Miloud Chennoufi, docteur en sciences politiques : «La situation politique dans le pays exige du compromis»

Miloud Chennoufi, docteur en sciences politiques : «La situation politique dans le pays exige du compromis»

Miloud Chennoufi est docteur en sciences politiques de l’Université de Montréal (Canada). Il est professeur en relations internationales au Collège des Forces canadiennes, et professeur invité à l’Université York de Toronto, où il enseigne la diplomatie et la négociation en situation de conflit. Il est l’auteur de «Grandes puissances et islamisme». Il a exercé le métier de journaliste en Algérie durant les années 1990. Il revient ici, pour les lecteurs de Reporters, sur la crise politique en Algérie et les soubresauts qui la sous-tendent. En observateur avisé de la scène algérienne, il donne des lectures aiguisées et suscite des inclinaisons de réflexions.

Propos recueillis par Moumene Belghoul 
Reporters : L’Algérie vit une crise politique inédite, le blocage perdure, le pouvoir insiste à organiser une élection présidentielle le 4 juillet prochain, alors que les Algériens veulent le départ des « B » comme préalable à toute discussion. Comment sortir de cette impasse ? 
Miloud Chennoufi : Par le compromis. On peut, à titre d’exemple, maintenir le principe d’une élection présidentielle dans des délais proches raisonnables, ce qui correspond à ce que semble vouloir l’Armée, tout en confiant l’autorité de l’organisation et de la surveillance des élections à une instance indépendante négociée qui ne relève pas du gouvernement, ce qui correspondrait au souci de transparence qui anime l’opposition. Ceci n’est qu’un exemple que j’ai avancé très rapidement, et uniquement dans le but de montrer que si c’est le compromis qu’on cherche on parviendra toujours à en trouver un. Le problème est qu’on ne peut pas aboutir à quelque compromis si les uns et les autres n’affichent aucune volonté correspondante. Or, à l’heure actuelle, les uns veulent reproduire le système en sacrifiant une partie du personnel qui l’a incarné dans le passé (je parle notamment des arrestations de personnalités associées à la présidence Bouteflika) dans l’espoir de gagner une faveur populaire suffisante à essouffler le mouvement de la rue. Les autres, les différentes figurent qui accompagnent le mouvement populaire, estiment que la radicalité du changement exigé par la rue justifie que l’Armée leur remette les clés du pouvoir exécutif sans aucune autre forme de délégation électorale. Autrement dit, deux visions totalement irréalistes. Je dirais même irrationnelles parce qu’elles ne reposent pas sur une interprétation de la réalité complexe dans laquelle se trouve le pays, une situation qui justement exige un sens du compromis, mais sur une évaluation erronée de leurs forces respectives qui leur fait croire qu’ils peuvent obtenir le pouvoir absolu tout de suite. C’est très dangereux. Un mot maintenant sur les «B». Non seulement leurs jours au sommet de l’État sont comptés, mais ils n’ont strictement aucun pouvoir en dehors de l’exécution d’une politique qu’ils n’ont pas participé à tracer, ce n’est un secret pour personne. Le centre de pouvoir le plus significatif à l’heure actuelle c’est l’état-major. Sauf à vouloir une confrontation désastreuse avec l’état-major, ce qui va inéluctablement diviser la population et ouvrir le pays sur l’inconnu, il faut trouver un compromis. 

Comment peut-on considérer la mise à l’arrêt de personnalités de poids, à l’image du général Mohamed Mediene et le frère de l’ex-président Saïd Bouteflika ?
Le pouvoir politique a toujours reposé en Algérie sur un équilibre dynamique entre trois pôles d’autorité (la présidence, l’état-major et les services de renseignement). Je dis dynamique parce que cet équilibre est en constante interaction avec les données émanant du réel selon le contexte du moment. De ce fait, le système ne tolère pas la notion d’homme fort, à l’exception de la période Boumediene, et encore. Que le système se retourne contre deux hommes qui, hier encore, exerçaient un pouvoir démesuré, n’a rien de surprenant si le contexte exige qu’ils soient sacrifiés pour sauver le système. Cela s’est produit à maintes reprises dans le passé. Souvenez-vous du sort des Chadli, Zeroual, Lamari, Abdelaziz Bouteflika (deux fois dans sa carrière), et Mediène lui-même sous l’instigation de Saïd Bouteflika, etc. pour ne citer que les cas spectaculaires. Et pour revenir aux noms que vous évoquiez dans votre question, auxquels on pourrait ajouter ceux des autres personnes arrêtées depuis la démission de Bouteflika, il faut insister sur le fait que ces arrestations ne sont pas motivées par le souci de voir la justice triompher. Ce sont des actes d’abord et avant tout politiques qui visent à gagner la faveur du mouvement populaire et, par le fait même, œuvrer à maintenir le système sous une nouvelle forme. Pourquoi une telle direction plutôt qu’une autre ? Tout simplement parce que l’état-major croit agir sur la base d’une évaluation supposément juste du pouls de la contestation populaire. Une mise en œuvre, en quelque sorte, du dégagisme qui paraît (selon une certaine lecture des évènements) le seul dénominateur commun aux manifestants. C’est fait aussi dans l’esprit selon lequel la rue ne franchira pas le pas de s’opposer frontalement à l’Armée. Il se peut cependant que ce calcul s’avère totalement erroné et se retourne contre l’état-major ou contre Gaïd-Salah lui-même. Il n’en demeure pas moins que tant et aussi longtemps qu’aucune vision empreinte de clarté, de sagesse et de sens pratique n’émane pas du mouvement populaire, il y aura toujours une marge de manœuvre à la disposition de ceux qui cherchent à reproduire le système. 

Comment en l’état actuel peut-on envisager une sortie de crise sans risque et une transition sereine vers un nouveau système politique ?
D’abord par le compromis et concomitamment par l’esprit de compromis, comme j’ai tenté de le dire. Mais aussi, pour reprendre une idée que je viens juste d’évoquer, par l’émergence d’une vision claire, sage et pratique au sein même du mouvement populaire. Une vision qui soit le dénominateur commun de toutes les sensibilités qui traversent de fait le mouvement populaire. Donc une vision qui se situe au-dessus des idéologies et qui soit fondée sur la conviction que la pluralité idéologique, linguistique de l’Algérie, la pluralité des modes de vie des Algériens n’est pas une sorte d’état transitoire qui attend d’être liquidée en faveur d’une uniformisation conforme à tel ou tel projet idéologique. Et c’est précisément cette vision, à condition qu’elle soit partagée par une masse critique de la population, qui ne laissera pas d’autre choix à l’état-major que celui d’un compromis particulier, celui d’accompagner l’évolution du pays vers un État de droit. Mais si cette vision tarde à émerger, c’est malheureusement parce que les différentes sensibilités idéologiques avancent masquées dans les rangs mêmes des manifestants. Elles ne veulent pas se dévoiler parce que le maintien du mouvement populaire dans l’intransigeance d’une revendication radicale (yetnahaw gaâ) leur fait espérer que le système s’effondre ou que l’Armée leur remette le pouvoir et se range sous leur autorité. Donc, dans leurs esprits, nul besoin de compromis. Je ne crois cependant pas que ceux qui espèrent voir un tel scénario se produire auront gain de cause. Ce n’est même pas souhaitable, car c’est un vœu qui repose sur la confrontation avec l’Armée, plutôt que mettre à profit le pragmatisme dont l’Armée a déjà fait preuve en se retournant contre Bouteflika. Mais supposons un instant que je me trompe. Eh bien, même dans ce cas, la crise ne sera pas surmontée pour autant. Elle éclatera de nouveau sous la forme hideuse de l’affrontement idéologique, justement à cause de l’absence d’une vision se situant au-dessus des idéologies. Les Tunisiens et les Égyptiens sont passés par là et dans les deux cas, il y a eu des dégâts. C’est pourquoi je crois nécessaire de prêter attention au fait que les différentes sensibilités de l’opposition convergent vers un seul point, celui du rejet de ce qu’elles ne veulent pas, et divergent sur ce qu’elles souhaiteraient que l’Algérie soit. Chacun a dans sa tête une idée de ce que l’Algérie devrait être et cette conception inclut systématiquement l’exclusion de ceux et celles qui ne sont pas d’accord. C’est le propre de l’esprit politique qui ne parvient pas à dépasser le stade de l’ancrage idéologique.

L’Armée, devenue, de fait, l’interlocuteur direct des manifestants, peut-elle être garante d’une réelle transition vers un Etat démocratique ?
D’abord, si l’Armée est réellement devenue l’interlocuteur direct des manifestations, et je crois sincèrement que c’est bel et bien le cas, il n’y a en toute rigueur aucune raison de s’obstiner sur le départ des «B» dont le pouvoir est par le fait même réduit à l’insignifiance. Concernant le fond de votre question, je ne crois pas que le rôle de garant d’une transition démocratique soit celui de l’Armée, parce que cela lui donnerait un rôle qui ne correspond pas nécessairement aux exigences démocratiques. Du point de vue normatif, nous pouvons dire ceci : sous un régime démocratique, l’Armée est soumise à l’autorité d’un gouvernement civil librement élu. Autrement dit, la séparation du politique et du militaire est une exigence démocratique de première importance. Mais rappelez-vous, nous parlons ici d’un point de vue normatif. Et c’est précisément celui que partage une bonne partie de l’opposition. Le problème est comment y parvenir ? L’opposition nous dit en des termes à peine voilés que l’Armée doit abdiquer sous la pression populaire, et que cette abdication doit se manifester par leur intronisation au pouvoir sans élections. Autrement dit, non seulement l’Armée dans ce raisonnement ne doit pas jouer le rôle de garant de la transition (jusque-là je suis d’accord), elle ne doit même pas jouer le rôle de partenaire. Or, cela ne correspond pas du tout à la réalité des rapports de forces politiques dans le pays et certainement pas au poids de l’Armée dans l’édifice étatique algérien. Il ne reste qu’une seule alternative, l’effondrement de l’institution militaire, ce qui est totalement irresponsable d’espérer. Il n’y a donc qu’un seul choix : que l’Armée soit partenaire (pas garante) dans le processus qui aboutira à la séparation souhaitée du militaire et du politique. De multiples exemples historiques en attestent, de l’Espagne à la Corée du Sud. Mais pour que l’Armée fasse sienne une telle idée, il est nécessaire que lui parviennent certains signaux de la part de l’opposition. Ces signaux concernent deux autres formes de séparations qui, avec la séparation du militaire et du politique, représentent la réalité moléculaire intimement intriquée de la réforme politique orientée vers un système démocratique dans le cas spécifique de l’Algérie. La première porte sur la séparation du politique et du religieux. Cela ne signifie absolument pas l’exclusion des islamistes, mais leur évolution doctrinaire vers une conception du politique qui ne les laissent pas croire que gagner les élections signifient instrumentaliser l’État à des fins d’exclusion et d’oppression de leurs opposants au nom de l’appartenance religieuse. C’est tout à fait possible, mais cela ne s’est pas encore produit. De toutes les sensibilités politiques, les islamistes sont ceux qui maintiennent fermement leurs visages masqués. Et ils sont confortés dans cette stratégie par les personnalités non-islamistes qui leur servent de faire-valoir. Ces personnalités ne semblent pas comprendre que la mainmise des militaires n’est pas plus attentatoire à l’État de droit que le totalitarisme théocratique. Enfin, la nécessaire séparation des revendications identitaires et linguistique amazighs, tout-à-fait légitimes, des velléités séparatistes et des réflexes d’exclusion par la négation des autres appartenances identitaires des Algériens que sont l’arabité et l’Islam. 

Le mouvement de contestation populaire, le Hirak, que personne n’avait prévu exigeant le changement du système, est devenu un acteur inévitable de la crise. Comment croyez-vous que cette contestation devrait évoluer ? 
Il est important de noter à chaque fois le caractère extraordinaire et absolument remarquable de ce mouvement, et de relever qu’il puise sa force dans son caractère non-violent.

Cette non-violence, on le sait depuis le printemps arabe, n’est pas seulement un choix moral admirable en soi, mais c’est aussi un choix stratégique d’une efficacité redoutable. C’est précisément la non-violence qui a permis à ce mouvement de littéralement changer le cours de l’histoire immédiate de l’Algérie. Mais quitte à répéter un lieu commun, la source du principal danger qui le guette c’est l’absence d’organisation. Les partis traditionnels, y compris ceux qui se sont le moins compromis avec le pouvoir, et ont de ce fait gardé un minimum d’acceptabilité auprès de certaines franges de l’opinion populaire, tentent de le récupérer en renchérissant sur la facture radicale du slogan Yetnahaw Gaâ. Je le répète, ils veulent que le pouvoir leur soit remis, alors que ce ne sont pas eux qui ont lancé le mouvement populaire. C’est de la récupération politique pure et simple. D’un autre côté, il est impossible d’imaginer que, si le mouvement s’organisait loin de l’opposition traditionnelle, une seule sensibilité soit capable de représenter tout le monde. La société algérienne est fondamentalement plurielle pour que cela soit possible. Je suis convaincu que c’est la peur de la non-représentativité absolue qui paralyse l’action de ceux et celles qui souhaiteraient bien que le mouvement s’organise. Mais cette peur peut très bien être surmontée si les uns et les autres parvenaient à élever leur conscience politique à un niveau favorable à une vision qui, en se situant au-dessus des idéologies et en imposant la contrainte des trois séparations que j’ai évoquées, permettra l’organisation plurielle de la mobilisation populaire, tout en maintenant le cap vers une évolution sereine et ordonnée du pays. Malheureusement, le mieux qu’on a entendu jusqu’à présent ce sont des noms de personnalités avancés comme de possibles sauveurs. On va même jusqu’à parler de «personnalités consensuelles». Paradoxalement, cela correspond jusqu’à s’y méprendre à la culture politique qui a imposé à l’Algérie les quatre mandats de Bouteflika. Or, cette culture, il est nécessaire de la transcender dans l’acceptation d’une vision fondée sur la pluralité fondamentale de l’Algérie.

Peut-on dire que l’Algérie a définitivement basculé dans une nouvelle ère politique et que l’Algérie d’avant le 22 février a vécue ? 
L’Algérie n’est plus la même depuis le 22 février. C’est incontestable. Politiquement, elle est différente à plus d’un égard. J’insisterai sur un seul point : depuis trois décennies, les calculs politiques du pouvoir comme de l’opposition étaient basés sur deux prémisses : d’une part, la léthargie et le cynisme de la population; d’autre part, la violence susceptible d’éclater à la moindre contestation du statu quo. Le mouvement populaire a fait voler en éclats ces deux prémisses. C’est un exploit qui témoigne d’une revendication légitime et d’une volonté admirable des citoyen(ne)s de participer à la gestion de l’État. Non plus comme les récipiendaires de ce qu’un pouvoir tutélaire veut bien leur accorder, mais en tant qu’acteurs à part entière. Cela se confirme dans le rejet des mesures judiciaires de ces dernières semaines qui renvoie à la croyance que les citoyen(ne)s peuvent être calmé(e)s par la vengeance, alors qu’en réalité ils (elles) exigent de la justice. Mais comme j’ai tenté de l’illustrer de plusieurs manières, cet élan extraordinaire n’a pas encore engendré une vision d’avenir. Pour ce faire, il n’est pas permis de faire l’économie de la réflexion. Car l’action politique sans réflexion, c’est-à-dire l’action qui se contente des réflexes politiques innés chez l’être humain, permet effectivement une contestation de grande ampleur. Mais sans la réflexion, la contestation aboutira inéluctablement à reproduire sous un nouveau jour cela même qu’elle cherchait à contester.