Nouvelle séquence dans le cours de la revendication nationale : Six hommes et la chambre noire

Nouvelle séquence dans le cours de la revendication nationale : Six hommes et la chambre noire

La photo des six chefs du FLN aura été l’un des premiers marqueurs visuels de l’insurrection algérienne. Aucune indication n’est venue, depuis, éclairer le choix des fondateurs du FLN de fixer par l’image leur regroupement au demeurant décisif pour le cours des évènements.

Il semble acquis que la photo ait été prise chez un photographe de l’avenue de la Marne en date du dimanche 24 octobre et tout semble indiquer que l’objectif était d’abord de fixer par l’image un moment qu’ils savaient exceptionnel, en ce sens qu’ils n’avaient plus, d’une part, la certitude de pouvoir se retrouver – même s’ils se sont formellement donné rendez vous en janvier 1955 à Alger – et d’autre part, ils savaient ne plus être totalement maîtres du mouvement au lendemain du déclenchement de l’insurrection.

Alors même qu’elle devait apparaître, par la suite, comme une photo augurale, fondatrice plus précisément, tout se passe en fait comme si le cliché sanctionnait une fin de cycle, un long travail d’élaboration, de mise en place, et à sa manière cette photo confirme, aux six hommes, face à la chambre noire de l’objectif, que ce temps est révolu et les inscrits désormais dans une tension inédite qui précède l’acte fondateur d’une résistance armée requise, projetée, fantasmée principalement au sein de l’Organisation spéciale.

Et cette résistance armée, ils viennent d’en décider, d’en fixer les termes, les territoires, les objectifs.

La question de l’incarnation du FLN

Les six avaient-ils, au moment où le photographe fixe leur pause, le sentiment qu’ils se projetaient aussi dans l’imaginaire de la guerre dont ils venaient d’arrêter les premières actions ? En d’autres termes, s’étaient-ils aussi assignés de donner figure à un FLN, pour un temps, réduit à un sigle et à des spéculations ?

Rien, en tout cas, ne permet de valider la thèse d’une posture délibérée d’incarnation du FLN que le cours de la guerre devait objectivement assigner à la photo.

Nous ne disposons, en tout cas pour ce travail, d’aucune information relative à la sortie de la photo sinon que la source de sa diffusion devait être dans la proximité des fondateurs. Il faut revenir aux lendemains du lancement de l’insurrection pour mesurer la charge informative et symbolique du cliché du 24 octobre.

Même si Jean Vaujour, directeur général de la Sûreté en Algérie, assure, dans ses Mémoires, être quasiment au fait des préparatifs de l’insurrection, les réactions officielles des autorités, comme la couverture de la presse d’Algérie et de France, signalent bien le choc de l’imprévu et le recours aux méthodes répressives accréditées.

Ainsi le MTLD – pourtant publiquement éclaté en deux entités politiques opposées depuis les tenues des congrès d’Hornu et de Belcourt – est dissous et ses cadres arrêtés sans distinction d’appartenance. La presse européenne désigne clairement le coupable, Messali Hadj, alors même que le vieux leader, résistant aux appels de ses proches – y compris de ceux qui contestaient sa volonté de contrôle exclusif du mouvement, des délégations multiples lui avaient été envoyées – de donner le signal du début de la lutte armée, et privilégiait désormais la démarche légaliste pour une Constituante algérienne.

Ce décalage dans la perception des origines de l’insurrection et de ses promoteurs atteste sans doute de la vigilance des fondateurs qui, par ailleurs, avaient pu évaluer, le 22 octobre, la pertinence des mesures de sécurité arrêtées.

L’avènement impromptu de la photo des «Six», qui devaient d’ailleurs être un temps identifié par ce chiffre, a aussitôt eu la vertu de recadrer le traitement politique et médiatique de l’insurrection, même si l’invention du «groupe des neuf» – les fondateurs auxquels se joignent les trois membres de la délégation extérieure du Caire, Aït Ahmed, Khider, Benbella, ouvre droit à la thèse récurrente de la main égyptienne.

En tout état de cause, la photo donne vie et corps au FLN, distinct du MTLD, marquant bien l’ouverture d’une nouvelle séquence dans le cours de la revendication nationale.

Certes, il convient de ne pas perdre de vue l’impact de la proclamation du 1er Novembre qui demeure au fondement de l’insurrection et au principe de la première communication du FLN.

Ce que dit la photo des Six

Le première observation est que la photo visualise le FLN, l’intègre dans le système d’information et sans doute dans l’imaginaire et, pour longtemps, dans celui des Algériens.

Prennent-ils la pose devant l’objectif et leur placement a-t-il un sens ? Il est quasiment impossible de répondre et il ne semble pas que l’épisode, au-delà de son inscription dans la logique de la guerre, ait fait l’objet de commentaires de la part des survivants.

On le saura par la suite – puisque le cliché sera abondamment commenté, diffusé, analysé – l’âge de chacun d’entre eux, natifs des années vingt, à l’exception de Boudiaf, leur origine géographique – quatre Estiens pour un Algérois et un Kabyle – majoritairement issus de l’Organisation spéciale.

Leur tenue retiendra nécessairement l’attention. Ils sont tous en costume-cravate. Les lectures de la photo s’accordent à mettre en exergue son côté banal, en somme sa conformité aux normes. Il s’agit bien d’un groupe sans originalité et au mieux de représentants d’une petite bourgeoisie indigène, soucieux de valider leur adhésion à un mode de vie et de fixer par l’image une forme d’intégration dans la société dominante.

Il faut, bien entendu, s’arrêter sur le costume et ce qu’il peut dire. N’oublions pas qu’il s’agit de clandestins – Krim tient même le maquis depuis 1947 – qui doivent leur survie à leur extrême vigilance et, notamment à leur capacité à se fondre dans les foules et à ne pas retenir le regard. De ce point de vue, le costume, qui n’est pas l’habit de référence des plus larges couches d’Algériens, tient lieu d’une manière d’uniforme du clandestin qui, s’il le distingue de ses coreligionnaires, le rapproche des normes de l’altérité européenne. En somme comme un poisson – algérien- dans une eau européenne qui peut voir une gratification de son mode de vie. Ainsi donc est-ce bien des clandestins qui fixent l’objectif du photographe.

Une incarnation en rupture

Quelle qu’ait été la raison qui avait conduit les «Six» à prendre ce cliché, et quand bien même ne pouvaient-ils pas en projeter l’usage qui en sera fait, ils allaient de fait proposer une première incarnation du FLN – d’autres s’y rajouteront au cours de la guerre – dont il est intéressant de relever qu’elle introduit une rupture dans l’iconographie nationaliste, dominée par la figure du zaim, sa célèbre gandoura blanche, sa chéchia rouge et sa canne.

Le décalage – qui prolonge les divergences politiques – entre la photo des Six et celles de Messali Hadj sanctionne un changement de socle dans la symbolique de l’enracinement.

Au choix de Messali pour un costume et un ensemble de signes consacrant l’enracinement algérien, répond l’affichage d’un socle urbain moderne des fondateurs du FLN. Ce déplacement est aussi représentatif du mouvement même de la société algérienne et plus singulièrement de l’ancrage de plus en plus urbain du nationalisme.

Différence enfin de générations, de trajectoires, plus ancrées à l’intérieur même de la société algérienne pour les Six, d’abord informée par le militantisme au sein de l’émigration pour Messali Hadj.

A. M