Professeur Bélaïd Abane, à l’expression: « Le problème est de savoir qui jugera qui! »

Professeur Bélaïd Abane, à l’expression: « Le problème est de savoir qui jugera qui! »

Par Kamel LAKHDAR-CHAOUCHE

L’Expression: Vous avez évoqué dans l’une de nos précédentes éditions le conflit frontal qui oppose le chef d’état-major au général Toufik et à Saïd Bouteflika chef de file de la «bande». Etes-vous surpris par l’arrestation du trio Saïd, Toufik et Tartag?
Bélaïd ABANE: Non pas du tout. C’est la suite logique de cette confrontation. On se demande même pourquoi elle a tardé à venir si les accusations graves de complot contre l’armée, le peuple avec la complicité d’une puissance étrangère, accusations proférées et réitérées par le général Gaïd Salah, sont fondées. Pourquoi, peut-on se demander, le chef d’état-major a tardé à réagir? Sans doute une question de rapports de force au sein de l’institution militaire et aussi la crainte d’une réaction violente qui mènerait le pays dans un cycle de violences sans fin. L’état-major a sans doute pesé tous les risques avant de passer à l’action. Au surplus, Gaïd Salah n’est pas un justicier tombé du ciel. Il fut le bras armé du système Bouteflika et a même subi l’ascendant arrogant de Saïd au nom de Abdelaziz.

On ne démolit pas aussi facilement un totem qu’on a si longtemps craint et respecté. Il faut rappeler que le général Gaïd Salah en bon vieux soldat discipliné, obéissait le doigt sur la couture du pantalon, à l’ancien chef d’Etat (et à Saïd) qui lui a offert une belle fin de carrière et l’opportunité de prendre sa revanche sur ses pairs, notamment le général Toufik, qui l’avaient voué à une retraite obligée sans panache et sans gloire. N’oublions pas également que, sans avoir cautionné expressément le 5e mandat et se défendant à chaque occasion de s’immiscer dans la politique, le chef d’état-major n’avait à aucun moment désavoué publiquement l’aventure du 5e mandat. Et les Bouteflika qui excellent dans l’art de la tactique manoeuvrière, avaient même tenté de lui mettre les deux mains dans le cambouis du 5e mandat, en répudiant Sellal et en désignant son gendre Abdelghani Zaâlène (selon notice Wikipedia) à la direction de campagne du candidat Bouteflika.

Quelle serait selon vous la réaction du mouvement populaire?
Concernant la neutralisation de Saïd dont la tête est réclamée depuis plusieurs vendredis, on se réjouira sans l’ombre d’un nuage. Notamment depuis les révélations de Khaled Nezzar, si on peut leur donner crédit dans ce climat de retournement de vestes où chacun cherche désespérément à sauver sa peau. L’ancien homme fort de la doctrine janviériste, avait en effet révélé que Saïd Bouteflika était prêt à instaurer l’état de siège au risque de mettre le feu au pays. C’est dire que les Bouteflika étaient prêts à détruire le pays pour garder le pouvoir. Je rappelle ici ce que j’ai dit dans vos colonnes il y a quelques jours: les Bouteflika doivent être jugés ici et maintenant pour que pareille turpitude ne se reproduise plus jamais dans notre pays. L’histoire se chargera du reste. Le seul véritable problème du moment est de savoir qui jugera qui! Quant aux deux anciens chefs des Services qu’on accuse pourtant d’être en grande partie à l’origine des malheurs qu’a vécus le pays, il est stupéfiant que le mouvement populaire ait polarisé ses revendications sur les potiches 3 B, sans avoir jamais évoqué leurs noms. Peut-être que les langues commenceront maintenant à se délier.

Gaïd Salah a-t-il la légitimité à agir en ordonnant l’arrestation de la «bande»?
Je ne parlerai pas de légitimité. La seule légitimité est celle de la souveraineté populaire. On n’y est malheureusement pas encore. Je parlerai de légalité. Qu’on le veuille ou non, le principe de réalité oblige à admettre que Gaïd Salah est le chef actuel d’une institution dont aucun Algérien ne remet en cause ni la légalité ni même la légitimité. Il faudra donc faire avec. C’est à ce titre que j’ai évoqué dans vos colonnes son rôle nécessaire en tant que facilitateur et accompagnateur du processus transitoire sous le contrôle vigilant du mouvement populaire. «Il faut que lui aussi s’en aille», clame-t-on dans certains milieux et dans les réseaux sociaux. On est bien d’accord, et de toute façon, la physiologie l’a déjà rattrapé lui aussi. Mais à chaque jour suffit sa peine, si on veut éviter la précipitation, l’anarchie et le chaos. En disant cela, le seul intérêt en vue est bien entendu celui du pays et de la cohésion nationale. Et rien d’autre.

Que devra-t-il faire maintenant?
Jusqu’ici Gaïd Salah était bridé par l’opposition des forces de l’ombre, survivances de l’ancien Etat profond dont il n’arrivait pas à mesurer le poids et la capacité de nuisance. La «peur des Services» même pour un général qui a assumé de nombreuses hautes fonctions dans la hiérarchie militaire, ne se dissipe pas du jour au lendemain. Gaïd Salah qui a pris soin de consolider les allégeances autour de sa personne et à soigner sa légitimité maquisarde au cours de ses nombreuses sorties, a brisé le tabou qui a sanctuarisé les Services et ses chefs. Libéré psychologiquement, il a maintenant les coudées franches pour choisir la meilleure solution pour l’avenir du pays. S’entêterait-il à poursuivre le processus constitutionnel rejeté par le mouvement populaire, qu’il mènerait le pays vers l’inconnu et sans doute vers le chaos.

Ayant maintenant la haute main sur le devenir politique du pays, il y a fort à parier que le général Gaïd optera pour la solution politique, facilitera, accompagnera, protégera le processus de transition afin d’instaurer un pouvoir politique légitime issu d’une souveraineté populaire réelle et non frelatée. C’est à ce titre-là qu’il pourra se retirer la conscience tranquille du devoir accompli. D’autres scénarios peuvent être imaginés sans Gaïd Salah, à condition de prendre en compte un principe fondamental en politique, celui de la réalité et d’avoir comme seul credo l’intérêt et l’avenir du pays.