Prison à vie en Turquie pour un ancien chef d’état-major

Prison à vie en Turquie pour un ancien chef d’état-major

Le général à la retraite Ilker Basbug, ancien chef d’état-major de l’armée turque, a été condamné lundi à la réclusion à perpétuité pour son implication dans le complot ultranationaliste Ergenekon destiné, selon le pouvoir issu de la mouvance islamiste, à renverser le gouvernement.

Un ancien commandant de la prestigieuse Première Armée, un ancien chef de la gendarmerie, le chef du Parti des travailleurs, Dogu Perincek, et le journaliste Tuncay Ozkan ont été condamnés à la même peine.

Les six juges du tribunal de Silivri ont aussi condamné trois élus de l’opposition, issus du Parti républicain du peuple (CHP), à des peines allant de 12 à 35 ans de prison. Des dizaines d’autres condamnations à la prison ont été prononcées ainsi que 21 acquittements pour un total de 275 accusés.

La lecture du verdict a été accueillie par les huées des avocats de la défense et par les responsables d’opposition et journalistes présents dans la salle d’audience. Cette bronca s’est transformée en applaudissements lorsque la moitié des avocats des accusés se sont retirés en guise de protestation.

« Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal », ont scandé des accusés et des avocats, en référence à Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne et grand défenseur de la laïcité.

« Maudit soit l’AKP », ont-ils ajouté contre le Parti de la Justice et du Développement (AKP) du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan.

Déployées en nombre, les forces de l’ordre ont bloqué les routes d’accès au tribunal et à la prison de Silivri, à l’ouest d’Istanbul. Arrivés par autocars, des centaines de partisans des accusés ont tenté d’atteindre le complexe carcéral par les champs mais ils en ont été empêchés par des policiers et des gendarmes en tenue anti-émeute tirant des grenades lacrymogènes.

« Le jour viendra où l’AKP devra payer », ont scandé des manifestants.

BASBUG CRITIQUE LE VERDICT

Symbole de la lutte contre les élites laïques engagée par Recep Tayyip Erdogan depuis son arrivée au pouvoir en 2002, l’enquête sur Ergenekon, qui a débuté en 2007, a ciblé non seulement la hiérarchie militaire mais aussi des responsables politiques, des universitaires et des journalistes.

Selon les procureurs, les accusés appartenaient à un réseau clandestin ultranationaliste impliqué dans des assassinats et des attentats à la bombe. Leur objectif, selon l’accusation, était de renverser le gouvernement en provoquant un coup d’Etat militaire.

Les opposants au gouvernement ont dénoncé des charges inventées de toutes pièces. « Ceci est le procès d’Erdogan, son théâtre », a déclaré à Reuters le député d’opposition Umut Oran, du CHP. « Au XXIe siècle, dans un pays qui aspire à devenir membre de l’Union européenne, ce procès à l’évidence politique n’a aucun fondement juridique. »

Recep Tayyip Erdogan s’est défendu de toute intervention dans la procédure judiciaire, tout en émettant des critiques contre la gestion de l’affaire par le parquet et contre la longueur de la détention préventive des accusés.

Ilker Basbug a critiqué le tribunal chargé de le juger après l’énoncé du verdict. « Si une société s’interroge sur l’indépendance des juges dans un pays, si elle nourrit des doutes sur la légalité des jugements, on ne peut prétendre qu’il y a une primauté du droit dans ce pays », a-t-il écrit sur son compte Twitter. « Ceux qui sont du côté de la vérité et de la vertu, autrement dit du côté de la justice, ont la conscience libre. C’est l’état dans lequel je suis. »

INQUIÉTUDE

L’armée, qui se veut garante de la laïcité de l’Etat, a commis trois coups d’Etat entre 1960 et 1980 avant de renverser en 1997 le premier gouvernement issu de la mouvance islamiste.

Fort de ses succès électoraux, Recep Tayyip Erdogan s’est employé depuis 2002 à soustraire le pouvoir civil issu des urnes à l’influence des généraux.

En septembre 2012, le tribunal de Silivri a emprisonné plus de 300 officiers de l’armée, dont trois anciens généraux condamnés à la prison à vie, jugés coupables d’avoir cherché à renverser le gouvernement de l’AKP dans le cadre d’un autre complot fomenté en 2003 et baptisé « Masse de forgeron » (Balyoz).

Le gouvernement a remanié samedi l’état-major des forces armées et a notamment poussé à la retraite le général de gendarmerie Bekir Kalyoncu, jugé critique envers le pouvoir.

Dans un premier temps, l’affaire Ergenekon a été largement perçue comme une lutte engagée contre ce que les Turcs qualifient d’ »Etat dans l’Etat », un réseau laïque aux ramifications mal définies qui tirerait les ficelles du pouvoir en secret. Le déroulement de la procédure et la multiplication des arrestations dans de nombreux milieux, y compris intellectuels, ont ensuite suscité l’inquiétude d’une partie de la population, mais aussi de l’Union européenne.

« Nous étions tous heureux quand cette affaire a débuté car nous pensions qu’il s’agissait d’un effort destiné à nettoyer l’Etat dans l’Etat. Mais on a vite compris qu’il s’agissait d’un effort destiné à nettoyer l’opposition politique », déclare Nedim Sener, journaliste d’investigation lui-même soupçonné de liens avec le complot Ergenekon et jugé dans une affaire connexe.