Les négociations sur le nucléaire iranien sont entrées dans une phase cruciale. Au terme de l’accord intérimaire conclu le 24 novembre 2013 à Genève entre l’Iran et les grandes puissances, rassemblées au sein du groupe dit « 5 + 1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne), les protagonistes se sont accordé un délai d’un an pour parvenir à un accord définitif. A l’approche de cette échéance, les négociateurs doivent se retrouver à Vienne, mardi 18 novembre, pour tenter d’arracher un accord avant le 24 novembre.
Le calendrier
Mais au vu des nombreux obstacles qui restent encore à surmonter, cela paraît incertain. « Il y a encore un fossé important, nous n’y parviendrons peut-être pas », a averti le président américain Barack Obama, le 9 novembre. Dans ce cas, les négociations pourraient être prolongées. John Kerry, le secrétaire d’Etat américain, a admis à demi-mot qu’une séance « de rattrapage » était envisageable, lors d’une conférence de presse à Paris, le 5 novembre. Cela serait « peut-être » concevable, a-t-il reconnu, à condition que les négociateurs ne soient qu’à « quelques centimètres » d’un accord final. Mais un report des pourparlers enverrait un mauvais signal et renforcerait le camp des adversaires d’un accord, tant en Iran qu’aux Etats-Unis.
En Iran, la crédibilité du président modéré, Hassan Rohani, repose largement sur sa capacité à conclure un accord sur le nucléaire qui se traduirait par un assouplissement des sanctions économiques dont le pays a grandement besoin. Aux Etats-Unis, la marge de manœuvre de Barack Obama risque d’être fortement réduite lorsque le nouveau Congrès, contrôlé par les républicains depuis l’élection du 4 novembre, prendra ses fonctions en janvier 2015.
Les centrifugeuses
C’est le mot-clé des négociations. Les centrifugeuses permettent d’enrichir l’uranium qui peut ensuite être utilisé pour alimenter une centrale civile ou servir à fabriquer une bombe atomique. Lors des premières négociations entre les Européens et les Iraniens, en 2003, l’Iran disposait de seulement 160 centrifugeuses. Aujourd’hui, la République islamique en possède près de 20 000, dont 9 000 sont en activité. Plus leur nombre est élevé, plus il est possible de réduire le « breakout », à savoir le temps nécessaire pour acquérir assez d’uranium enrichi pour l’élaboration d’une bombe.
D’où l’insistance des pays du « 5 + 1 » pour parvenir à une réduction significative du nombre de centrifugeuses. Laurent Fabius, le chef de la diplomatie française, a estimé, le 10 juin, que l’Iran ne peut revendiquer que « quelques centaines de centrifugeuses ». Quant au Guide suprême iranien, Ali Khamenei, il a jeté un froid, le 8 juillet, en affirmant que l’Iran avait besoin, à terme, de 190 000 centrifugeuses. Entre ces deux postures, les Etats-Unis fixeraient la barre autour de 4 000 à 6 000 centrifugeuses.
Par ailleurs, l’Iran veut installer, contre l’avis des Occidentaux, des centrifugeuses nouveau modèle, dites IR-2, pour réduire le temps nécessaire à l’enrichissement de l’uranium. Le modèle actuellement le plus utilisé, l’IR-1, est d’un rendement environ quarante fois inférieur aux centrifugeuses utilisées par le consortium européen Urenco, les fameux IR-2. L’Iran a fabriqué et installé plusieurs centaines de centrifugeuses de ce type, mais elles ne sont pas encore opérationnelles.
Le stock d’uranium
Même si les Iraniens et les Occidentaux divergent profondément sur le nombre de centrifugeuses dont disposerait Téhéran, Barack Obama a laissé entendre, le 5 novembre, qu’un accord avait été proposé aux Iraniens. « Nous leur avons présenté un cadre qui leur permettrait de répondre à leurs besoins pacifiques en matière d’énergie », a-t-il souligné. Des propos qui sont intervenus dans la foulée de fuites, non démenties, au New York Times, qui a exposé les grandes lignes du compromis envisagé.
L’Iran aurait accepté d’envoyer en Russie une partie de son stock d’uranium déjà enrichi, indispensable à la fabrication d’une arme atomique, où il serait transformé en barres de combustible, seulement utilisables pour l’unique centrale nucléaire civile iranienne, à Bouchehr. Un tel processus créerait une barrière technologique en rallongeant le temps nécessaire pour se doter d’une bombe, au cas où l’Iran souhaiterait récupérer ce combustible pour en faire un usage militaire.
Conséquence ou simple coïncidence ? Moscou a annoncé, mardi 11 novembre, la livraison, à terme, de deux nouveaux réacteurs à destination de la centrale de Bouchehr, équipée pour le moment d’une seule unité de 1 000 Mégawatts. Quatre réacteurs supplémentaires pourraient être construits sur le même site de Bouchehr, sur la côte du golfe Persique. Ce contrat serait une façon de récompenser la collaboration russe dans le retraitement de l’uranium enrichi iranien en assurant à Moscou une confortable rente pour des dizaines d’années. La Russie en tire aussi un avantage évident car ce dispositif la replace au cœur du jeu diplomatique, lui accordant un levier supplémentaire à un moment où les contentieux entre Moscou et l’Occident s’accumulent (Ukraine, Syrie).
Moscou aimerait que les réacteurs de Bouchehr fonctionnent avec du combustible russe, car cela augmenterait les bénéfices de l’opération pour Moscou. Téhéran, en revanche, voudrait que le premier réacteur au moins soit alimenté avec du combustible iranien pour justifier le développement de son programme d’enrichissement d’uranium. Si l’Iran conserve le nombre actuel de centrifugeuses, « il lui faudra à peu près huit ans pour disposer d’un stock d’uranium légèrement enrichi pour assurer l’approvisionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr pour un an », relève François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran. « Si les Américains et les Européens veulent préserver l’unité du 5 + 1, dit-il, il leur faudra être particulièrement attentifs au dilemme rencontré par les Russes dans leurs discussions bilatérales avec les Iraniens. »
En contrepartie du projet dévoilé par le New York Times, les Occidentaux accepteraient que l’Iran puisse conserver un plus grand nombre de centrifugeuses en cas de réduction de son stock d’uranium enrichi. Téhéran serait capable, selon les Occidentaux, de construire une bombe en trois mois. Si l’Iran transfère en Russie une partie de son stock d’uranium, il lui faudrait alors près d’un an pour acquérir une bombe, une durée jugée suffisamment longue pour ne pas passer inaperçue.
Le niveau d’enrichissement
Se focaliser uniquement sur le nombre de centrifugeuses serait une erreur, estime Kelsey Davenport, de l’ONG américaine Arms Control Association. « Il y a d’autres moyens qui peuvent rallonger le temps nécessaire à la production d’uranium de qualité militaire », souligne-t-elle. Ce délai peut être étendu si le stock d’uranium déjà enrichi est converti en poudre (dioxyde d’uranium, dit UO2) et placé sous strict contrôle international. Sous la forme de poudre, il n’est pas utilisable à des fins militaires. Cette mesure, dit-elle, « peut satisfaire les demandes des deux parties en permettant le développement d’un programme nucléaire civil, tout en garantissant à la communauté internationale que l’Iran ne peut pas se doter rapidement d’une arme nucléaire sans que cela se remarque ».
Pour fabriquer une bombe, il faut de l’uranium enrichi à 90 %. Un seuil rapidement atteignable dès lors que l’uranium a déjà été enrichi à 20 %. Après l’accord de Genève, l’Iran a accepté, fin janvier, de réduire son stock d’uranium enrichi à 20 %. Les Occidentaux veulent que l’enrichissement de l’uranium soit plafonné à 5 % et aimeraient réduire le stock déjà enrichi à 20 %. L’Iran dispose de 7,6 tonnes d’uranium enrichi à 5 %. Pour obtenir une bombe, il faut à peu près 1 tonne d’uranium légèrement enrichi. Les Occidentaux aimeraient ramener ce stock disponible au-dessous de ce seuil.
Fordow, Natanz, Arak
L’Iran dispose de deux sites d’enrichissement dont l’existence a été dissimulée. Celui de Natanz, le plus important, a été découvert en 2002. Celui de Fordow, construit sous terre dans une montagne près de la ville de Qom pour le protéger de bombardements, a été dévoilé en 2009. Les Occidentaux réclament la fermeture de Fordow, les Iraniens proposent de le convertir en centre de recherche médical.
A Arak, l’Iran poursuit la construction d’un réacteur de recherche à eau lourde. Les Iraniens auraient accepté de limiter la production à moins d’un kilo de plutonium par an, au lieu des dix kilos initialement envisagés, soit assez pour une ou deux bombes. Ils se disent également prêts à ne pas construire l’unité de retraitement, indispensable pour extraire du plutonium de qualité militaire.
Les sanctions
En cas d’accord final à Vienne, l’Iran réclame une levée rapide de toutes les sanctions économiques qui frappent durement le pays depuis l’adoption de la première résolution des Nations unies en 2006. Les Etats-Unis et l’Union européenne ont également adopté des sanctions distinctes. Selon des sources iraniennes, le coût des sanctions pour le pays depuis bientôt dix ans est énorme : il est de l’ordre de 480 milliards de dollars (385 milliards d’euros), soit l’équivalent d’un an de PIB de l’Iran.
Dans le cadre de l’accord intérimaire intervenu il y a un an, les Occidentaux ont procédé à une première levée partielle des sanctions le 20 janvier. Cette mesure était destinée à créer un climat de confiance pour faire avancer les négociations. Elle devait initialement ne durer que six mois mais a été prolongée, à la fin juillet, pour une période équivalente lorsqu’il n’a pas été possible de conclure un accord au début de l’été.
Depuis le début de l’année, les Occidentaux ne s’opposent plus à l’exportation du pétrole iranien (environ un million de barils par jour) et les navires transportant le brut peuvent à nouveau être assurés. Un enjeu crucial quand on sait que le budget de l’Etat iranien dépend en grande partie des recettes des hydrocarbures. Les bénéfices économiques d’une levée totale des sanctions pétrolières seraient considérables pour l’Iran, qui dispose des quatrièmes réserves mondiales de pétrole.
De plus, les restrictions sur les importations destinées à l’industrie automobile et à l’entretien du parc aéronautique civil, ainsi que sur certains produits pharmaceutiques et les échanges des métaux précieux, ont aussi été levées. Selon les estimations américaines, l’assouplissement des sanctions en 2014 a permis à l’Iran de récupérer 7 milliards de dollars (5 milliards d’euros), dont 4,2 de revenus actuellement gelés à l’étranger.
Les négociations en cours achoppent sur le rythme de levée des sanctions après la conclusion d’un accord. Téhéran réclame une levée immédiate et totale, ce qui n’est pas possible étant donné la complexité de l’écheveau tissé années après années. D’autant que les Occidentaux insistent sur une stratégie de donnant-donnant : pour eux, les sanctions seront levées au fur et à mesure de la bonne application d’un éventuel accord. Le principal obstacle se trouve aux Etats-Unis : le nouveau Congrès, dominé par les républicains, risque de s’opposer à la levée des sanctions votées par le passé. En revanche, Barack Obama peut annuler les « ordres exécutifs » qu’il a pris en tant que président et laisser le soin à son successeur de lever par la suite les sanctions adoptées par le Congrès, s’il s’avère que l’Iran respecte ses engagements pris dans le cadre d’un accord.
Pour les Iraniens, la question est d’autant plus cruciale que la baisse des cours du pétrole (autour de 80 dollars le baril) à l’initiative de l’Arabie saoudite, qui ne veut pas diminuer sa production pour soutenir les prix, grève sérieusement leurs finances. Le budget du pays est établi sur la base d’un baril supérieur à 120 dollars. Si la chute des cours devait se prolonger, Téhéran, dont les capacités d’exportation sont assez limitées par les sanctions, se trouverait rapidement dans une situation difficile, comme ce fut le cas entre 1986 et 1988, lors de la guerre contre l’Irak, quand la baisse des cours avait contraint Téhéran à accepter un armistice désavantageux. Riyad, de mèche avec Washington, a-t-il voulu rééditer cet épisode et faire pression sur Téhéran en pleines négociations pour obtenir un accord ? On ne peut pas l’exclure.
Les inspections
Un autre point de litige entre les Iraniens et les pays du 5 + 1 porte sur la durée d’un régime d’inspection renforcé des installations nucléaires. Pour s’assurer que l’Iran respecte ses engagements en cas d’accord, les Six plaident pour une mise sous tutelle des infrastructures iraniennes pendant une période longue, allant de dix à vingt ans. Ils demandent, en outre, à l’Iran de ratifier le protocole additionnel de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) qui permet des inspections plus intrusives. Ce protocole a été signé par l’Iran en 2003, mais n’a pas été ratifié par son Parlement. De son côté, l’Iran plaide pour un régime d’exception limité ne dépassant pas cinq ans.