Merzak Bagtache : le chahid miraculé

Merzak Bagtache : le chahid miraculé

Parce qu’il est un des écrivains algériens contemporains majeurs, Merzac Bagtache est devenu, à son corps défendant, du fait des crimes terroristes perpétrés au cours de l’odieuse décennie noire, « un symbole vivant, une sorte de miracle, voire un démenti à l’arrogance de la haine » ainsi que l’a si bien qualifié son ami l’écrivain Améziane Ferhani.

C’était le 31 Juillet 1993, alors qu’il était dans le quartier d’Alger qui l’a vu naître, un groupe de sept jeunes gens lui donna l’assaut. Dans la mêlée, un de ses assaillants lui tira, à bout portant, une balle qui lui traversa la nuque et sortit en haut de sa joue droite. Ces criminels étaient venus lui ôter la vie, mais le destin en décida autrement.

Dès qu’il ouvrit les yeux, il demanda au médecin traitant de lui apporter un livre à lire et lorsque celui-ci raconta ce fait à la regrettée mère de Merzac Bagtache, celle-ci s’exclama : « Il est donc vivant et n’a pas perdu la raison !… ».

Une fois remis sur pied et rentré chez lui, un commissaire de police vint lui dire : « Désormais, vous allez avoir deux gardes du corps ». Sa mère, quant à elle, lui donna à choisir : « Tu pardonnes ou tu portes une arme pour te défendre ! ». Il choisit alors, mu par sa foi et sa vaste culture humaniste puisée dans le Saint Coran, les dires et les sentences du Prophète et les œuvres des grands auteurs de la littérature arabe et universelle, de pardonner à ceux qui ont attenté à sa vie.

Depuis, l’homme et l’écrivain Merzac Bagtache a pleinement renoué avec sa vocation. A soixante-dix ans, depuis le 13 Juin passé, il totalise autant d’années de presse et d’écritures littéraires, en arabe, en français et même en anglais, que l’Algérie d’années d’indépendance. Il compte, au rang le plus élevé, dans la sphère de la créativité littéraire, à la fois, comme romancier, nouvelliste, journaliste, traducteur et scénariste. Sous chacun de ces titres, il jouit auprès de ses pairs d’un grand respect et d’une haute considération pour ses qualités humaines et son œuvre qui a atteint une proportion qualitative et quantitative considérable.

En effet, il a publié quinze romans ; deux autres sont sous presse. Il a traduit et publié en arabe six ouvrages d’auteurs divers et traduit en français plusieurs de ses propres œuvres romanesques. Il a produit plusieurs recueils de chroniques et d’articles de presse. Il est également l’auteur de cinq feuilletons télévisuels et de nombreuses pièces de théâtre radiophoniques.

La plupart de ses œuvres littéraires ont fait l’objet d’études, de mémoires et de thèses de graduation et de post-graduation dans diverses universités du pays et du Moyen orient.

Il a été récipiendaire d’au moins cinq prix nationaux, à savoir le Prix Réda Houhou de la Nouvelle en 1969, le Prix national du Roman en 1987, le Prix Abdelhamid Benhaddouga en 2002, le Fennec d’or du Meilleur Feuilleton télévisuel en 2007 et la Médaille du Serviteur de la Langue arabe en 2013.

Par ailleurs, il a souvent été élu ou choisi pour faire partie, entre autres, du Conseil supérieur de l’information, du Conseil consultatif national, du Conseil supérieur de la langue arabe, ainsi que du Conseil supérieur de l’éducation.

Avec tout cet impressionnant palmarès, Merzac Bagtache n’est ni académicien, ni membre du conseil de la nation, ni décoré d’une médaille de l’Ordre du mérite national; il fait partie du commun des algériens, la totalité de son œuvre n’a même pas pu rapporter l’équivalent de ce rapporte une médaille d’or aux jeux olympiques.

Dans notre Etat républicain, nos gouvernants ne s’accommodent pas de l’excellence intellectuelle si bien que l’Académie algérienne de langue arabe, la seule qui existe juridiquement, ne compte jusqu’à présent aucun membre. Faut-il rappeler que Merzac Bagtache devait y siéger au mois d’Août 1998 ?

Notre élite intellectuelle et culturelle est réduite à l’insignifiance sociale et médiatique; ses mérites ne sont souvent récompensés que par hasard ou inadvertance. Nous avons un Ordre du mérite national, mais ses grades et dignités ne sont décernés qu’à des étrangers, des morts ou à des sportifs ; ceux qui honorent le pays autrement qu’en participant à des compétitions sportives internationales ne comptent pas.

Les autorités en place, depuis l’indépendance, ne se décident pas encore à placer la reconnaissance du mérite au cœur des valeurs de la république. Le mérite, qui est le résultat de l’effort individuel, n’est pas encore reconnu, dans la pratique, en tant que critère clivant de légitimation de l’appartenance à l’élite du pays. Invisible, il continue, sauf dans l’armée qui s’est dotée de nombreuses distinctions et médailles, à n’être ni défini, ni évalué, ni récompensé.

Les dignes serviteurs et artisans de notre culture nationale, toutes disciplines confondues, et tous ceux qui méritent de la patrie dans tous les domaines doivent-ils continuer à être totalement ignorés et laissés pour compte? Faut-il encore qu’ils en viennent à s’expatrier afin de poursuivre la production de leurs oeuvres artistiques et littéraires, dans l’espoir de se faire reconnaitre à l’étranger pour l’être après par les tenants des instances culturelles nationales et par nos gouvernants ? Comment s’expliquer le déni de talent et du mérite infligé à ceux qui parviennent aux cimes de l’excellence ? En un mot, l’Algérie qui crée, qui brille au firmament des arts et des lettres, qui entreprend, mériterait mieux que de demeurer ce qu’elle était condamnée à être sous la domination coloniale.