El Hassar Salim*
Le Maghreb est à la fois espace géographique et toile de fond à des relations anciennes d’échanges d’où le fort engagement existant visant le projet d’un grand Maghreb. Dans cet Occident musulman, des liens lointains et étroits se sont tissés entre les habitants au-delà des frontières qui n’ont jamais réellement existé. Le Maghreb de l’histoire, de l’art et de la culture est alors histoire, tradition et culture est d’un héritage riche et sublime porteur de valeurs à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui la maghrébinité. Le Maghreb fut durant des siècles au cœur d’une activité intense de l’esprit et des arts et comme plus que jamais il a besoin aujourd’hui, dans les temps modernes, de renouer avec son passé et tous ses repères de son contexte créatif lié à son identité historique et culturelle. Sa culture millénariste, sa pensée avec son esprit critique, ses lieux de mémoire offrent encore un champ très vaste d’étude. C’est la réappropriation du passé et de tous les éléments de sa culture qui donneront au Maghreb les moyens de se réaliser et de s’affirmer encore en tant qu’entité historique, culturelle et économique.
Avec le passé du Maghreb, il y a aujourd’hui comme une sorte de rupture, d’inhibition. Son passé brillant et la culture furent au centre d’une pensée humaniste profonde. Ce sont les valeurs de cette culture originale qui ont modelé son esprit maghrébin. Certes, les Maghrébins ont toujours pris pour apogée de leur civilisation les périodes durant lesquelles la culture de l’esprit et du raffinement a atteint un sommet en Andalousie.
Les grands poètes maghrébins méritent notre hommage
Au plan de l’art, le Maghreb ou Occident musulman, a été un terrain très propice à 1’expression de sensibilités créatives. Dans 1’univers culturel maghrébin, 1’art musical a, en effet, occupé une place privilégiée. La science, 1’art, la musique ont été les points de convergence des rapports culturels communautaires qui y étaient tissés durant des siècles, dans la région. Le Maghreb a été durant le moyen âge arabe une terre de brassage où les frontières n’ont jamais existé entre les hommes de lettres, de sciences et de l’art dont la vie n’a point résisté à une quelconque barrière. Ils parlaient d’eux comme étant des Maghrébins. C’était la même chose pour les artistes.
L’art musical andalou fournit 1’exemple le plus frappant de cet héritage culturel et artistique qui fut non seulement partagé et protégé mais également enrichi d’éléments substantiels combinant textes et rythmes spécifiques du pur génie des terroirs locaux exclusifs dont l’omniprésence pendant des siècles de la musique dite andalouse dans la vie des vieilles cités maghrébines. Il consacre les mérites des poètes-musiciens, à travers la variété de genres de créativité locale ou régionale de poètes aux écritures à priori divergentes mais d’une richesse si variée introduite dans la chanson en autant de catégories artistiques de création littéraire et musicale entremêlés et que Abderrahmane Ibn Khaldoun qualifie de métiers d’art du mode de vie ancestral dans les cités avec chacune son profil de goût compatible avec leurs vieilles traditions. Ces métiers incitent aujourd’hui de plus en plus à un travail à la fois chronologique, d’analyse et de présentation. En marge de la musique dite andalouse, ces genres d’inventivité littéraire et artistique sont relativement indépendants. L’élan esthétique religieux, moral et philosophique est exprimé par ailleurs aussi dans des genres à valeur spirituelle ’Sama’a » et cela, à des fins d’enseignement ou de célébration. Ce Maghreb a créé sa propre culture islamique, celle-ci imprégnée de la pensée religieuse portée par des savants aussi prestigieux que Ibn Hazm (994-1064), Ibn Rochd (1126-1198), Abi Madyan Choaib (1127-1198), Mahiedine Ibn Arabi (1165-1240), Al-Abili, savant rationaliste maître préféré de Abderrahmane Ibn Khaldoun (1332-1406) Benyoussef Sanoussi (1424-1485) et d’autres et qui fait aujourd’hui grise mine sous le prisme du courant salafiste oriental relayé en Algérie par les Oulémas. Dans cette musique, la thématique religieuse est aussi très forte. Les poètes en fin de vie ont pour la plupart fait appel à la spiritualité.
L’école de musique dite andalouse s’est en effet accommodée merveilleusement à tous ces créneaux d’un modèle poétique et musical à part issu de traditions spécifiques qui ont fleuri dans son écrin. L’épanouissement du « Tarab al-Gharnati » ou « Gharnata » en hommage à Grenade telle l’appellation qui y est consacrée fait référence aux liens historiques profonds tissés entre les deux vieilles capitales héritières pendant et après l’effondrement du royaume nasride et l’exode massif vers la cité des Zianides d’une grande partie de ses illustres familles les ’Ibn Soltan » note Ahmed al-Maqqari dans son ’Nefh tib » (analectes). Les liens historiques profonds entre Grenade et Tlemcen sont attestés dans son ouvrage de morale politique intitulé ’Wassitatou al-suluk fi siyasati al-muluk’ (Chapelet des perles ou le meilleur comportement politique des rois) laissé par le roi zianide, élevé à l’Alhambra, Abu Hammou Moussa II (1359 1389), à son fils et héritier présomptif Abu Tachfin II (1389-1393) lui recommandant aide et assistance militaire aux rois nasrides de Grenade contre les rois de Castille. Une bonne partie des descendants de la famille royale zianide ont trouvé refuge à Grenade lors des révoltes de palais dont le Méchouar fut le théâtre. De grands noms de savants s’honoraient de leur double ascendance grenadine et tlemcenienne dont l’illustre grand maître ’Cheikh al-akbar » de la pensée soufie Mahieddine Ibn Arabi (1165-1240), le poète et homme politique ’Dou al-wizaratin » Lissaneddine Ibn Khatib (1313-1374), les poètes al-Quaïssi al-andaloussi (XIVe s.), Abi Djamaa Talalissi (XVe s.), le grand poète tlemcenien Ibn Khamis (1252-1308) mort assassiné à Grenade Ce n’est du tout par hasard si la plus grande et plus riche encyclopédie historico-littéraire sur al andalous ’Nefh tib min ghusn al andalous ratib wa dikri waziriha Lissane eddine ibn Khatib » est l’œuvre de l’historien et chroniqueur tlemcenien Ahmed al-Maqqari (1578-1632)
La bibliothèque poético-musicale de son riche corpus constituée de centaines d’œuvres est pour l’historien, le linguiste moderne et critique un champ précieux pour revisiter aussi les classiques d’Ibn Sahl al-andaloussi, Lissan eddin Ibn El Khatib, Ibn Zomrok entre autres grands versificateurs andalous dont les amateurs d’art andalou apprécient leurs œuvres respectives : ’Djadaka el ghaytou ida el ghaytou hama », ’hal dara dabyou lhima’ et ’La zala dahrek sa’id’.
La musique grenadine s’est en effet repliée à Tlemcen où elle n’a fait que retrouver sa moitié toutes les deux étant considérées comme que sœurs jumelles déchue et érigée au même moment quatre siècles avant en tant que capitale après l’effritement de l’empire almohade, au XII e siècle. Néanmoins cette musique très ancienne est là présente depuis des siècles au Maghreb avant la chute de Grenade où elle a continué, depuis sa naissance, à être enrichie durablement d’œuvres d’auteurs locaux et cela, jusqu’au XX e siècle. En tant que mosaïque, cette musique comporte des pièces de différentes catégories de l’arabe médiéval de ce qu’on peut appeler les ’Belles lettres » (Qaçida, Mouwaschah) et aussi, des pièces d’un genre intermédiaire mi savant, mi populaire de ce qu’il convient d’appeler la culture médiane de proximité, le zadjal, et qui a donné une coloration spécifique à l’art inventé par Zyrieb. Cet art, sa musique raffinée, sa poésie était estampillée du lyrisme des grands poètes andalouse du moyen âge arabe : le poète et vizir Ibn Khafadja (1058-1177), Ibn Zeïdoun (1003-1071), l’auteur connu pour ses zadjals et sa langue familière, Ibn Gusman (1078-1160), Mukaddam Ibn Mu’afa (XIe siècle), Suchtari (XII e s.), Ibn Amar (XIe s.), Lissan eddine Ibn Khatib (1313-1374), Abou Madyan Choaib (1126-1197) Cet art était à l’origine réservé à la minorité arabe omeyyade des cours de Cordoue et de Séville et aux élites venus d’Orient et à leurs clients arabes les mawalis, à l’intérieur de leurs palais. Elle a rassemblé dans son parcours, à nos jours, et depuis aussi, d’autres traditions. Les apports consécutifs ont constitué un moteur essentiel à l’évolution de cette musique à textes traduisant les habitudes, les comportements qui ont façonné, au fur et à mesure, les goûts de sa société de l’art, de la lecture et de l’éducation.
Cette musique est entrée en interaction avec la littérature du pays dès le XII e siècle avec l’apport des œuvres des grands poètes zianides à la ’sana’a » et qui ont fait leur entrée dans l’écrin des compositions de la nouba sur plusieurs mouvements avec aussi sa palette variée de poésies. L’on y recense dans le nouvel élan de recherche que nous avons entamé, associant écriture et auteurs, une grande partie de morceaux d’extraction locale dont la mémoire peine aujourd’hui à garder la mémoire de leurs auteurs soit un héritage quasiment le même à Alger et Constantine affichant des styles d’exécution légèrement différents, allant de la période du XII au XIV e et même après, jusqu’au XIX e siècle, voir entre autres : Mohamed ibn al-Khamis (1252-1369) : »Mali al ghamam » (m’ceddar rasd), « Al farâj qârib » (Mcedar maya) du roi-poète zianide Abou Hammou Moussa II, Al Qaïssi et-tighri tilimsani, XIV e siècle, ’Mali ala al-chawqi mouîn »(inçiraf sika); ibn al-Benna tilimsani, XVe siècle »Layali es-sourour » (m’çedar maya), ’amla kou’ous al-khilaa » (m’ceddar ghrib)… Leurs contemporains jusqu’au XXe siècle : Saîd al-Mandassi (1583-1677) : ’Ana ouchqati fi soultan » (Mcedar Mezmoum), ’Ya man sakan sadri » (m’ceddar mezmoum), ’Ya houmiyatou Loum » ; M’barek Bouletbag (m. en 1768) ’Alqî oudnak » (inçiraf raml al-maya); Mohamed Ben M’saîb (m. en 1768) : ’Fah al wardou oua soussan » (inçiraf rasd el-dil, dil, mazmoum), ’Zad al-houbou wadjdi » (inçiraf h’sin, maya); Ahmed Bentriqui dit ’Benzengli’ (né en 1650) : ’Aliftou al-bouka » (Insraf Maya, Raml Achya), ’Hark dhana Mouhdjati » (B’taihi raml al achiya, insraf ghrib), ’Al djamal fettan » (m’ceddar h’sin, rasd el-dil); Boumédiène Bensahla (XVIIIe siècle) : ’Rît al -qamar qâd ghas »(b’taîhi raml al maya, inçiraf zidane), ’Natfaradj maâk » (darj rasd, inçiraf sika et h’sin), Mohamed Bendebbah tilimsani(XVIIIe siècle) »Er-rabii aqbal ya insân ou koum tara (inçiraf raml al-maya, inqilâb moual, b’taïhi raml al-maya) ; Ahmed Ben Antar (XVIIIe siècle) »Ya habibi aalâch djafit » (inçiraf ghrib et djarka), Ibn Nachit (XVIIe siècle) : ’Açabani mard al-hawa » ; Mohamed Touati (XVIIIe siècle) : ’Ya aâchiqin nar al-mahiba’ (inçiraf raml al-achiya et maya) Son répertoire revisitent aussi les classiques de Sidi Abou Madyan (1126-1197) entrés dans le champ d’expression de la ’Sana’a-gharnata » avec sa variété de styles dont la ’sana’a » à Alger, le ’Malouf ’ à Constantine où l’influence turco-ottomane est plus sensible, des entités de styles qui partagent ensemble le même legs. Cette musique s’est, certes, nourrie longtemps de notre propre apport témoigne d’une ancienneté bien avant la chute de Grenade. Cet apport démontre que ce patrimoine n’est pas resté figé depuis Ziryeb Ibn Nafif (IXe s.). »En quittant les lieux des palais des rois omeyyades en Andalousie cette musique allait être associée aux goûts de couches plus larges de la population entamant sa maghrébinisation’ ce que prône le philosophe, musicien et poète Ibn Badja (Avempace) (1070-1138). La présence de poésies d’auteurs locaux entrés dans son corpus montre bien que l’ancienne capitale des zianides a adopté très tôt cette musique, tout juste après la chute de Séville (1249) et de Cordoue (1236) et l’arrivée, selon les chroniqueurs, de 50.000 cordouans.
Au gré du temps et des mutations historiques liées notamment à la présence turco-ottomane des influences, l’oubli lui a également fait perdre une bonne partie de sa richesse sans compter les altérations dans les textes et dans les modules rythmiques spécifiques qu’une certaine ’modernité » a tenté même, plus près de nous encore, au XXe s., d’alléger sous l’influence du conservatoire. Les écoles qui s’y sont ensuite développées du fait des influences et des nouvelles généalogies de musiciens interprètes qui ont au fur et à mesure fini par imposer des modèles, des versions forçant les différents styles. En somme, l’art de la nouba n’exclue pas de mentionner par là, que cette musique dans son ’algorithme » d’écriture et d’exercice esthétique a connu à travers les âges des métamorphoses.
Les apports constants sont justifiés par l’introduction au fils de son existence dans son corpus des œuvres poétiques d’auteurs locaux d’où aussi l’apparition du mouvement dit ’khlass » (finale) intégré tardivement dans de la nouba. Le mouvement d’apport en textes d’auteurs contemporains de cet apport continue d’enrichissement de la nouba ne prit fin que vers la fin du XVIIIe siècle avec l’introduction de textes poétiques signés d’auteurs contemporains tels Mohamed Bendebbah, Daoudi Froui Ces derniers parmi leurs chansons du zadjal-beldi ou hawzi, nous citerons ’Koum tara darahim louz’ ou ’Ma bqali fi dounya mnchouf salouan » et ’Marhaben ahlen oua sahlen ». Du fait d’une histoire mal assimilée les auteurs dont l’inspiration a travaillé de l’intérieur cet art sont considérés, aujourd’hui, comme les grands oubliés de la littérature musicale andalouse. Les artistes de l’époque ancienne détestaient l’amnésie, en témoigne le manuscrit d’un musicien de Tlemcen vivant au début du XV e s découvert, le siècle passé, dans la bibliothèque du Vatican par le professeur américain Dwight Reynolds. Dans ce dernier les auteurs sont identifiés au bas de chacune de leurs œuvres poétiques chantées. La mémoire des textes est combien nécessaire pour la lecture du patrimoine de cette musique ancienne, voire son identité culturelle. Ce qu’il faut noter par ailleurs que, comparativement, les contenus poétiques des noubas recensées dans ce manuscrit du XVe s sont, pour plus de la moitié, ignorés dans le corpus établi en 1863 d’Ibn Dhurra tilimsani, découvert en 1987 à Alger par le professeur Kamel Mahieddine Malti et qui, a servi, entre autres sources, au recueil publié par nos soins, en 2011, intitulé ’Mouwaschate oua azdjal – De Grenade à Tlemcen- paru aux éditions E.N.A.G, Alger.