrie d’Al-Assad, l’Iran ne compte pas jouer le rôle du vassal du Kremlin).
Au XIXe siècle déjà, toute la partie nord de l’Iran était occupée par les Russes, ce qui fait que les remugles colonialistes entre les deux nations restent très forts. En outre, sur le terrain de guerre en Syrie, il y a beaucoup de tensions entre les pasdarans (les troupes de l’élite de la république islamique) et l’Etat-Major syrien concernant les pertes importantes subies par les unités de combat iraniennes engagées aux côtés de Bachar Al-Assad. Indépendamment du lien religieux entre alaouites et chiites, l’Iran aide la Syrie mais convoite en même temps ses côtes dans une alliance continentale avec la Russie et la Chine (en opposition avec l’alliance atlantique des États-Unis).
Le littoral syrien (la Méditerranée orientale) lui permettrait sans doute d’avoir une ouverture sur la mer via le Golfe persique et la mer Caspienne. C’est pourquoi, elle mène une guerre par procuration contre l’Arabie Saoudite (puissance sunnite concurrente) et voit dans l’Etat islamique (E.I) de confession sunnite une menace réelle contre ses intérêts.
D’où d’ailleurs le peu d’enthousiasme de la Turquie et de l’Arabie Saoudite à combattre Daech (pourvoyeur du pétrole au marché noir pour la première et soutien indirect contre l’Iran pour la seconde). A proprement parler, en tant qu’héritières de civilisations millénaires, l’Iran et la Syrie ont tendance à considérer avec mépris l’Arabie Saoudite. Autant dire une excroissance dans la région, voire une construction idéologique récente du « salafisme wahhabite », aidé, soutenu et fabriqué de toutes pièces par les Américains.
Kamal Guerroua