À 30 ans, le raï donne rendez-vous au Zénith de Paris, en janvier prochain, avec ses stars, passées et nouvelles. L’occasion de retrouver un peu du souffle des années 1990 et plus.
Attablés devant un brunch au fond du MacDonald de Ménilmontant, Farid & Oussama n’ont pas une dégaine de stars. Quand Michel Levy, producteur de leur premier album A toz sorti l’été dernier et initiateur des 30 ans du raï, leur rappelle leur succès, ils affichent un sourire en coin. Mi-fier mi-dubitatif. C’est qu’à 19 ans, ils sont entrés dans le raï par hasard. Ou presque. « Bien sûr, on connaissait les anciens. Khaled, Cheb Mami, Cheb Hasni… Mais on ne les écoutait pas spécialement. Et surtout, on n’avait jamais chanté. Jamais rien composé. Nous, on vient de l’humour. On faisait des sketches qu’on postait sur YouTube, et notre ami chanteur Aymane Serhani nous a demandé de faire un titre avec lui. Alors on l’a fait », explique Farid, l’air de vouloir dissiper tout malentendu. Alors A toz , raï ou pas raï ? Pour Michel Levy, la réponse va de soi ; Farid & Oussama font partie de la cinquantaine d’artistes invités aux 30 ans du raï le 29 janvier 2016 au Zénith.
Après l’âge d’or, le raï’n’B
Le raï de A toz a pourtant peu à voir avec celui des pionniers du raï en France : Cheb Khaled, Cheb Mami, Chaba Fadela et Chaba Zahouania, pour ne citer que les plus connus. Dans leur chant de fête, un air de pop. De R’n’B précisément. « C’est la fusion qui marche, depuis la compilation Raï’n’B Fever sortie en 2004 », affirme Amine Chennouf, 22 ans, qui s’est fait connaître dans les années 2010 sous le nom de DJ d’Or. Reconverti à présent dans la production musicale auprès de Michel Levy, le jeune homme dit cela avec une pointe de nostalgie. L’âge d’or du raï est loin. Après un grand succès débuté le 23 janvier 1986 avec un grand concert à la MC93 à Bobigny, il s’est dissous dans les années 2000, laissant derrière lui de nombreux artistes en mal de reconnaissance. Mais qui continuent de faire vivre l’esprit de cette musique populaire née à Oran dans les années 1990.
Car le raï’n’B relève bien de l’esprit raï. « Ce genre musical a toujours été ouvert à d’autres sonorités. Au jazz, à la chanson française, tunisienne, égyptienne, à la pop… », affirme Cheb Tarik, qui après un album hommage au grand Cheb Hasni (1968-1994) a connu un beau succès avec Reggae raï, reprise du célèbre « Reggae Night » de Jimmy Cliff. Pour ce raï man de la deuxième génération – celle qui suit Khaled –, « s’il y a parmi les jeunes moins de recherche et d’inventivité qu’à notre époque, je ne doute pas qu’il soit possible de relancer le mouvement. Il faut simplement que les artistes en aient les moyens. Or, aujourd’hui, ils en manquent cruellement ». Le raï’n’B vit donc sur les cendres de l’âge d’or du raï. Sur les souvenirs d’un Barbès où disquaires et producteurs travaillaient sans relâche. Où les cassettes se vendaient par milliers, et un nouveau cheb par mois était érigé au rang de star. Avant, la plupart du temps, de tomber dans l’oubli. « Tout n’était pas idéal, mais le raï était aimé. Aussi bien par les immigrés que par les Français ».
Raï de fête ou de révolte ?
Cette mixité du public raï n’est plus qu’un lointain souvenir. Presque un mythe, pour ceux qui ne l’ont pas connu en personne. Qui n’ont fait qu’entendre parler du 23 janvier 1986 et de ses suites. De ses utopies de vivre-ensemble. Invités des 30 ans du raï avec une cinquantaine d’autres artistes, Youness, Aymane Serhani, ou encore Myma Mendhy font partie de ces nostalgiques d’une époque qu’ils n’ont pas connue. Qu’ils aimeraient faire revivre. « Aujourd’hui plus que jamais, la France a besoin du raï. Cette musique a su plaire à tous hier, il n’y a pas de raison qu’elle ne plaise pas aujourd’hui. Hélas, tout comme ils s’acharnent sur l’islam, les médias boycottent le raï », déplore par exemple Aymane Serhani.
Dans Lila Hadi (2014) qui l’a fait connaître, pas plus que dans les chansons qu’il a composées par la suite, le jeune artiste ne dit pourtant pas un mot de ces critiques. « Si critique il y a dans ma musique, elle passe par la fête. Le politique aux politiques et aux médias, le raï aux musiciens. » Comme la plupart des raï man de sa génération, Aymane parle fête et amour. Des thèmes récurrents dans le raï, depuis ses origines. Son originalité, il la fonde alors sur sa manière de dire ces choses rebattues. En mêlant français et arabe. Et en inventant des mélodies inédites. En cela, sa musique – et plus largement le raï de la nouvelle génération – semble ne s’inspirer que d’une partie de celui d’hier. Lequel, selon Franck Tenaille dans son livre consacré au raï[1], « renvoie à une large palette de référents – ceux de la mythologie quotidienne et de l’idéologie, ceux de l’espace collectif et de la sphère du privé –, autant qu’aux signes de l’échange entre dominants et dominés, Nord et Sud ».
Raï 2.0 contre raï tradi
Youness, lui, admet sans difficulté s’adapter « à ce qui marche ». « Je me mets à la place de celui qui va écouter mon album. Comme à la radio, il faut que chaque titre crée la surprise avec des rythmes et des sonorités différentes. » Autrement dit, il revendique un raï de divertissement. Il a d’ailleurs essentiellement construit sa réputation de jeune talent montant du raï grâce à la télévision. Par sa victoire en 2003 à Casting Star, la Star Academy marocaine avec la reprise d’une chanson de Cheb Mami, puis par son passage à l’émission The Voice en 2014. « Il est très difficile aujourd’hui de se faire connaître en tant que jeune chanteur de raï. Les rares plateaux télé où on peut être invité sont des occasions uniques de toucher un public plus large que celui qui vient nous écouter dans les chichas. » Surtout fréquentés par de jeunes Français issus de l’immigration, ces lieux qui fleurissent partout sur le territoire sont aujourd’hui, avec certaines boîtes de nuit, les seules scènes auxquelles peuvent avoir accès les musiciens raï de la nouvelle génération.
Même les grands noms de la seconde génération peinent aujourd’hui à vivre de leur raï. Sans son studio et les grands concerts qu’il donne en Algérie, Cheb Tarik confesse qu’il ne pourrait s’en sortir. Il tient malgré tout à continuer à travailler selon ses méthodes de toujours. À prendre le temps de créer – il prépare en ce moment un album, qui sortira après quatre ans de silence – et à enregistrer en studio, et non grâce aux boîtes à rythmes qu’utilisent la plupart des jeunes. S’il se sert de Facebook comme outil de communication, il est aussi beaucoup moins « branché » que Youness, Aymane Serhani et leurs contemporains.
Pour ces derniers, les réseaux sociaux sont des outils indispensables. Des scènes virtuelles, à alimenter chaque jour par toutes sortes d’images et de vidéos. Par leurs chansons aussi bien sûr, qu’ils tentent de produire de le plus régulièrement possible. « Tant qu’on a pas remporté un franc succès – une chanson à 50 ou 60 millions de vues sur YouTube, il faut être très présent. On a vite fait de se faire oublier… », dit Aymane Serhani. Avec Les 30 ans du raï, Michel Levy espère mettre fin à cette précarité. Recréer un intérêt pour le raï, qui permettrait aux artistes de poursuivre plus sereinement leur modernisation du raï. Et pourquoi pas de lui inventer de nouvelles voies.