L’historien Mohamed Harbi ne croit pas que les opinions algérienne et française sont dans la guerre des mémoires. Les crispations entre les deux pays sont dominées selon lui par les «jeux politiques des Etats».
Une analyse qui risque de déplaire, ici comme là-bas. Le rôle des historiens est «d’établir la vérité historique», a estimé l’historien algérien Mohamed Harbi, dans un entretien publié par le journal Le Monde.
A une question sur la difficulté de réconcilier entre les mémoires algérienne et française, Mohamed Harbi considère que rien ne peut se construire sur l’oubli et qu’il revient aux historiens de «dépouiller les relations entre les deux pays des interprétations nationalistes chauvines et ne pas craindre la vérité, si cruelle fût-elle».
Sur cette crispation permanente autour de l’histoire, Mohamed Harbi pointe du doigt des «jeux politiques propres à chaque Etat». On est, a-t-il dit, «dans le registre émotionnel, on rejoue la guerre». Pour lui, les acteurs politiques qui ne veulent pas que la vérité historique s’ouvre un chemin ont un «poids démesuré dans les institutions par rapport à celui qu’ils ont dans l’opinion».
En clair, les crispations et affrontements mémoriels sont moins le fait des sociétés que des appareils politiques. Ce constat s’applique, selon Harbi, autant à l’Algérie qu’à la France.
Il note que les historiens ne sont pas ceux qui occupent le devant de la scène en Algérie et qu’ils sont interdits «par divers procédés» d’accéder aux archives.
«Les Algériens se passionnent pour le rapatriement de leurs archives qui sont encore en France et à quelques voix près, on omet de dire que les archives disponibles en Algérie sont sous scellés», a-t-il indiqué. Selon lui, «l’histoire est sous surveillance» depuis l’indépendance du pays alors que les historiens sont contraints à l’autocensure et accusés «cyniquement de lâcheté comme l’a fait récemment l’ancien président du HCE (Haut Comité d’Etat), le colonel Ali Kafi».
L’historien reproche aux pouvoirs successifs en Algérie de croire qu’ils peuvent «consolider le lien social en occultant nos déchirements passés et présents et en taisant nos errances et nos crimes, ce qui permet à nos adversaires de les mettre sur le même pied que ceux de la colonisation».
KOUCHNER SE TROMPE
Pour Mohamed Harbi, la loi du 23 février 2005 n’explique pas à elle seule que le «dégel» des relations entre l’Algérie et la France entamé avec l’arrivée de Bouteflika au pouvoir se soit arrêté « brusquement en chemin. Je dois dire que ses ouvertures n’étaient pas toujours appréciées par la nomenclature.
Certes la loi de février 2005, en France, a bloqué le dégel mais on se tromperait en laissant croire qu’elle est seule en cause». Du côté du pouvoir français, Mohamed Harbi estime que Bernard Kouchner «se trompe» en déclarant que les choses iraient mieux entre l’Algérie et la France après le départ de la génération de l’indépendance.
Outre que cette intervention «légitime les crispations», l’historien souligne que «si les jeunes ont un autre regard sur le passé que leurs aînés (…) cela ne va pas jusqu’à sacrifier la mémoire. La légende noire des Algériens dans la culture coloniale les en dissuaderait et cette légende noire est aujourd’hui portée à la connaissance de la jeunesse universitaire».
Mohamed Harbi note également que le réveil en France d’une «droite hostile à l’Algérie empêche ce pays de reconnaître ses responsabilités». Sans compter, selon lui, que l’institution militaire française reste un tabou « difficile à toucher».
Il cite à cet effet «la mise au placard du travail confié au professeur Charles Jauffret par le Service historique de l’armée de terre (SHAT)».
Il revient, selon Mohamed Harbi, aux historiens algériens et français de «ne pas céder aux exigences des nationalismes d’Etat et de coopérer entre eux. Leur travail en direction de l’opinion finira par prévaloir».
M.S.