Nul ne saurait nier qu’Ibn Rushd, tout à la fois docteur de la loi et philosophe, jouit chez les spécialistes et des intellectuels d’une renommée à laquelle peu de savants peuvent prétendre parmi les grands esprits de l’islam à la notable exception d’Ibn Sînâ, d’al-Ghazâlî ou d’Ibn Khaldûn.
A n’en pas douter, Ibn Rushd appartient à cette élite transcendante qui a su joindre à la possession des sciences arabes traditionnelles les lumières des sciences dites «allogènes», celles qui n’ont pas surgi dans un sol spécifiquement arabe, comme la logique formelle, la médecine et la philosophie. Le monde arabo-musulman n’a pris connaissance de ces sciences qu’à travers les traductions dont les auteurs furent souvent des chrétiens nestoriens tels Hunayn ibn Ishâq, son fils Ishâq ibn Hunayn et Abû Bishr Matta qui furent les ténors des traductions faites au sein de la «Maison de la Sagesse» sur l’ordre d’Al-Ma’mûn ibn Harûn al-Rashîd (813-833), alors calife en exercice. De nombreux ouvrages furent traduits en arabe, parmi lesquels il convient de citer les travaux d’Hippocrate et de Galien, les génies de la médecine antique, Platon et Aristote les maîtres de la sagesse philosophique et des sciences logiques. Ces ouvrages devaient jouer un rôle majeur dans la cristallisation de la pensée et de la science arabo-musulmane naissante.
Il importe de signaler que le mouvement scientifique et philosophique d’expression arabe a retenu un certain nombre de questions jugées dignes d’étude : La question du Coran créé ou incréé (qui a suscité de violentes controverses), celle de l’éternité du monde, de la résurrection, de la prédestination et de la liberté humaine, le problème de la connaissance, et celui qui est l’objet de notre étude, le problème des rapports de la Loi et de la philosophie. Il se trouve que l’andalou Ibn Rushd est le seul philosophe à avoir consacré à cette question un traité concis, mais d’une densité intellectuelle indéniable. Ce «Traité décisif» est l’une des tentatives les plus pertinentes visant à résoudre une question complexe qui a retenu l’attention de nombre de philosophes plus tard, notamment Spinoza, Malebranche et Leibniz. A lire ce traité, on prend conscience qu’il est le fruit d’un remarquable effort scientifique visant à déterminer la nature exacte des rapports existant entre la Loi, la philosophie et les sciences logiques. Avant de pénétrer dans les arcanes de ce court traité, il n’est pas inutile, pensons-nous, de rappeler les circonstances historiques dans lesquelles s’est inscrite la réflexion de notre philosophe, attendu que les philosophes ne sont pas des «esprits purs», mais qu’ils réfléchissent en fonction de leur époque dans des conditions spatio-temporelles données et qu’ils s’expriment dans des langues particulières qui impriment à leur réflexion des tours singuliers. Issu d’une famille de savants théologiens, spécialistes en droit malékite et ayant exercé les plus hautes fonctions juridiques dans une Espagne islamique, Ibn Rushd le petit fils comme on l’appelle pour le distinguer de son grand-père, savant et juge continue la tradition familiale et se spécialise lui aussi dans les sciences juridiques traditionnelles et en droit canon. Il se signalera à l’attention des docteurs de la loi en signant un ouvrage important «Bidâyat al-Mudjtahid». Il n’en reste pas là et fidèle à une tradition grecque conservée jusqu’au XIXe siècle par les Arabes, il entame sous la férule de Abû Marwân ibn Jûrbûl al-Balansî des études de médecine en même temps qu’il s’initie aux sciences philosophiques sous le patronage de son aîné et ami Ibn Tûfayl, l’auteur du fameux «Hayy ibn Yaqdhan». Ibn al-‘Abbâr rapporte qu’Ibn Rushd préférait le droit canon et la jurisprudence à la science des traditions et des ‘Akhbâr. Poursuivant sa formation, Ibn Rushd s’initie à la théologie (‘Ilm al-Kalâm), sait par cœur l’ouvrage majeur de l’imâm Malik, le «Muwatta’», si bien qu’on a dit de lui qu’on ne saurait dans toute l’Andalousie quelqu’un qui «le surpassât en science, en perfection et en mérite». Après cette période de formation, Ibn Rushd entama sa carrière de jurisconsulte en 1169, à Séville. Deux ans plus tard, il fut nommé peu après juge suprême de Cordoue. C’est au cours de cette période que le calife Abû Yaqûb Youssouf lui confia la tâche de commenter les œuvres d’Aristote, décision qui aura une répercussion considérable sur le mouvement philosophique en Europe. On raconte qu’Ibn Rushd était extrêmement modeste et facile d’accès. Ibn al-’Abbâr dit que ce penseur d’exception «se prit de passion pour les sciences des Anciens où nul ne put lui disputer la prééminence». L’imâm al-Dhahabî, dans ses «Siyar al-Nubalâ’» note pour sa part que «Ibn Rushd était transcendant dans les sciences des principes (Ûsûl) et comptait parmi les plus grands savants» ; ajoutons qu’Ibn Rushd brillait dans la science des controverses et des différends juridiques, il s’agit là d’une science abstruse et complexe et à n’en pas douter le meilleur témoin qu’on puisse invoquer à ce sujet n’est autre que le grand adversaire d’Ibn Rushd, l’imâm al-Ghazâlî qui écrit dans son «Munqîd» : «La diversité des adhésions confessionnelles et religieuses, les différences existant entre les écoles fondées par les imams avec de surcroît une prolifération des sectes et des factions, toutes divergeant dans leurs propos et leurs méthodes, est un profond océan où la plupart ont sombré ; peu nombreux furent ceux qui ont réussi à en réchapper»
Une excommunication injuste
La grande épreuve que devait subir Ibn Rushd et à laquelle il ne s’attendait pas fut celle de l’excommunication. Il était, ne l’oublions pas, l’un des protégés du calife et son médecin personnel. C’est dire la confiance dont le philosophe était investi. Ibn Rushd dut ressentir amèrement une conduite qu’il devait nécessairement interpréter comme un «lâchage» ou une trahison, une capitulation du pouvoir devant la caste des théologiens, engeance d’exaltés et de fanatiques. Et les échos de cette accusation d’impiété, seule raison d’une excommunication injuste, devaient retentir durant tout le Moyen âge. Les penseurs chrétiens médiévaux ont fourni à la légende de l’impie Averroès des aliments de poids, cette légende qui représentait un Averroès incrédule, méprisant la religion, foulant aux pieds la tradition, l’Averroès négateur des miracles, le philosophe qui a jeté sur les prophètes l’infâme épithète de l’imposture et de la superstition. S. Munk, l’un des spécialistes d’Averroès, n’écrit-il pas : «Malgré ses opinions philosophiques si peu d’accord avec les croyances religieuses, Ibn Roschd tenait à passer pour un bon musulman». Qu’est-ce donc qui a poussé les penseurs occidentaux du Moyen âge à affubler Ibn Rushd du masque de l’impie, de l’incroyant qui a longtemps camouflé son impiété sous les apparences d’un croyant modèle et vertueux dans l’espoir du duper la masse et même les savants ? L’admiration que professait Ibn Rushd pour Aristote a certainement accrédité le sentiment qu’il partageait les thèses du Stagirite et qu’il les approuvait. L’influence d’Aristote aurait conduit Ibn Rushd, pense-t-on, à embrasser le système aristotélicien, à parler, comme son maître, de l’éternité du monde, à nier la résurrection et l’omniscience divine. Pour ces raisons, en l’an 1195, la persécution s’abattit sur Ibn Rushd. Il fut dépouillé de tous ses titres et dignités. Le calife a ordonné que les livres du philosophe fussent livrés aux flammes, et l’on dépêcha dans les provinces des messagers pour proclamer l’impiété d’Averroès. Les poètes, mus par un appétit mercenaire, s’emparèrent du sujet et louèrent la sagesse de l’émir d’avoir su prévenir le péril et réclamèrent la mort pour l’impie Ibn Rushd. S’adressant à l’émir, voilà ce que dit l’un de ces versificateurs :
«Tu as su préserver la religion d’Allah en frappant une secte
Qui, par sa logique, nous préparait des malheurs certains !
Ces philosophes ont allumé en cette religion les feux d’une discorde :
Flammes de l’égarement qui pouvaient consumer les dogmes !
Le bourreau brûlait de les passer au fil de l’épée,
Mais le séjour dans l’infamie est pour eux plus mortel.»
Débats et controverses
Au fond, ces accusations d’impiété qui collent à la peau d’Ibn Rushd sont-elles vraisemblables ? Ont-elles un fondement ou en sont-elles dénuées ? La réponse se trouve à la fois dans les écrits et dans les mœurs d’Ibn Rushd. Il faut bien avouer que cette question n’a cessé de susciter débats et controverses et que les orientalistes sont profondément divisés. Ainsi Renan estime qu’Ibn Rushd n’est rien autre chose qu’un libre penseur, suivi en cela par Léon Gauthier qui juge que la doctrine d’Ibn Rushd est un «rationalisme sans réserves». Cependant Max Horten, Mehren et Asin Palacios font les plus expresses réserves sur les thèses de Gauthier et considèrent qu’Ibn Rushd n’est pas un rationaliste. Le premier en fait à l’instar de tous les philosophes musulmans «un apologiste de l’islam», le second considère que la philosophie chez les musulmans n’est qu’un «moyen d’expliquer le Coran» et le troisième estime qu’Ibn Rushd est l’adversaire le «plus irréductible» du rationalisme prétendument averroïste. Ici nous ne pouvons manquer de nous poser une question : est-il sensé, raisonnable que ce jurisconsulte éminent et vertueux, qui consacra toute sa vie à l’étude, qui a écrit l’un des plus imposants traités de droit malékite, soit l’un des doctrinaires de l’impiété ? Peut-on raisonnablement admettre que ce savant puisse être ainsi excommunié, qu’il soit chassé de la grande mosquée de Cordoue, interdit de rendre à Dieu le culte dû par un ramas de dévoyés fanatisés dans une Andalousie qui se plaisait à donner d’elle-même l’image de la civilisation, de la tolérance et qui prétendait se conformer au propos du Prophète : «Les savants sont les héritiers des prophètes» ? Considérons pour comprendre les circonstances qui ont poussé Ibn Rushd à rédiger ces pages et à traiter cette question à laquelle, comme nous l’avons précisé, aucun autre philosophe n’a consacré de traité ad hoc. Au début de son traité, le philosophe de Cordoue précise son propos : «Le but de cet essai est d’examiner du point de vue de la spéculation religieuse si l’étude de la philosophie et des sciences logiques est permis par la Loi ou interdit, s’il est ordonné du point de vue de la recommandation ou de celui de l’obligation» Et dans la mesure où philosopher signifie l’examen des êtres et la spéculation sur la création et tout ce qui existe, la loi religieuse, à n’en pas douter, en fait une obligation ou une recommandation. Ce qui l’atteste ce sont les nombreux versets coraniques qui le spécifient expressément : «Ceux qui ne raisonnent pas encourent Son courroux» (Jonas, 100) ; «N’ont-ils pas considéré le royaume des cieux et de la terre et tout ce que Dieu a créé» (Al’A’arâf, 185) ; «Tirez-en une leçon, ô vous qui êtes doués d’intelligence» (Le rassemblement, 2)
Cette spéculation revient à tirer l’inconnu du connu et cette opération se réalise par l’usage tant du syllogisme démonstratif que du raisonnement analogique. Par voie de conséquence, pour déférer aux commandements de la Loi religieuse, il est nécessaire de consulter les ouvrages de logique formelle, de s’appliquer à raisonner démonstrativement à l’instar du jurisconsulte ou du docteur de la loi qui s’appuie sur le raisonnement analogique (Qiyâs) dans l’élaboration de ses arrêts juridiques (fatwas). Bien mieux, le théosophe sera à plus forte raison légitimé à en «inférer l’obligation de connaître le syllogisme rationnel» selon les propres mots du philosophe et docteur de la loi de Cordoue.
Si, d’aventure, on objectait que l’usage du raisonnement démonstratif est de nature à conduire à l’impiété et à l’incroyance, qu’en tout état de cause, acclimater en terres d’islam la logique d’Aristote n’est rien d’autre qu’une innovation blamâble» (bid’a), que ce qui le montre assez c’est qu’une telle «science» n’existait pas chez les premiers musulmans, la réponse d’Ibn Rushd à ce genre d’argument ne manque pas de pertinence. En effet, le philosophe de Cordoue objecte que les premières générations de musulmans (les Compagnons et les Suivants) n’ont pas davantage connu le syllogisme analogique largement en usage parmi les docteurs de la loi, et pourtant nul ne songe à jeter l’opprobre de la «bid’a» sur ce syllogisme.
Examen rationnel des choses et de l’univers
Par un autre côté, si on soutient qu’il est nécessaire de proscrire l’usage de la logique formelle au motif que son fondateur était un grec païen qui n’aurait pas manqué d’infester de paganisme ses travaux, Ibn Rushd est frappé par la faiblesse de cet argument. Il n’est pas raisonnable de se charger de fonder à nouveau toute une science ou un art, la logique, qui a le mérite d’exister, surtout que l’usage de cette science ou de cet art n’est en rien nuisible ou néfaste. Nous devons nous reporter aux livres des Anciens «qu’ils soient de notre foi ou qu’ils n’en soient pas», car après tout la logique, comme le dit son auteur, n’est qu’un «instrument» (organon) et «l’instrument par lequel est valide la purification rend valide la purification à laquelle il sert, sans qu’on ait à examiner si cet instrument appartient ou non à un de nos coreligionnaires, il suffit qu’il remplisse les conditions de validité». Pour mieux vulgariser cette idée, que l’on songe à l’instrument contondant qui sert à égorger le mouton de l’Aïd, que cet instrument contondant soit fabriqué par des non musulmans ne rend pas l’acte illicite du point de vue de la Loi. Il en est ainsi de la logique. Et si, croit bon de préciser Ibn Rushd, dans cette logique «tout est exact, nous l’accepterons ; s’il s’y trouve quelque chose d’inexact, nous le signalerons». Autrement dit, Ibn Rushd, contrairement à ceux qui veulent en faire un Aristoteles redivivus (Aristote ressuscité), n’accepte le legs logique que sous bénéfice d’inventaire. Il est tout à fait remarquable qu’Ibn Rushd traite cette question des rapports de la Loi et de la Sagesse philosophique en docteur de la loi. En effet, il l’examine et la passe au crible des «Cinq Ahkâm» (qualifications légales). Ce sont les critères que retiennent les jurisconsultes de l’islam pour déterminer la nature de l’acte. Est-il obligatoire, méritoire, désirable, détestable, illicite ? Or, Ibn Rushd établit, dès le début de son traité, le caractère obligatoire de l’examen rationnel des choses et de l’univers. Puisqu’il en est ainsi, il en tire la conclusion légitime qu’interdire une telle spéculation est blasphématoire du point de vue de la loi religieuse elle-même : «Il est désormais tout à fait clair que l’étude des livres des Anciens est obligatoire du point de vue de la Loi religieuse, puisque leur dessein dans leurs livres n’est rien autre chose ce que à quoi vise la Loi religieuse elle-même. Quiconque interdit ce genre de spéculation à ceux qui en sont capables, ceux-là mêmes en qui se trouvent réunies d’une part l’intelligence innée, l’orthodoxie religieuse et une moralité supérieure, celui-là ferme la porte par laquelle la loi divine les appelle à la connaissance véritable de Dieu. C’est là le comble de l’égarement et de l’éloignement de Dieu.» Il donne un exemple pour rendre encore plus explicite son propos : «Celui qui interdit les livres de philosophie à ceux qui sont capables de les entendre, à cause de ce que certains hommes vils sont tombés dans l’erreur pour les avoir étudiés, ressemble à celui qui interdirait à toute personne altérée de boire de l’eau fraîche le condamnant à une mort certaine sous le prétexte que certains, ayant avalé de travers, en sont morts». On assiste là à une sorte de renversement tout à fait remarquable. Ce n’est plus le philosophe qui est suspect d’infidélité et d’égarement, mais ceux qui en apparence font proclamation de fidéisme qui sont les plus proches de tomber dans l’égarement. Le littéralisme et la forclusion de l’esprit conduisent plus sûrement à l’impiété que la fréquentation des livres des philosophes. Et Ibn Rushd a beau jeu dans ces conditions de renouveler son credo. La loi et la philosophie ne sont pas opposées, puisque Dieu lui-même dans son Livre dit : «Produisez votre preuve démonstrative (Bûrhân) si vous dites vrai». Toute assertion est donc soumise au régime de la démonstration. Pourtant ses adversaires ne désarment pas. Que faire si l’opposition entre le donné révélé et les lois de la raison s’avérait irréductible ? Ne serait-on pas contraint de préférer à la sagesse philosophique la Loi et aux résultats de la démonstration les données de la révélation ? En réalité, ce genre d’argument n’ébranle en rien le credo d’Ibn Rushd. Car ce genre d’opposition ne saurait être que superficiel. Le secret de l’accord intime de la Loi et de la raison gît dans l’art herméneutique. S’il en est ainsi, il faut se demander quels sont les fondements qui en autorisent l’usage du point de vue de la Loi.
L’interprétation est permise…
Là encore, Ibn Rushd ne s’écarte pas du Coran. Il songe sans aucun doute au verset : «Il est le Premier et le Dernier, il est l’Apparent et le Caché». On voit d’ores et déjà que Dieu, dans le Coran, ménage une dimension ésotérique. Tout dans le Coran ne doit pas être pris à la lettre de l’avis unanime du reste des savants et des docteurs de la loi eux-mêmes. En outre, l’interprétation est permise par le verset 7 de la sourate III. Or, prendre les versets du Coran à la lettre peut conduire à des contradictions et des oppositions de sens. Les savants exégètes ont averti contre pareilles imputations : le grammairien et exégète al-Zamakhsharî, auteur du fameux «Al-Khashâf», a attiré l’attention sur le fait qu’il ne faut pas expliquer les versets des différentes sourates de manière à ce que certains en contredisent d’autres. Si cela est exact, on voit bien qu’Ibn Rushd ne se contente pas de recourir à l’avis de savants exégètes, mais qu’il en appelle au Livre d’Allah lui-même pour se garantir des critiques. Il se trouve que le verset 7 de la sourate III oppose les versets clairs aux versets équivoques. Ce verset précise que les seuls à connaître les sens des versets équivoques sont Dieu et les savants. La légitimité de l’interprétation, puisque le verset emploie le mot «Ta’wîl», se voit unanimement reconnue aux savants après Dieu. Cela a pour signification de tenir éloignée la foule et la masse des musulmans de ce genre de spéculation interprétative. L’interprétation des sens des versets coraniques est affaire exclusivement de savants versés dans la science du Coran. Ibn Rushd enfin s’autorise d’une formule de l’imâm ‘Alî : «Entretenez les gens de ce qu’ils peuvent entendre, voudriez-vous donc que Dieu et son Prophète soient démentis ?». Qu’est-ce que donc que cette interprétation dont nous parle Ibn Rushd et dont il se fait l’avocat ? Il la définit lui-même : «Interpréter veut dire faire passer la signification d’une expression du sens propre au sens figuré, sans déroger à l’usage de la langue des Arabes, en donnant métaphoriquement à une chose le nom d’une chose semblable ou de sa cause, ou de sa conséquence, ou d’une chose concomitante ou (en usant d’une) autre métaphore couramment indiquée par les figures de langage». Cette manière de faire est, juge-t-il bon de préciser, est chose courante chez le jurisconsulte et le docteur de la loi. Pourquoi dès lors, se récrie-t-on lorsque le philosophe en fait usage ? Or, l’interprétation est le seul procédé qui permette de dissiper les contradictions, de surmonter les paradoxes et de lever les ambiguïtés et les doutes.
Nul n’ignore en Islam que le fameux problème de la prédestination et du décret divin (al qada wa al qadar) (et toutes les controverses que cette question a suscitées) a pour origine l’existence de versets qui semblent s’opposer, les uns semblant soutenir la thèse de la prédestination et du décret divin et les autres inclinant vers le franc-arbitre de l’homme et pariant sur son liberté. Parmi les premiers: «Dieu a mis un sceau sur leurs cœurs et leurs oreilles et ils encourent un châtiment immense» (II, 7) ; «Quant à celui contre qui se réalisera la sentence du tourment, sauveras-tu celui qui se trouvera dans le feu ?» (XXXIX, 19) ; «Mon conseil vous serait inutile si je voulais vous le donner et que Dieu veuille vous égarer» (XI, 34). En revanche, parmi les seconds versets, citons : «Nous l’avons dirigé sur le droit chemin, qu’il soit reconnaissant ou qu’il soit ingrat» (LXXVI, 3) ; «Quiconque veut croire, qu’il croie ; quiconque veut mécroire, qu’il mécroie» (XVIII, 29) ; «Ne lui avons-nous pas montré les deux voies !» (XC, 10)
Mais après tout, pourrait-on objecter, pourquoi donc le discours de Dieu ne serait-il pas clair, dépourvu de toute équivoque et de toute dimension ésotérique ? Ce qui en est cause, selon Ibn Rushd, c’est le fait de la disparité des esprits dans l’assentiment. Certains hommes «donnent leur assentiment à la démonstration» mais d’autres se laissent volontiers persuader par les arguments dialectiques là où certains autres assentent à l’argumentation oratoire. Il faut convenir que la loi musulmane est faite pour s’adresser aux trois classes ainsi définies par Ibn Rushd. «Appelle les hommes dans la voie de son Seigneur par la sagesse et la belle exhortation et dialogue avec eux de la meilleure manière» (XVI, 125). Ibn Rushd ne déroge pas ici au principe selon lequel on ne recourt au ta’wîl qu’en cas de nécessité. Or, l’interprétation est en l’occurrence nécessaire puisqu’elle permet de dissiper les contradictions apparentes de certains versets coraniques.
Par : Omar Merzoug Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne)