Médéa : Berrouaghia, ou comment mourir doucement dans un trou noir

Médéa : Berrouaghia, ou comment mourir doucement dans un trou noir

Le seul trait d’union qui existe entre Berrouaghia et les autres villes du pays est un marché hebdomadaire anarchique, qui a lieu chaque mercredi «souk-larbaâ», dans une grande place à la sortie de la ville, boueuse l’hiver et très poussiéreuse l’été. Les ménagères n’ont d’autre distraction que ce souk qu’elles attendent impatiemment.

La ville, autrefois préférée de l’Émir Abdelkader, semble être oubliée et coupée du monde. En ce mois d’août, la canicule est étouffante, les rues sont poussiéreuses et les jeunes n’ont d’autre distraction que les cybercafés et les jeux de cartes dans les cafés maures. Le massif montagneux de la Chiffa surplombe les Hauts-Plateaux tombant à pic dans la vallée de la Mitidja et la claquemure. Là, nichée au creux d’une cuvette, une toute petite ville subit de plein fouet les effets de la canicule. Il s’agit de la ville de Berrouaghia, dont la dénomination sied parfaitement à la notion du «village des Asphodèles». Berrouaghia se trouve au centre d’une zone rurale très escarpée, abrupte et raide. Cependant, cela n’a pas empêché sa végétation de pousser abondamment. Faisant partie de la wilaya de Médéa, capitale du Titteri, dans l’histoire des conquêtes arabo-musulmanes, Berrouaghia était la ville désirée par le bey, adjoint du dey d’Alger. À l’arrivée des Français en 1830, le bey de Médéa n’était autre que le frère de l’Émir Abdelkader. Après le Traité de la Tafna, Abdelkader fit de Médéa sa capitale et séjourna longtemps à Berrouaghia qui s’appelait à l’époque Thanaramusa Castra.

En pénétrant cette ville, plus d’un siècle et demi plus tard, l’on est frappé par les séquelles laissées par une dizaine d’années de violences sans précédent. Des maisons détruites, des fermes abandonnées, des forêts brûlées… des vies détruites. Sur les visages des habitants, l’on peut aisément lire l’implacable réalité vécue par cette ville. Pour définir la situation présente de Berrouaghia, seule l’expression «trou noir» lui sied. En effet, l’impression qui se dégage pour le visiteur est que Berrouaghia a la faculté de «pomper» toute l’énergie humaine pour lui imposer un silence de plomb. «C’est le silence qui cache la colère, le dépit, la lassitude», souligne un habitant de la ville. A Berrouaghia, les rues sont monotones durant la journée. Une fois la nuit tombée, et par défaut d’animation, l’atmosphère est maussade. Il y a bien entendu une maison de jeunes, mais ses activités sont gelées faute de subventions.

La ville a pourtant une position symétrique d’Aumale, d’où partent des chemins dans toutes les directions, notamment sur Tablat, par la vallée de l’oued Meleh, et au sud vers Zahrès Chergui. Ce dernier chemin arabe que jalonne Bordj Aïn-Bouaf et Bordj El-Hammam, dans la chaîne des Seba Rous, se prolonge jusqu’à Djelfa. Il est inconcevable qu’une ville qui bénéficie d’une situation géographique aussi stratégique puisse être isolée, voire coupée du monde.

Le seul trait d’union qui existe entre Berrouaghia et les autres villes du pays est un marché hebdomadaire anarchique qui a lieu chaque mercredi, dans une grande place à la sortie de la ville, boueuse l’hiver et très poussiéreuse l’été. Les ménagères n’ont d’autre distraction que ce souk qu’elles attendent impatiemment. Il y a aussi le fameux marché de la ville, où l’on vend de la friperie. Ledit marché se résume en une succession de tables disposées le long d’une rue parallèle au marché de légumes. On y trouve toutes sortes de vêtements, des pulls à 50 DA, des pantalons à 100 DA, des chaussures, des robes. Les ménagères passent parfois des heures à fouiller, à négocier et, la plupart du temps, elles font de bonnes affaires. Elles trouvent leur bonheur et économisent beaucoup d’argent car, il faut le dire, les vêtements neufs sont un luxe que les citoyens de Berrouaghia ne peuvent pas se permettre. Voilà presque le seul commerce qui porte ses fruits, en plus de l’alimentation générale. Cela dit, quoique à dix mille lieues de la civilisation, la ville s’est tout de même dotée de cybercafés. Ces derniers ont vu le jour à la grande joie des jeunes qui n’ont aucune autre activité que de déambuler à longueur de journée, ne sachant pas quoi faire, car ils ne risquent pas de trouver un emploi.

Il n’y a guère d’entreprises ni d’institutions, la seule compagnie qui employait la majorité des habitants de la ville était la Sonacome qui a fermé ses portes il y a quelques années. Ce fut le drame pour les pères de famille qui se sont retrouvés sans emploi du jour au lendemain. Il y a même eu de nombreux suicides, ce qui témoigne de la détresse des familles. Les jeunes, eux, n’aspirent qu’à partir pour les grandes villes ou à émigrer, espérant trouver du travail et un mode de vie plus décent ! Car l’autre plaie de la ville, agréable angoisse, c’est bien entendu le chômage. Pour lui échapper, de nombreux jeunes n’ont d’autre choix que de se lancer dans le commerce de rue. Nombre d’entre eux abandonnent l’école pour rejoindre le monde des exclus qui occupent la rue pour survivre et aider leurs familles. Le béton, quant à lui, prend chaque jour plus de place à Berrouaghia où des cités sont construites. Pourtant, il y a bel et bien une crise de logement. Des familles habitent encore dans des taudis. Mères et enfants vivent entassés sous une bâche en plastique en guise de toit, des couvertures bariolées pour seul mur. Couchés sur des matelas en mousse ou sur une peau de mouton à même le sol, les enfants sont, les premiers, victimes de la canicule.

Il reste tout de même la campagne, il y a les nombreuses fermes, de la verdure, les animaux de basse-cour qui vous réveillent le matin, le chant des oiseaux et la douce odeur des fleurs, l’air pur et le ciel limpide. Les fourmis et même les cigales ont trouvé là leur bonheur, la végétation est luxuriante, le vert est la couleur dominante qui donne à la localité un charme particulier. Mais que font les habitants de cette magnifique campagne ? Ils n’en profitent pas, du moins, ils semblent ne pas avoir le cœur à en profiter. Ils ne l’entretiennent pas, ils ne la cultivent pas, ils ne s’y promènent même pas. La valorisation de la nature passe au dernier plan. Pas de jardins non plus, on préfère construire, mettre de la faïence, du ciment, n’importe quoi sauf de la verdure ; les plantes, on les ignore. Autre phénomène que connaît Berrouaghia, l’analphabétisme. Pas moins de 38% de la population sont analphabètes, dont plusieurs personnes âgées, mais des jeunes aussi. Un centre a été créé mais a fermé ses portes très vite, car les gens ont honte d’afficher leur ignorance. Ils préfèrent parler d’argent, de récoltes, de tout et de rien, mais surtout pas d’instruction ou de culture.

Ce n’est certainement pas une priorité. Il y a le sport, le football, Berrouaghia a un club qui n’est pas mauvais, mais l’APC n’a pas d’argent pour le financer. Les conséquences sont visibles, les joueurs n’arrivent pas à évoluer. A part ce club, aucune autre activité sportive n’existe dans la ville. A Berrouaghia, on meurt doucement. A mesure que les minutes s’égrènent, on sent le temps passer lourdement, alors la lassitude et la monotonie deviennent une seconde nature. C’est la ville oubliée, la ville fantôme. On passe par là, mais on évite de s’y arrêter, on évite d’en parler, c’est Bagdad café ! Pourtant, elle est là, la ville des Asphodèles, elle existe et elle a tant à nous donner.