Mouvement du 22 février : Une révolution qui appelle une refondation

Mouvement du 22 février : Une révolution qui appelle une refondation

L’immensité de l’enthousiasme qui inspire et anime le mouvement populaire ne laisse aucun doute sur la nature révolutionnaire de cette conjoncture et la réponse générale qu’elle appelle. En fait, il s’agit de réinitialiser le logiciel politique national et non de le mettre à jour. 

C’est une révolution. Rejet du système militaire qui a prévalu depuis 1962. Combat pacifique rompant avec une violence politique endémique. Résistance solidaire contre toutes les manœuvres et manipulations occultes qui ont tant de fois fait avorter des luttes démocratiques. Condamnations citoyennes instantanées d’abus commis au nom de dogmes tabous. Débats populaires libres dans les coins les plus reculés du pays. Fierté individuelle et espoir collectif en l’avenir inébranlables…Le paysage politique est transformé de fond en comble. Et, jusque là, pour le meilleur. Les historiens auront à dire.

Les élites sont doublement interpellées. Elles ont à comprendre la profondeur de l’aspiration du peuple et sont sollicitées pour explorer, sans calculs ni autocensure, les perspectives nécessairement nouvelles qu’ouvre cette période de magie politico-sociale inespérée. Cela suppose une grande humilité, une disponibilité permanente et autant, sinon plus, d’inventivité. Les conséquences pratiques de ce vaste chantier sont importantes et immédiates.
L’immensité de l’enthousiasme qui inspire et anime le mouvement populaire ne laisse aucun doute sur la nature révolutionnaire de cette conjoncture et la réponse générale qu’elle appelle. 

En fait, il s’agit de réinitialiser le logiciel politique national et non de le mettre à jour. Tout commence aujourd’hui. Et ceci vaut aussi bien pour les dimensions conceptuelles que les propositions factuelles.
L’horizon s’éclaircit. Les approches opportunistes qui spéculent encore sur les possibilités d’alignement derrière ce que l’on croit être une tendance émergente à l’occasion de renversements claniques doivent cesser après trois mois de mobilisation citoyenne exemplaire. L’avenir démocratique est clairement en dehors de la gangue populiste. Les fouilles des greniers du système ne fourniront ni outil ni méthode politiques à même de satisfaire un tant soit peu l’irrépressible volonté de changement. Autant composer au plus vite avec une réalité que décrit le peuple avec une résolution simple et ferme. “Système dégage”, “yetnehaw Ga3” ( ils seront tous éjectés) ou “annelhu, anneddu alama yeghli udabu” (nous marcherons, nous accompagnerons jusqu’à la chute du système ) ne sont pas seulement des slogans exprimant une fureur trop longtemps contenue ; ce sont les énoncés d’un postulat qui doit conditionner toute solution alternative. Ainsi entendus, ces appels se lisent comme des vaccins politiques contre les demi-mesures par lesquelles des nostalgiques des temps bannis peuvent tenter une infiltration dans un mouvement qui, au fond, leur fait peur parce qu’ils ne désespèrent pas de sauver le système. 

Comme toute révolution annonçant un bouleversement politique, culturel et sociétal, celle du 22 février peut susciter des appréhensions auprès de personnes ayant vécu coupées des rugueux quotidiens endurés par des populations privées de voix et de visibilité. Il est du rôle des élites qui ont saisi l’origine et l’amplitude de la houle qui secoue soudainement une société sclérosée de faire de la pédagogie, on serait tenté de dire des prêches, tant la cause relève aussi du spirituel, pour expliquer que la refondation n’est pas synonyme d’aventure mais de résurrection. Ces postures conservatrices qui ont droit à l’écoute doivent cependant savoir que nul ne peut congeler l’Histoire pour des intérêts catégoriels acquis sous des pouvoirs illégitimes.
Mais, comme toute révolution, celle du 22 février génère derrière elle des tentations contre-révolutionnaires. Celles-ci peuvent prendre la forme d’actes répressifs, pour l’instant dissuadés par le nombre et la détermination des manifestants, ou, plus sournoisement, d’accompagnements toxiques du mouvement.

On assiste à des irruptions de sources politiciennes qui assurent vouloir sincèrement contribuer à la sortie de crise. Ces interventions parlent de changement “de régimes” et non “de système” ; ce qui limite les responsabilités devant l’impasse actuelle aux prédations commises par le chef de l’État déchu et à son entourage. Nul ne pense à dédouaner ce clan de son sombre bilan. Mais ignorer que c’est la confiscation de l’indépendance qui a constitué le lit de ces dérives s’assimile à une volonté de dissimuler les causes profondes du drame national et, au final, d’en égarer la recherche de solutions idoines. Ces acteurs insistent à aller d’abord à une élection présidentielle pour laisser, ensuite, au futur chef d’État le soin de conduire la phase transitoire. Cette opération capitale pour notre destin serait faite avec l’attelage constitutionnel actuel qui octroie au chef de l’exécutif des pouvoirs quasi monarchiques. Deux risques évidents apparaissent dans cette démarche.

Par inclination personnelle d’abus de pouvoir, le futur élu pourra user de cette aubaine pour rétablir un règne oligarchique. Les cercles occultes, qui ne disparaîtront pas du jour au lendemain, peuvent activer ces prérogatives exorbitantes pour faire pression sur le futur président en vue d’avoir la main sur une gestion autoritaire et hors de contrôle. Dans tous les cas de figure, la présidentielle, organisée dans ces conditions, conduira inévitablement à un détournement voire un reniement de la Révolution avec les conséquences délétères que peut engendrer un tel dépit dans le pays et sur toute la région nord-africaine. Comme dans tout processus révolutionnaire, il y a un agenda et des priorités. Au risque d’être redondant, il faut rappeler les évidences. La logique du combat actuel veut que la constitution garantisse avant toute chose un régime équilibré adossé aux grands principes démocratiques qui doivent fonder la cité de demain. 

Il est des leçons que l’Histoire ne pardonne pas d’ignorer. Avant de démissionner de son poste de président de l’Assemblée nationale en 1963, le vertueux Ferhat Abbas supplia an vain ses pairs parlementaires de prendre le temps nécessaire à la définition de préalables démocratiques et républicains devant être inscrits dans le préambule de la constitution. Des aventuriers, dont les petits héritiers tentent aujourd’hui de reproduire les manœuvres, ont décidé de “prostituer”(*) la constitution dans un cinéma. On connaît la suite. 

S. S.
(*) C’est le terme qu’utilisa Ferhat Abbas. 
Le 19 mai 2019-05-17