Cet été 2016 marquera un tournant dans la tectonique moyen-orientale. Aux répliques violentes du chaos syrien auquel le monde s’est habitué, mais pas ceux qui en souffrent, voilà qu’un nouvel élément intervient: la «tentative de coup d’Etat». Longtemps on a cru que le coup d’Etat était nécessaire et que s’il n’avait pas eu lieu il aurait fallu l’inventer. Aux dernières nouvelles, la CIA serait impliquée, les Etats-Unis voyant d’un mauvais oeil le rapprochement russo- turc. Ce coup d’Etat a permis au président Erdogan de faire le ménage de tous ceux qui lui posent problème pour asseoir un pouvoir absolu. Ce qui est à peu près sûr est le fait que les purges opérées ont permis de laminer l’opposition et créer malgré tout les manifestations d’allégeance, un fossé profond au sein de la société turque. La position de la Turquie au Moyen-Orient est importante pour tout le monde. La Turquie est à la fois associée avec les Arabes du Golfe pour terrasser deux autres pays, la Syrie et l’Irak; elle est dans l’Otan et elle a repris ses relations avec Israël après l’épisode du Marmara.
Les Arabes: combien de divisions?
On aura tout dit de ces Arabes, ces mal aimés, traités de tous les noms démonétisant, confondant souvent religion musulmane et Arabes quand on sait que la majorité des Arabes sont musulmans, mais qu’ils ne représentent que 20% des musulmans du monde en majorité asiatiques. Ces Arabes sont aussi chrétiens ou athées. Les Arabes peuvent être syriens, égyptiens en grande partie, maghrébins en majorité. Ils peuvent être aussi israéliens. Les Arabes ne sont ni pires, ni meilleurs que les autres et les chantres des races supérieures postulat sur lequel sont assises toutes les colonisations passées et présentes reposent sur du vent.
Pierre Prier analysant le livre remarquable de l’historien Jean-Pierre Filiu: Les Arabes, leurs destins et le nôtre, Editions la Découverte 2015, rappelle que «le malheur actuel des Arabes ne doit rien à la fatalité et tout aux rapports complexes entre la volonté hégémonique de l’Occident et le long combat des peuples du Proche-Orient pour leur émancipation. Tout commença avec l’expédition napoléonienne, «événement- Janus, à la fois agression coloniale et entreprise culturelle» qui pose au Monde arabe le «double défi de la domination ottomane et de l’expansion occidentale». C’est alors que naît la Nahda, la renaissance arabe, Tout à la fois ouverture vers l’Occident, ses idées et sa technique, et recherche d’une synthèse entre «islamisme» et «nationalisme», (…) Son échec est largement dû à la mainmise de la France et du Royaume-Uni sur les terres de l’Empire ottoman après la guerre de 1914-1918. Une entreprise de type colonial sous couvert des «mandats» donnés à ces deux grandes puissances européennes, qui en ont profité pour tracer à grands traits les frontières actuelles explique Filiu.
Exit les Lumières arabes, (..) Appuyées par les puissances occidentales, qui remettent la main sur la région.«Les mêmes tyrannies, flétries au nom de la liberté sur le continent européen sont célébrées au nom de la ´´stabilité´´ dans le monde arabe» juge Filiu. Et quand ils ne servent plus, on les jette, parfois sans solution de remplacement. Résultat: le trou noir irakien et son impasse djihadiste.» (1)
Ce qu’il y a par contre de sûr est que l’Occident par ses ingérences continuelles passées et présentes fait tout pour saborder l’émergence d’élites dirigeantes capables de donner un destin à ces pays en errance. La faute des potentats arabes installés dans les temps morts et pour l’éternité ne sera pas expiée tant qu’il n’y a pas un réveil des peuples et tant que les ingérences occidentales durent, car après le canular des droits de l’homme, l’islamisme concocté dans les officines occidentales est le nouveau slogan de ces puissances pour continuer à terrasser toute velléité arabe de s’émanciper et partant à renouer avec le savoir. Le Monde arabe a perdu la bataille de la modernité perpétuant durablement sa sujétion.
La Turquie à la croisée des chemins
Voilà pour l’histoire. Où en sommes-nous actuellement avec les chaos irakien, syrien et même libyen qui va remplacer le chaos syrien dans la durée maintenant que le territoire syrien est dépecé, les peuples martyrisés et le vivre ensemble deux fois millénaire a volé en éclats. Dans cette région, la Turquie a un rôle fondamental. Il est loin le temps où la diplomatie turque faisait sien ce principe du «zéro problème avec les voisins». Il y a quelques années encore, Erdogan semblait tout-puissant. La Turquie affichait l’une des plus belles croissances économiques et revenait au-devant de la scène internationale tandis que l’AKP engrangeait de beaux scores aux élections. Depuis 2011, avec le bourbier syrien auquel elle participe avec ceux qui veulent à tout prix -sous la houlette de l’Empire américain et de ses vassaux anglais et français, sous-traité par l’Arabie saoudite-, par la force des choses la Turquie est devenue le théâtre d’attentats. La croissance économique s’est essoufflée alors que le chômage a augmenté. En juin 2015, après treize années de domination, l’AKP perd la majorité absolue aux élections législatives, mais en novembre elle reprend la majorité. Cependant, la politique erratique due à la dérive autoritaire d’Erdogan met la Turquie au milieu du gué.
Les conséquences du rapprochement russo-turc
On ne sait pas si finalement quel est le cap de la politique turque au vu de ce revirement à 180° qui fait que la Turquie a toujours un pied dans la coalition anti-Assad avec l’Arabie saoudite au nom de la coalition sunnite et son nouveau réalignement avec la Russie. Il y a encore trois mois c’était le froid sidéral après la destruction d’un avion russe par la chasse turque. Daesh continuait à prospérer en armes et en hommes et en argent par le commerce du pétrole par l’intermédiaire des ports turcs. Le revirement est-il dû à l’accusation contre les Etats-Unis-la CIA aurait aidé Fehthallah Gülen à renverser le pouvoir- car le moins qu’on puisse dire c’est une remise en cause totale de la place de la Turquie dans l’échiquier occidental, notamment dans l’Otan. On annonce une visite du vice-président Joe Biden pour le 25 août, elle aura eu lieu dix jours après une rencontre qualifiée d’historique entre la Turquie et la Russie à Moscou. Parmi les questions soulevées, le président Erdogan se serait engagé dans la bataille contre le dollar! Après l’Iran, la Russie, la Chine, la Turquie propose elle aussi à la Russie d’utiliser la livre et le rouble dans leurs échanges commerciaux. «Ce qui n’irait pas sans renforcer les deux monnaies face au billet vert».
«Si la nature a horreur du vide, écrit F. Engdhal, la géopolitique encore plus. Le vote par une majorité de citoyens de Grande-Bretagne, afin de quitter la construction dysfonctionnelle mal-nommée ´´Union européenne´´, correspond aux symptômes de quelque chose de bien plus profond en termes de glissement tectonique dans la géopolitique mondiale. C’est comme si un grand barrage se rompait, et que les flots transformaient l’espace du monde. Ce barrage, c’est l’invincibilité de Washington et des États-Unis en tant qu’unique superpuissance hégémonique mondiale, tentant aujourd’hui désespérément de retenir les flots du changement déferlant sur le monde. Or le vide, nouvellement créé par le déclin précipité de la puissance globale américaine, est en train d’engendrer l’apparition de réponses de par le monde: et l’un de ses aspects peut-être les plus surprenants, c’est la concorde nouvellement apparente entre Vladimir Poutine, ´´Bibi´´ Netanyahu et plus que tout autre: Recep Tayyip Erdogan. (…) À présent, la Russie, Israël et surtout entre tous les pays, la Turquie, ont ouvert des pourparlers triangulaires afin de forger une nouvelle coopération sur des problèmes aussi larges et stratégiques que les gazoducs vers l’Europe.
Ceci aurait pour conséquence de clore le soutien politique et militaire prodigué par la Turquie à l’EIIL, ainsi que la coopération et l’échange de renseignements entre ces trois acteurs, en vue de mettre un terme au conflit syrien.» (2)
«John Kerry poursuit l’auteur, s’est frénétiquement impliqué dans cette restauration des liens israélo-turcs. Le 26 juin, il appelait en effet Netanyahu à Rome afin de finaliser l’accord avec la Turquie qui venait d’être annoncé (…) Imaginons à présent l’horreur se dessiner sur le visage blême de John Kerry, quand il a appris qu’un autre développement était en train de se dévoiler entre la Turquie et Israël: Erdogan, semble-t-il sur demande instante israélienne, s’est vu demander des excuses publiques envers la Russie, concernant le bombardier russe abattu en novembre 2015, et a accepté de payer une compensation financière à l’État russe et à la famille du pilote assassiné. Erdogan l’a fait: il s’est publiquement excusé, (…) Les rapports font état de ce qu’Israël était derrière la mise en place de cette réconciliation: c’est là quelque chose qui ne faisait définitivement pas partie de l’agenda de Washington. (..) La Russie, Israël et la Turquie sont donc à présent en pourparlers afin de combiner leurs forces sur l’énorme marché du gaz de l’Union européenne: en fournissant à la fois le gaz israélien et le gaz russe à travers la Turquie, Erdogan réaliserait son rêve d’un carrefour gazier turc.
Si ces deux choses devaient se matérialiser (la participation russe via Gazprom dans le développement du gisement de gaz israélien Léviathan, impliquant l’exportation de gaz israélien par une coentreprise avec Gazprom vers les marchés de l’UE, combinée avec la réactivation du projet Turkish Stream entre la Turquie et Gazprom sous la mer Noire à travers la Turquie vers la frontière grecque), la Russie réaliserait ainsi un gain d’influence notable dans le Moyen-Orient, la plus instable région du monde simplement parce que ce fut la région des plus importantes réserves prouvées en pétrole et en gaz.» (2)
Il est difficile de surestimer l’importance de la rencontre de Vladimir Poutine avec Recep Tayyip Erdogan, à Saint-Pétersbourg. Cependant, la visite du président russe à Bakou et les entretiens avec les présidents azerbaïdjanais Ilham Aliyev, et iranien Hassan Rouhani, ainsi que leurs angles symboliques et pratiques, n’étaient pas moins, et même étaient beaucoup plus importants. (…) Avant la réunion, Rouhani a déclaré que la Russie et l’Iran peuvent jouer un rôle pour aider la Turquie dans la stabilisation interne et la lutte contre le terrorisme, y compris en Syrie. (…) L’Occident craint qu’Ankara ne change de cap et scrute avec beaucoup d’inquiétude les faits et gestes du président turc Recep Tayyip Erdogan. La Turquie est aussi un membre essentiel de l’Alliance atlantique et une interface stratégique entre l’Europe et le Monde arabe».(3)
««La Russie nous a accordé un soutien total et inconditionnel pendant la tentative de coup d’Etat. (…) Force est de reconnaître par ailleurs que, sur le plan économique, la Turquie est beaucoup plus liée à la Russie qu’aux Etats-Unis. Moscou et Ankara affichent plus de 35 milliards de dollars d’échanges et la volonté d’atteindre les 100 milliards d’ici à 2020. Pour ce qui est de l’Union européenne, embourbée dans les difficultés sécuritaires, la stagnation économique, la crise sans fin de l’euro et le Brexit, elle n’est plus un partenaire de poids pour la Turquie, ayant bien moins d’attraits que le Kremlin pour l’homme fort d’Ankara. Pour la Turquie, dont l’économie souffre énormément, un rapprochement avec Moscou est essentiel. Erdogan a besoin de bonnes nouvelles. Avec Poutine, il entend remettre en route le projet de gazoduc TurkStream à travers la mer Noire et hâter la construction par les Russes en Turquie d’une centrale nucléaire. Il espère aussi que les vacanciers russes viendront sur ses rivages remplacer les Européens qui les ont désertés.» (3)
De quoi sera fait l’avenir prévisible?
Un premier constat est que deux pays laïcs où la religion était du domaine privé, en l’occurrence la Syrie et l’Irak, sont en plein chaos. Pendant deux mille ans les communautés vivaient en bonnes intelligence et même les juifs purent vivre leurs religions sans accusation de déicides, de pogroms, sans massacres de masse comme ceux perpétrés par le IIIe Reich à leur encontre. Qu’il nous suffise de savoir que la clé du Saint Sépulcre est détenue par une famille musulmane depuis plus de huit siècles date à laquelle Salah Eddine Al Ayoubi soucieux de la paix entre les communautés chrétiennes les mit d’accord en désignant une famille musulmane comme arbitre… Les équilibres subtils entre les communautés religieuses nombreuses ont éclaté sous les coups de boutoir d’un Occident qui va jusqu’à créer un antéchrist en le monstre de laboratoire Daesh. Et on accuse ensuite les musulmans de vouloir chasser de leur terre les Arabes chrétiens.
La vieille Europe selon la juste expression de Donald Rumsfeld est au milieu du gué. Confrontée à une nouvelle situation due à un déroulement rapide des évènements, elle est paralysée du fait de son incapacité à parler d’une seule voix. Les attentats attribués à des lampistes islamistes achèvent de faire sauter le vernis des droits de l’homme où on formate dans des sondages adressés exclusivement aux citoyens de souche: «Acceptez vous une restriction temporaire de vos droits pour avoir plus de sécurité?» Comme un seul homme «ils répondent oui pensant naïvement que cela ne touche que l’allogène, l’émigré, l’arabe le musulman. Ils ne savent pas que c’est le premier pas de la mise au pas social».
L’Occident qui pensait dicter encore longtemps ses ordres n’a pas compris que le barycentre du monde lui a définitivement échappé. L’Occident a perdu son magistère moral dont on s’aperçoit avec le temps que c’était du vent. L’Occident en période d’abondance se permet le luxe d’être bon prince et de distribuer ça et là des leçons de démocratie qui, curieusement, s’appliquent de moins en moins chez lui avec toutes les méthodes que la morale réprouve, de contrôler les foules, de pister les ADN pour mater en définitive les faibles. Le Patriotic act version européenne est en place. Les citoyens lambda ont du mouron à se faire. Il reste à espérer la paix dans cette région du monde qui se fera s’il n’y a pas d’ingérence. Mais nous ne devons pas être naïfs. Tant qu’il restera une goutte de pétrole tout sera fait pour que le chaos s’installe, que le pétrole coule à un prix dérisoire et pour que les potentats et dirigeants arabes soient assurés de rester en place tant qu’ils obéissent à un empire, même sur le déclin. Les tensions actuelles contre la Russie, notamment en Crimée, ne sont que les répliques de ce changement de cap inattendu de la Turquie dont on ne mesure pas encore tout à fait les conséquences pour le reshaping du Moyen-Orient avec des Arabes plus que jamais spectateurs de leurs destins.
1.Pierre Prier: //orientxxi.info/lu-vu-entendu/deux-siecles-d-histoire-partagee,1075
2.//reseauinternational.net/russie-turquie-et-israel-un-nouvel-equilibre-des-puissances-au-moyen-orient/
3.https://fr.sputniknews.com/international/201608081027203940-poutine-erdogan-rencontre-occident-inquetude/