Un fait avéré : ce n’est pas parce qu’on occulte ce qui s’est réellement passé que le mal disparaît ou cesse d’exister…
“La violence actuelle est due à la décennie noire. Après la terreur et la peur, la société est aujourd’hui traumatisée.” Pour Me Merouane Azzi, président de la Cellule d’assistance judiciaire pour l’application des dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, un collectif d’avocats bénévoles, invité, hier, au forum de Liberté, la recrudescence de la délinquance en Algérie remonte précisément à cette période douloureuse.
Ainsi, d’après lui, nous récoltons, aujourd’hui, les fruits amers de cette décennie de violence. Le peuple semble encore meurtri. Les séquelles fortes nombreuses. Pour le “vivre-ensemble”, force est de constater, en effet, que la haine est si généralisée dans nos cités qu’elle est devenue presque “normale”. On parle même avec nonchalance de “guerre des gangs” et de “tribalisme citadin”.
Côté incivilités, les exemples sont aussi frappants que kafkaïens. Les gens trouvent aujourd’hui un malin plaisir à se mettre des bâtons dans les roues, à se contrarier et à se compliquer sans cesse l’existence. À cause d’une rancune, semble-t-il, très tenace, les Algériens, trop teigneux, n’arrivent toujours pas à passer à autre chose. D’ailleurs, le thème de la décennie noire, enfourché récemment durant la dernière campagne présidentielle sous le vocable de la “stabilité”, a montré combien cette période trouble reste chez de nombreux Algériens une douleur encore assez vivace.
Plus qu’un argument électoral imparable que certains assimilent, du reste, à un vil chantage, on devine déjà les lourdes conséquences sur la personnalité de millions d’individus “déstructurés”. Depuis longtemps déjà, les “psys” nous expliquent qu’on n’oublie jamais rien mais qu’on vit avec. Ainsi, même lointain, le passé reste en soi. Il faut croire qu’à force de prendre des coups, les Algériens se sont beaucoup endurcis ! Et personne ne le démentira.
Interrogé, en outre, sur le sens à donner au discours d’investiture du président Bouteflika qui parle de “consolidation des acquis de la réconciliation”, Me Azzi confirme que “la loi actuelle arrive à ses limites et nécessite d’autres mesures complémentaires”. S’agissant d’un dossier ultra-sensible, objet de controverses et de manipulations de toutes sortes, il y a lieu de noter que notre invité était attendu hier de pied ferme au forum de Liberté.
Il se verra ainsi vertement interpellé par un membre de l’association SOS Disparus qui se dit “fier” de travailler avec des ONG étrangères car, selon lui, les autorités algériennes ne font que marginaliser les familles de “disparus et enlevés par les services de sécurité”. Après avoir soulevé “la guerre des chiffres” autour du nombre des disparus, cet intervenant lâchera la phrase qui tue : “La vie d’un Algérien ne vaut pas soixante-dix millions de centimes”, laissant entendre que rien ne remplacera la vérité et la justice.
Enfin, il n’en fallait pas plus pour faire sortir de ses gonds Me Azzi qui en vient alors à dénoncer, à son tour, les pressions et l’ingérence étrangère autour de cet épineux dossier. “Nous avons des témoignages de deux familles, l’une d’Aïn Defla et l’autre de Bachdjarah, auxquelles on a proposé de l’argent pour venir témoigner à la commission des droits de l’Homme de l’ONU à Genève et accabler les autorités algériennes. Je refuse moi aussi qu’on marchande le sang des Algériens !” Et d’ajouter que de ce point de vue, “la vie d’un Algérien ne vaut pas, non plus, un million d’euros”.
Après cet épisode houleux, s’ensuivra le témoignage poignant d’une mère de disparu qui a évoqué, pour sa part, sa longue quête de vérité depuis… 1995. Elle dit, d’emblée, ne pas pardonner l’expression malheureuse commise par le chef de l’État au cours d’un discours lorsqu’il avait affirmé que les disparus n’étaient pas dans “sa poche”. Atteinte aujourd’hui de diabète et d’hypertension artérielle, elle n’aspire plus qu’à retrouver les traces de “la chair de sa chair”. D’après elle, le cimetière d’El-Alia, à Alger, comporte quelque
3 300 tombes d’Algériens enterrés “sous X”. Elle demande uniquement la pratique de tests génétiques pour éventuellement faire son deuil. Une supplique qui est loin d’être exorbitante, et ce, d’autant que l’Algérie croule sous les excédents financiers. “Se recueillir sur une tombe à l’occasion de l’Aïd peut être d’un grand réconfort”, concède Me Azzi.Qui de l’œuf ou de la poule est-il arrivé le premier ?
Sur ce, un industriel, présent dans la salle, a évoqué, quant à lui, l’absence de prise en charge des dégâts occasionnés par les actes terroristes.
L’invité de Liberté reconnaîtra, ainsi, l’existence de certains entrepreneurs poursuivis par les banques ou par l’administration des impôts alors que leurs investissements ont été détruits. Il évoquera également le cas des biens réquisitionnés ou endommagés par les services de sécurité. “Vous voyez bien que la réconciliation n’est pas seulement liée aux terroristes, c’est précisément pour cette raison que l’on parle aujourd’hui de victimes de la tragédie nationale.” Il faut croire qu’elles sont légion.
Pour l’avocat, huit années de mise en œuvre de la Charte pour la réconciliation n’ont toujours pas permis de toucher encore toutes les catégories. “Outre les 9 000 dossiers traités, il subsiste toujours la question des enfants nés au maquis et qui n’ont toujours de papiers d’identité, les femmes enlevées et violées, les travailleurs licenciés, les internés dans les camps dans le Sud, etc.”. Il rappellera que dès l’adoption en septembre 2005 de la Charte, par référendum populaire, la priorité est allée vers la régularisation de la situation juridique des terroristes qui ont accepté de se rendre en vertu de la loi. “L’urgence était à l’arrêt de l’effusion de sang.
En l’absence de cadre juridique, on ne pouvait prendre de décisions pour la prise en charge de ceux que la presse qualifie aujourd’hui d’‘oubliés de la réconciliation’.” Il révélera que l’instance qu’il préside a recensé non seulement les catégories susmentionnées mais rédigé également un rapport constitué de 15 points. Toutefois, l’article 47 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale est venu, d’après lui, pallier les éventuels “vides juridiques” qui n’ont pas manqué de surgir.
Cette disposition confère en particulier au président de la République toutes les prérogatives pour y introduire de nouvelles dispositions. “À moins qu’il ne veuille d’un autre cadre juridique indépendant. L’essentiel étant de répondre à ces nouvelles attentes !” suggère Me Azzi. De toute manière, pour l’avocat, il s’agit là, d’“un choix stratégique”. “La réconciliation n’est limitée ni dans le temps ni dans l’espace.” Cette dernière déclaration a fini, tout de même, par jeter le trouble dans la salle.
Un confrère s’est même inquiété de cette situation “permissive” qui serait susceptible, selon lui, d’alimenter encore les maquis. Me Azzi précisera que “la Charte” ne prévoit pas de cas de “récidive”. Il n’en reste pas moins qu’elle consacre, ad-vitam aeternam, l’impunité pour tout terroriste “primaire”. Enfin, pourvu, seulement, que les vocations se raréfient.
Me Azzi qui se défend, mordicus, d’être un “porte-parole du gouvernement” est de cet avis. Il relève ainsi que les dix terroristes abattus récemment au sud de Tamanrasset étaient tous des ressortissants étrangers. Idem pour l’attaque de Tiguentourine où l’on a dénombré 29 étrangers sur un groupe de 32 terroristes. Pour l’orateur, la démarche de la réconciliation n’est pas “antinomique” de la lutte contre le terrorisme. Il omettra seulement de préciser que notre pays a beau se présenter comme un centre de la lutte antiterroriste, il n’en est pas moins devenu une véritable fabrique de fanatiques, que le système d’enseignement de la religion en Algérie reste souvent un endoctrinement dogmatique, haineux, intolérant… Comme chacun sait, les mêmes causes produisant les mêmes effets, notre société liberticide ne produira à la longue que des modèles mortifères.
Par ailleurs, le discours des dirigeants qui consiste à vendre aux étrangers l’idée que les Algériens sont ingouvernables et encore moins par des “fous de Dieu” aura fait florès. Et pour cette raison, et d’autres encore, on peut conclure, sans ambages, que le pouvoir s’accommode assez bien de l’islamisation rampante de la société algérienne. Quant au reste de la question, “qui de l’œuf ou de la poule est-il arrivé le premier ?”, on se souviendra seulement que le discours sur la réconciliation avait dévié parfois de sa teneur en versant dans le raisonnement par l’absurde, notamment par la stigmatisation de “la première violence” (CQFD, l’interruption du processus électoral fin 1991).
Quoi qu’on en dise, il faudra bien reconnaître un jour que la crise sécuritaire, qui est arrivée en pleine figure des Algériens, avait été gérée, à son époque, et n’en déplaise à certaines oies, au mieux des intérêts du pays. C’est, semble-t-il, la gestion chaotique qui s’en est suivie depuis, qui met aujourd’hui en danger les acquis historiques et politiques du pays.
M.-C. L.