On veut parler ici de héros au sens héroïque du terme et non comme personnage principal d’une œuvre de fiction. S’il y a bien un lieu où l’on peut s’attendre à trouver des héros à ce premier sens ou sens fort, ce sont les romans ou les films de guerre, où naturellement il y a aussi toute sorte d’autres personnages qui sans être forcément des lâches ni des traîtres sont des créatures ordinaires, banalement et normalement apeurées lorsque leur vie est menacée. Et l’on sait que ces attitudes contrastées, héroïques ou pas, sont caractéristiques des temps de guerre, quelles que soient les idéalisations voire les falsifications qui apparaissent plus tard, lorsque la mémoire et l’oubli se mélangent pour recomposer l’histoire.
Ces réflexions sur l’héroïsme viennent à l’esprit à l’occasion du très récent film (juillet 2017) du réalisateur anglais Christopher Nolan, Dunkerque, en version originale Dunkirk. C’est une œuvre très remarquable qui plonge le spectateur au cœur d’événements historiques connus, quoique recouverts voire éclipsés par beaucoup d’autres, du fait qu’ils ont eu lieu dès le début de la deuxième guerre mondiale et n’ont guère duré qu’une quinzaine de jours, du 21 mai au 4 juin 1940.
Le film de Christopher Nolan s’en tient strictement à cette période et se déroule entièrement sur mer entre la côte française où se situe Dunkerque et la côte anglaise qui lui fait face. Dans cet espace et pendant ce temps qu’on peut dire réduits, l’intensité des événements et des émotions est considérable, c’est l’histoire de l’évacuation par mer des troupes anglaises qui se sont trouvées coincées à Dunkerque avec une partie de l’armée française, et qui ont tenté à toute force de rejoindre l’Angleterre, en dépit des bombardements intensifs de l’armée allemande.
Sur terre, l’armée française s’est efforcée de résister aussi longtemps que possible à la poussée des nazis pour laisser aux soldats anglais le temps de s’embarquer, mais il n’y avait que très peu de bateaux à leur disposition, et la plupart d’entre eux ont très vite été détruits. Très peu aussi de ces bateaux appelés destroyers qui auraient pu les protéger des torpilles allemandes. Et dans les airs, pour abattre le plus possible des redoutables Heinkell ou bombardiers allemands, un nombre infime (finalement réduit à un seul) de ces Spitfires qui ont fait la gloire de l’aviation anglaise (et dont on entend l’éloge dans le film).
Il y a forcément une ambiguïté dans l’appréciation que l’on est amené à porter sur cet événement. Car si l’opération d’évacuation peut être considérée comme réussie, ayant permis le rapatriement en Angleterre de plus de 330.OOO soldats, les pertes n’en ont pas moins été considérables, comme l’attestent les innombrables corps de jeunes soldats qu’on voit flotter dans les eaux de la Mer du Nord (ou ramenés sur la côte de Dunkerque à chaque marée montante) ; sans parler du fait que comme l’a dit Churchill, ce n’est pas avec des évacuations qu’on peut gagner la guerre. Globalement et en toute lucidité, les Alliés ont dû reconnaître que la bataille de Dunkerque était pour eux un échec, au profit des Allemands.
Cependant, échec ou succès, on sait bien que les actes d’héroïsme n’ont rien à voir avec cette échéance finale, et qu’ils peuvent être tout aussi nombreux, sinon davantage, dans des situations où il n’y a pas à se glorifier d’une victoire. La conscience populaire ne s’y trompe pas, et sait reconnaître le courage quoi qu’il en soit. Alors que les jeunes soldats anglais rescapés de cette apocalypse, lorsqu’ils se retrouvent dans leur pays, ont affreusement honte et redoutent le mépris de leurs concitoyens, ceux-ci au contraire les accueillent avec gratitude et avec joie.
L’évacuation de Dunkerque telle qu’elle nous est montrée par Nolan ne se veut pas un chant de gloire en hommage à ceux qui y ont participé. Les mots gloire, hommage, héros, ne sont jamais ceux qui sont suggérés par le film alors que pendant toute sa durée, on ne cesse d’être saisi par les actes de courage auxquels on assiste, abnégation, sens du devoir et du sacrifice, oubli volontaire du risque de mort omniprésent. Alors comment comprendre un tel paradoxe, qui donne au film son ton si particulier ?
Sans doute vient-il de l’absolu naturel de ces hommes dans leurs actions, de l’absence totale de pose, d’aspiration à la grandeur, à ce qu’on appelle le dépassement de soi. Ils agissent en fonction d’évidences, de convictions implicites, et le réalisateur se garde par dessus tout d’adopter une attitude qui consisterait à dire au lecteur : « Voyez comme ces hommes sont courageux, n’est-ce pas magnifique, et comme nous devons les admirer ! » Dieu sait pourtant si le film en donne l’occasion, mais son but n’est pas de nous inciter à l’exaltation.
On se rend compte après coup, alors qu’on est encore dans l’émotion de ce qu’on a vu, que pas un instant Nolan n’a enfermé sa représentation dans un cadre qui paraîtrait s’imposer et qui serait celui de l’héroïsme, pour en revenir à ce mot. Oui, certainement, de nombre de ces hommes on pourrait dire qu’ils ont été héroïques, mais le sentiment dominant est qu’il vaut mieux se passer de ce mot car il ressemble trop à une étiquette, et ce serait le mot par lequel on se débarrasse de la tendresse humaine (pour de si jeunes gens, des enfants ou presque) au profit d’une grandiloquence obligée.
Nous reviennent alors en mémoire des propos très troublants écrits dans cet autre grand récit de guerre qu’est L’opium et le bâton de Mouloud Mammeri, son roman magistral de 1965 consacré à la guerre d’Algérie. Car dans ce livre et d’une manière très soulignée par l’auteur, on trouve le même paradoxe qui fait que d’une part nous y voyons vivre des personnages de maquisards comme Akli ou Ali, qui ont sacrifié sans réserve leur vie à leur cause, mais que d’autre part, chez le partisan le plus intelligent de cette même cause, Bachir, nous nous heurtons à un refus de la notion d’héroïsme, et ce jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort de ceux qui auraient pu être désignés comme des héros.
Cette désignation est sentie par Bachir, comprenez par Mammeri lui-même, comme un moyen de se débarrasser d’eux, en leur accordant des honneurs dont ils n’ont jamais eu que faire et moins que jamais désormais. Incroyable lucidité de Mammeri qui trois ans à peine après la fin de la guerre, sait déjà de quel oubli le mot héros est le nom, oubli paradoxal au nom d’une mémoire proclamée, culte factice prenant la place d’une véritable fidélité.
Denise Brahimi