Plusieurs sociétés privées spécialisées dans la transformation de lait sont impliquées dans des affaires de détournement des subventions accordées par l’Etat à travers les mécanismes de l’Office national interprofessionnel du lait (ONIL).
Grâce à des complicités dans l’administration, des responsables d’une laiterie située dans la wilaya de Boumerdès ont réussi à détourner plusieurs milliards de dinars.
Une grande partie de cette somme a été transférée illégalement vers l’étranger.
Tarek Hafid – Alger (Le Soir) – L’Office national interprofessionnel du lait est — sans jeu de mots aucun — une véritable vache à lait. Une catégorie «d’opérateurs» activant dans cette filière a réussi à détourner d’importantes sommes d’argent allouées par l’Etat afin de subventionner le lait, un des principaux aliments de base des Algériens. Créé le 8 juillet 1997, l’Office national interprofessionnel du lait a été placé sous la tutelle du ministère de l’Agriculture et du Développement rural. A l’époque, les pouvoirs publics tentaient de mettre en œuvre une politique de développement de la filière.
«En tant qu’instrument essentiel de l’Etat et agissant pour son compte, l’Office a pour mission d’organiser, d’approvisionner, de réguler et de stabiliser le marché national du lait et des produits laitiers.
A ce titre, il est chargé : de participer à la préparation de la réglementation relative à l’organisation et à la gestion de la filière lait et d’en assurer l’application ; de proposer l’ensemble des actions tendant à l’orientation, l’amélioration et au développement de la production, du stockage, de la commercialisation et de l’utilisation de lait et des produits laitiers et de veiller à sa mise en œuvre ; d’évaluer les disponibilités et les besoins nationaux en lait et en produits laitiers et de définir, en concertation avec les institutions et les organismes concernés, le programme national d’approvisionnement et de veiller à sa mise en œuvre sur la base de cahier des charges (…) de participer à la définition d’une politique nationale de stockage de lait et des produits laitiers et de veiller, en collaboration avec les organismes concernés, à sa mise en œuvre notamment par la gestion de réserves stratégiques (…) de proposer les mécanismes de détermination de prix de lait et des produits laitiers», stipule l’article 5 du décret exécutif n°97-247 portant création de cet office.
Mais à l’époque, le manque de moyens financiers et de vision stratégique ne permettra pas à l’Office d’accomplir pleinement ses missions. Inactif, l’ONIL sera rangé durant plusieurs années dans les placards de l’administration.
Crise
Mais en 2007, l’Algérie est confrontée à une grave crise du lait. Le prix de la poudre de lait, matière première utilisée par les unités de transformation, connaît une augmentation vertigineuse sur le marché international. Les transformateurs privés sont frappés de plein fouet par cette crise.
Ils crient à l’asphyxie financière et exigent un soutien urgent de l’Etat sans quoi, le consommateur ne pourra plus acheter le sachet de lait au prix de 25 dinars. Le dossier est traité au plus haut sommet de l’Etat.
L’ONIL est réactivé en urgence et est chargé de gérer un mécanisme de subventions. Le gouvernement Belkhadem ouvre grand les vannes du Trésor public : 10, 6 milliards de dinars sont immédiatement alloués aux opérateurs privés pour compenser le différentiel entre le prix du lait sorti d’usine et son prix administré. La Confédération des industriels et producteurs algériens (CIPA), organisation patronale qui représente la majorité des transformateurs de lait, applaudit la décision des pouvoirs publics.
Outre les subventions, l’ONIL se charge également d’importer des quantités de matière première qu’elle met à la disposition des transformateurs. Ces derniers bénéficient donc d’un double mécanisme de soutien. Cependant, ce système, trop «souple», présente d’énormes failles. Certains «opérateurs» ne tarderont pas à en profiter en s’appuyant, bien entendu, sur la complicité active de certains «cercles».
Détournement
Le cas le plus éloquent est sans nul doute celui d’une laiterie de la wilaya de Boumerdès. Arrivée dans la filière lait sur le tard, cette entreprise a réussi, pour la seule année 2007, à bénéficier d’une subvention de plus de 970 millions de dinars algériens.
«Cette somme représente l’équivalent d’une production de 60 millions de litres de lait. Cette entreprise s’est hissée en quelques mois parmi les premiers producteurs de lait en Algérie. Mais tous ces chiffres n’étaient, en fait, que virtuels. Les équipements de son unité n’étaient pas adaptés à une telle capacité de production», confie une source proche de l’ONIL qui a requis l’anonymat.
En 2008 et 2009, la laiterie se voit attribuer 18 872 tonnes de poudre de lait pour une subvention totale de près de 3 milliards de dinars (2 857 252 416 DA).
Selon notre source, une enquête interne a démontré que cet opérateur a mis en œuvre une organisation «complexe et efficace» pour opérer des détournements de matière première et de fonds alloués par l’Etat à la filière industrielle du lait.
Entreprises fictives
Pour revendre les grandes quantités de poudre de lait en surplus, les responsables de la laiterie de Boumerdès créent une entreprise fictive. Installée dans la banlieue- est d’Alger, cette structure faisait office de «grossiste en produits laitiers ».
Elle a permis d’écouler la matière première subventionnée sur le marché parallèle. Un de ses clients n’est autre qu’une seconde entreprise fictive spécialisée dans «la production industrielle de lait».
Fait étonnant, les responsables du secteur ne se rendent même pas compte que cette unité «industrielle » s’étend sur 45 m2 et quelle ne dispose d’aucun équipement de production ! Mieux, ses propriétaires n’ont jamais occupé les lieux.
Au-delà de l’aspect financier, l’objectif final de toute cette organisation «virtuelle» consiste à permettre le blanchiment des sommes détournées de l’ONIL. La revente de poudre de lait subventionnée a permis à la «grossisterie/ blanchisserie» de générer 1 598 193 936 dinars algériens.
Ces fonds ont été remis dans le circuit financier grâce à un compte ouvert auprès d’une banque publique dont l’agence est située à Hussein-Dey, Alger.
La seconde entité, «l’unité industrielle», a eu deux fonctions: générer de nouveaux fonds grâce au circuit de l’importation et permettre le transfert illicite d’une partie des avoirs vers l’étranger.
Transfert illicite
La technique utilisée était d’une simplicité enfantine. Les «gérants» de cette entreprise ont procédé à l’importation de grandes quantités de poudre de lait et de produits dérivés auprès d’une entreprise fictive (encore une) installée à Londres. Le «fournisseur» faisait en sorte de jouer sur les tarifs (majoration/minoration) pour augmenter au maximum le flux des transferts vers un compte ouvert à Genève. La laiterie de Boumerdès a usé du même subterfuge.
De 2007 à 2009, cette entreprise a importé divers produits (beurre, fromage, film d’emballage) pour 5.405 431 d’euros et 2.777 125 de dollars américains. L’achat d’équipements était également l’occasion de procéder à des transferts massifs d’argent «blanchi». Là aussi, le recours à la majoration des prix était systématique.
A titre d’exemple, un système de production d’eau glycolée a été acquis à 4 millions d’euros auprès du fournisseur londonien alors que son prix réel n’est que de 57 000 euros ! En l’espace de deux années, la laiterie de Boumerdès a importé l’équivalent de 9,2 millions d’euros de matériels surfacturés.
Il est important de préciser que toutes ces opérations ont été réalisées grâce aux avantages fiscaux accordés par l’ANDI.
Détournements de fonds, faux et usage de faux, transferts illicites… il est aujourd’hui évident qu’une telle organisation criminelle n’a pu être mise en place sans des complicités solides à tous les niveaux.
Le préjudice subi par le Trésor public est impossible à chiffrer. La justice, qui s’est saisie de ce scandale et d’une multitude d’autres affaires dans le secteur de l’industrie laitière, aura à déterminer les responsabilités.
Mais ce scandale remet, surtout, en cause le recours au système de subventions allouées par l’Etat.
Un système décrié aujourd’hui par la Confédération des industriels et producteurs algériens (CIPA). Les responsables de cette organisation patronale estiment que ce système n’a bénéficié qu’à quelques «privilégiés».
T. H.